Au cœur du communisme thorézien, par Stéphane Courtois

Maurice Thorez, Journal (1952-1964), Fayard éd. 788 p., 34 euros

Bonne nouvelle pour les historiens du Parti communiste français. A l’occasion du centenaire du parti, des historiens de la mouvance communiste viennent d’éditer un fort ouvrage de 780 pages intitulé Journal 1952-1964 (Fayard) qui publie, grâce à l’autorisation de la famille, les carnets personnels de Maurice Thorez conservés aux Archives nationales. Ces notes, prises au jour le jour par l’inamovible secrétaire général du PCF de 1930 à sa mort en 1964, ne sont pas à proprement parler un Journal mais plutôt un agenda bien fourni qui éclaire remarquablement le fonctionnement du cœur de la direction communiste, en particulier grâce à un index onomastique. L’ouvrage peut se lire à différents niveaux – personnel, familial, intellectuel et artistique – du fonctionnement interne, de la politique nationale, des relations internationales.

Sur le plan personnel, on comprend que Thorez est resté affaibli de l’AVC qui en octobre 1950 l’a laissé hémiplégique et l’a contraint, sur ordre de Staline, à aller se faire soigner en URSS d’où il est rentré peu après la mort du maitre du Kremlin. Néanmoins, avec une grande volonté, il se rééduque progressivement tant à la marche qu’à l’écriture. Parallèlement il a repris une intense vie de famille, suivant de près les études de ses enfants et partant avec plaisir en camping ou en excursion avec eux.

Le rôle de sa femme Jeannette Vermeersch apparaît fortement souligné, tant pour les relations familiales que pour l’aide pratique qu’elle lui apporte pour l’organisation de la vie quotidienne d’un homme très occupé, et pour le relais politique qu’elle lui fournit à travers la préparation de rapports, de discours, de meetings etc.

On y a confirmation que Thorez se cultivait systématiquement, par exemple à travers son apprentissage du latin avec l’aide de l’agrégé communiste Georges Cogniot. Il était aussi un grand lecteur mais se contentait pour l’essentiel des publications des éditions communistes, loin des principaux écrivains de son temps. Ainsi Albert Camus n’est jamais cité. Et son horizon théorique était strictement limité à Marx, Engels, Lénine et Staline.

Thorez partageait sa vie entre la grande propriété que le PCF avait mise à sa disposition à Bazainville près de Dreux, où il vivait presque seul, servi par un couple de militants, son fief politique d’Ivry-sur-Seine où vivait Jeannette, et les Escarasses, une petite propriété mise à sa disposition au Cannet, au dessus de Cannes, entre Mougins et Vallauris. Il vivait donc une partie de l’année sur la Côte d’Azur où il rencontrait fréquemment Picasso et Pignon qui travaillaient alors sur les céramiques de l’atelier Madoura. L’y rejoignaient souvent le couple Aragon et nombre d’intellectuels et de militants de passage.

L’aspect le plus intéressant de l’ouvrage concerne ce qu’Annie Kriegel avait nommé « la contre-société communiste », une sorte de bulle hermétique, n’offrant aucune ouverture sur le monde extérieur, où se mouvait dans les années 1950-1960 l’appareil communiste français. Durant ces douze années, Thorez ne fréquenta quasiment que des communistes. D’une part les autres membres de la direction — Duclos, Frachon, Cogniot, Billoux, Fajon, Garaudy, Waldeck Rochet et Servin et Casanova (du moins avant qu’ils ne soient purgés), puis Plissonnier et Marchais — qui lui font remonter tous les rapports. Mais cette contre société était aussi internationale ; non seulement Thorez rencontrait très souvent l’ambassadeur d’URSS en France, Serge Vinogradov, mais chaque année il partait en famille profiter de vacances en URSS, la plupart du temps en Crimée, à proximité immédiate des datchas des dirigeants soviétiques — Khrouchtchev, Mikoïan, Molotov, Gromyko et autres — qu’il fréquentait assidument ; mais aussi à Moscou où il croisait en toute discrétion les dirigeants du mouvement communiste international — Togliatti, Ponomarev, Ibarruri, Enver Hodja, des dirigeants nord-vietnamiens et des « démocraties populaires » —, sans oublier son fidèle garde du corps Vladimir Jaronov.

Le plus étonnant dans cette immense galerie de portraits du monde communiste français et international est le couple Nadia Léger-Georges Bauquier. D’origine ukrainienne, arrivée en France en 1925 et élève de Fernand Léger, Nadia Kodossievitch était communiste et avait épousé le peintre en 1952, trois ans avant sa mort. Devenue soudain richissime, remariée avec le communiste Georges Bauquier et grande amie de Fourtseva, la ministre de la Culture soviétique, elle s’introduisit par l’intermédiaire d’Aragon et Elsa, dans l’intimité des Thorez — parents et enfants — dont elle devint une sorte de mentor lors de leurs séjours au Cannet. Au point de leur donner un terrain à Callian, magnifique village au dessus de Cannes, où Thorez prévoyait de faire construire une maison. C’est d’ailleurs de Callian qu’il partit s’embarquer le 6 juillet 1964 à Marseille sur le « Litva » pour l’URSS. Son dernier voyage.

Cette chronique est trop courte pour rendre compte de la richesse de ce document, sans doute le plus important pour l’histoire du PCF depuis l’ouverture des archives de Moscou, même si, bien entendu, il est plein de non-dits et de dénis. On n’en est que plus désireux de connaître ce « Journal » des années 1930 et 1940 … toujours fermées.

Stéphane Courtois

11 Mar 2021


[Compte-Rendu] Mes Années Chinoises, Anette Wieviorka – par Pierre Rigoulot (Stock 2021, 260 p., 20 €)

Malgré le titre de la collection où vient s’insérer ce volume, « Puissance des femmes », le portrait qui ressort d’Annette Wieviorka frappe d’abord par sa fragilité, par ses nuances, ses réserves, et même – plusieurs fois elle les mentionne – par ses aveux d’impuissance. Une explication ou un souvenir peuvent manquer, et elle le dit avec simplicité, ce qui nous mène à l’un des fils qui permettent de lire ces Mémoires chinoises : le doute, les inquiétudes, les demandes, mais aussi l’originalité, la richesse des expériences, la forte dimension affective d’un individu comme l’auteur, s’opposent à un régime politique qui se veut tout puissant et omniscient, qui non seulement contrôle les êtres mais décide pour eux de ce qui compte et ce qui ne compte pas et même de ce qui est et qui n’est pas.

« Pro-chinoise » , comme on disait alors, Annette Wieviorka part avec son mari et son fils enseigner dans la région de Canton. Quiconque s’intéresse à la Chine et à la « révolution culturelle » suivra avec un grand intérêt le rappel de cette vie quotidienne. Quelques uns des lecteurs qui ont partagé ses illusions politiques pourront constater très précisément, très concrètement, combien ils s’étaient alors aveuglés.

Mais ces « années chinoises » sont d’abord les siennes et elle ne les rapporte pas seulement à l’aune de ses idées politiques d’hier et d’aujourd’hui. Annette Wieviorka cherche à relier ses réactions et ses choix à d’autres dimensions, plus personnelles. Et nous voilà poussés à nous interroger : le bonheur qu’elle éprouve au travail de la terre et tout simplement à se fondre au sein d’un peuple est-il lié comme elle le suggère à un inachèvement personnel et à l’immigration d’une famille juive de Pologne quelques dizaines d’années auparavant?

Ces années chinoises sont-elles celles du passage d’une fusion révolutionnaire fantasmée à la conscience d’une identité (notamment) française? La question mérite d’être posée au moins pour comprendre l’épaisseur des motivations de nos actes, la multiplicité des facteurs qui président à nos décisions – bien loin du gommage de l’individualité à laquelle se livre, sans y parvenir heureusement, le totalitarisme, qu’il soit chinois ou non.Il convient de ne pas aller plus loin. Un des charmes de ces mémoires est justement de ne pas nous entraîner dans le détail d’une personnalité aussi attachante soit-elle, mais de s’en tenir à une démarche ouverte et modeste à la fois. Le tout politique est pour elle une arme de propagande et une marque d’illusion. Il mène à une impasse. Annette Wieviorka, en historienne qu’elle est, ne délaisse pas pour autant cette dimension. Elle rejette la « gauche » communiste, qu’elle apparente explicitement à quelque chose comme le fascisme. Là encore, elle n’insiste pas mais le lecteur se demandera éventuellement si cet apparentement relevé n’est pas valable aussi, pour la « droite » communiste, pour Liu Shao Shi comme pour Mao. Il peut aussi se demander quel jugement politique elle porte sur cette Chine enrichie qu’elle revoit une quarantaine d’années après son premier séjour. Ces deux Chines n’ont-elles vraiment rien à voir politiquement l’une avec l’autre?

Annette Wieviorka, en une prose apaisée, ne fait pas seulement, on le voit, retour sur son passé. Elle nous incite à penser à notre avenir collectif. Un petit livre? De grands horizons.

Pierre Rigoulot

8 Mar 2021


La Bibliothèque d’histoire sociale

Né à Kiev en 1895, Boris Lifschitz dit Souvarine est naturalisé français en 1906. Dessinateur d’art et journaliste, il est membre de la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO).

Lors du Congrès de Tours de décembre 1920, il est un des acteurs de la scission au sein de la SFIO aboutissant à la création du futur parti communiste français.

Exclu du parti dès 1924, Boris Souvarine continue néanmoins son activité politique à travers un groupe de réflexion sur le régime stalinien. En 1935 il crée l’Institut d’Histoire Sociale (IHS), filiale française l’Institut International d’Histoire Sociale d’Amsterdam.

Réfugié aux Etats-Unis pendant la seconde guerre mondiale, il y tisse des liens étroits avec des universitaires anti-communistes. A son retour en France en 1947, Souvarine poursuit sa lutte contre le stalinisme, via la participation à des revues et la réorganisation de l’IHS à partir de 1954. Secrétaire général jusqu’en 1976, il restera très proche de l’institut jusqu’à son décès en 1984.

Le fonds de la Bibliothèque d’histoire sociale tire son origine des premiers documents rassemblés par Souvarine dans les années 1920 en Russie, puis en France avec la création de l’Institut d’Histoire Sociale. Confisquée durant la seconde guerre mondiale, la bibliothèque renaît après la Libération conjointement avec l’IHS. Continuellement enrichie depuis, elle constitue un fonds de référence sur le communisme, le socialisme et le syndicalisme, retraçant l’histoire des luttes politiques, syndicales et sociales qui agitent le monde depuis le XIXe siècle.

Les collections de la BHS rassemblent plus de 40 000 ouvrages, plus de 1800 titres de périodiques, des brochures, des archives et des manuscrits légués par des militants et des historiens.
Depuis sa donation au département en 2013, cette bibliothèque contribue à la promotion et la valorisation du patrimoine culturel des Hauts-de-Seine. Conservées aux Archives départementales, elles complètent les archives publiques et privées et sont consultables par un large public.

Les Fonds :

– Communisme

Ouvrages théoriques (Marx, Engels, Lénine…), études marxistes (économie, politique, littérature…), témoignages de dirigeants, mémoires d’exclus, brochures. Œuvres de Boris Souvarine, documentation sur le PCF, sur l’anticommunisme

– Socialisme

Ouvrages théoriques (Saint-Simon, Fourier, Proudhon…), fonds sur la SFIO, le PS, le PSU, le PSA, le NPS, documentation sur le socialisme international (AIT, partis socialistes européens)


– Monde ouvrier, syndicalisme

Histoire du travail et du monde ouvrier, des bourses du travail, documentation sur les grandes centrales ouvrières (CGT, CGTU, CFDT, CFTC, FO), les syndicats de branches professionnelles,
l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire, le syndicalisme international


Autres mouvements de pensée politique :

Anarchisme (ouvrages théoriques, études, brochures…), Mai 68 en France et dans le monde, altermondialisme (ATTAC…), Internationale situationniste, catholicisme social, contributions philosophiques

Fonds complémentaires :

Histoire de France de 1789 à aujourd’hui.

Ressources sur le féminisme, la protection sociale, le monde rural, l’enseignement, les médias, le travail et l’économie.

Etudes sur l’ensemble des pays où se sont propagées la doctrine communiste et l’influence soviétique : l’Afrique (Algérie, Angola…), l’Amérique latine (Cuba, Nicaragua…), l’Asie (Chine, Corée du Nord…), l’Europe occidentale et orientale (RDA, ex-Yougoslavie…)


– Fonds d’archives

Fonds Boris Souvarine, Jacques Le Roy Ladurie, Annie Kriegel, Emile Roche et bien d’autres encore…

L’ensemble de ces archives est librement communicable sous réserve des droits moraux et patrimoniaux des auteurs s’agissant d’œuvres de l’esprit.

La communication des archives renvoie au Code du Patrimoine.

La Souvarine propose une aide personnalisée à la recherche sur place, par mail ou par téléphone et un accès à la presse en libre-service.

La consultation de ses collections se fait uniquement sur place.

Possibilité de photocopies.

L’inscription se fait sur présentation obligatoire d’une pièce d’identité.

Horaires

Le lundi de 13 h à 17 h
Du mardi au jeudi de 9 h à 12 h, de 13 h à 17 h
Le vendredi de 9 h à 12 h

Contact :
Conseil départemental des Hauts-de-Seine
Immeuble « Le Quartz »
Bibliothèque d’histoire sociale La Souvarine
4 avenue Benoît-Frachon
92023 NANTERRE cedex
01 46 14 09 32

(RER Nanterre-Ville)

bibliotheque.souvarine@hauts-de-seine.fr

19 Fév 2021


Éric-Emmanuel Schmitt : La Traversée des Temps, t. I Paradis perdus, Albin-Michel, Paris 2021

Quand j’ai entendu qu’Éric-Emmanuel Schmitt se lançait dans une écriture romanesque de l’Histoire de l’humanité en 8 volumes et 5000 pages, je me suis immédiatement attendu au pire et je ne suis pas déçu par la lecture de l’interview parue dans La Libre Belgique d’aujourd’hui. En gros : nous vivions au paradis du temps où nous étions chasseurs-cueilleurs, égalité homme femme, pas de hiérarchie, chacun savait tout ce qu’il y avait à savoir, abondance, harmonie et bonheur. Avec l’agriculture, sont arrivées la propriété et la spécialisation et avec elles la violence, le vol, la perte d’autonomie, la dégradation de la condition féminine. Maintenant nous prenons conscience de l’impasse où nous nous sommes nous-mêmes menés, mais il est peut-être trop tard car nous sommes à la veille d’un nouveau déluge causé cette fois par l’homme et son orgueil.

Ces inepties à la mode, contredites, entre autres, par les dernières découvertes archéologiques et anthropologiques, renforcent les grandes ignorances et distorsions mentales sur l’évolution, l’histoire, le monde et la nature humaine. Elles évacuent encore et encore les progrès, en accélération rapide, accomplis en matière de bien-être et de qualité de vie selon tous les critères mesurables : pauvreté, faim, maladies, accidents, guerres, autres violences, conditions de travail, libertés réelles, espérance de vie en bonne santé, possibilités culturelles, d’échanges, d’épanouissement personnel et collectif. Et, bien sûr, attendons-nous à un volume où il sera beaucoup question de nazisme et à l’inexistence du communisme !

Les romans de ce type, parfois d’une haute valeur littéraire, se fondent sur une réalité fictive et dès lors renforcent les grandes ignorances, nourrissent la sinistrose, le pessimisme, l’angoisse, démotivent nombre de jeunes, nous affaiblissent face aux menaces et enjeux bien concrets. Ils contribuent indirectement aussi à des décisions politiques débiles comme l’abandon du nucléaire.

Pierre Druez

19 Fév 2021


Norilsk et Lëd, deux polars russes de Caryl Férey – par Florence Grandsenne

J’ai eu l’œil attiré dans Le Monde des livres par la critique de deux nouveaux livres, Norilsk et Lëd (« glace » en russe), écrits par Caryl Férey, un auteur français de romans policiers dont j’ignorais jusqu’alors l’existence. Mais le sujet m’interessait : Norilsk,bien sûr, fait référence à un des centres du Goulag. C’est une ville de Sibérie située à 350 km au nord du Cercle polaire arctique, la ville la plus septentrionale du monde, qui fut construite pour desservir le camp de Norillag, où furent enfermés des centaines de milliers de déportés. Nous avons sur ce camp le témoignage de Jacques Rossi qui y a passé de nombreuses années.

La ville et le camp ont été créés en 1935 à la suite de la découverte en 1920 de ressources très importantes de nickel. Les détenus, comme les mineurs actuels, exploitaient les mines de nickel mais aussi de cuivre, de platine, de cobalt et de charbon. D’autres étaient chargés de construire la ville de Norilsk, une belle ville dont Staline voulait faire la Léningrad du Grand Nord. Bien sûr, les conditions de travail et de vie étaient terribles car l’hiver y dure 9 mois par an et les températures peuvent descendre jusqu’à moins 60. Des milliers de zeks y perdirent la vie.

Norilsk est connu aussi pour le soulèvement des détenus quelques mois après la mort de Staline, en 1953. Ce fut la révolte la plus longue – du   26 mai au 4 août – et la plus importante de l’histoire du Goulag. Elle fut menée principalement par des « politiques », surtout des Baltes et des Polonais. La répression fut violente : une centaine (ou 200 ?) de détenus furent fusillés. Peut-être beaucoup plus.

En 1956, le camp fut supprimé, mais la ville continua de se développer du fait d’une politique de hauts salaires mise en place pour attirer la main d’œuvre. Un combinat continua l’exploitation des ressources minières. A la chute du communisme, il fut racheté par un oligarque et devint entreprise privée sous le nom de Norilsk Nickel. Actuellement, c’est la premiere entreprise mondiale produisant du nickel et des platinoïdes. Etant donné les conditions climatiques, et malgré les salaires plus hauts que dans le reste du pays, la ville se dépeuple progressivement. Elle compte encore actuellement 176 000 habitants.

Norilsk a un statut de ville fermée. Personne ne peut y aller sans une autorisation du FSB que Caryl Ferey, envoyé à Norilsk par sa maison d’édition, a obtenue. Il s’y rendit à contrecoeur et finalement fut emballé par l’expérience, qui ne dura que quelques jours. Dans le petit ouvrage, Norilsk, il raconte ce séjour et les rencontres qu’il fit dans cette ville. Ce qui lui donna l’idée d’écrire un roman policier en utilisant comme personnages les amis qu’il s’était faits là-bas.

Je ne porterai pas de jugement sur le roman policier en tant que tel. Mais ce qui m’intéressait était de voir ce qu’était devenue une ville du Goulag. Si le centre, composé d’immeubles d’architecture stalinienne, tient le coup, les immeubles autour ont été construits sur le permafrost et le lent dégel de celui-ci entraine l’affaissement de nombreux édifices. L’envol du toit d’un immeuble est d‘ailleurs le point de départ de l’histoire policière. Les services sont maigres et inefficaces, il y a peu de boutiques. Mais beaucoup de tuyaux surélevés qui quadrillent la ville. Et comme dans de nombreuses autres villes de Russie, le nettoyage des vieux sites industriels n’a pas été fait et les débris sont restés, renforçant l’ambiance sinistre de la ville.

Surtout, la pollution est terrible : deux millions de tonnes de gaz sont rejetés chaque année dans l’atmosphère. Les maladies respiratoires sont fréquentes, et beaucoup d’enfants souffrent d’un eczéma dû au nickel. Les habitants ont une espérance de vie de 60 ans, soit 10 ans de moins que la moyenne russe. Des pluies acides inondent la toundra autour de la ville, réduisant progressivement les ressources des populations autochtones, les Nenets, qui vivent de l’élevage de rennes.

Dans cette triste ambiance, que reste-t-il du Goulag ? Très peu de choses. Comme partout en Russie, on ne veut pas trop savoir. L’avenue Lénine s’appelle toujours ainsi, et la statue du leader est toujours là. Néanmoins un monument aux morts, sur une butte à l’extérieur de la ville, quelques constructions dans le cimetière rappellent l’existence du camp. C’est tout !

10 Fév 2021


Larissa Zakharova, « De Moscou aux terres plus lointaines ; Communications, politique et société en URSS » – par Florence Grandsenne

Larissa Zakharova, De Moscou aux terres plus lointainesCommunications, politique et société en URSS, Editions EHESS, Paris 2020, 25€

Larissa Zakharova, sociologue française d’origine russe, décédée l’année dernière, a travaillé sur la question des communications en URSS, question majeure pour un régime totalitaire (terme que d’ailleurs l’auteur n’utilise pas, parlant de régime autoritaire), qui vise à contrôler toute la vie politique, sociale et économique.

Les bolcheviks étaient conscients de l’importance des communications, eux qui, pour réussir leur coup d’Etat en octobre, prirent immédiatement le contrôle du télégraphe, du téléphone et du bureau central de la poste de Petrograd. D’ailleurs, disait Lénine, qui voulait faire de l’URSS un pays « moderne », « le socialisme sans poste, télégraphe et machine est un mot vide de sens ».

Développer les communications répondait en effet à deux nécessités : imposer dans tout le pays les consignes venant de Moscou et contrôler la population. Pour cette dernière fonction, là encore plusieurs buts : développer la conscience politique de la population en diffusant l’idéologie et prévenir toute opposition potentielle au régime.

Ces différents buts exigeaient des modes de communication modernes. Or ce que montre l’auteur, c’est au contraire leur archaïsme après 70 ans de régime communiste. Le télégraphe, utilisé jusqu’aux années 60, puis le téléphone étaient réservés presqu’uniquement aux dirigeants et à la nomenklatura. Le peuple devait se contenter du courrier postal, dont la distribution, fort lente, était assurée par des bureaux de poste clairsemés et dans les campagnes par des kolkhoziens affectés à cette tâche.

L’auteur met ainsi l’accent sur l’accès inégal aux moyens de communication selon les classes socialee, donc l’inégalité dans un pays où le projet proclamé était justement l’égalité. Mais nul besoin d’étudier les modes de communication pour constater l’existence de privilèges en URSS, on le sait depuis longtemps.

L’étude nous intéresse plus pour une autre conclusion tirée par l’auteur, qui insiste sur une contradiction majeure. Le système économique, censé impulser la modernisation espérée, était au contraire ce qui la freinait ; elle pointe l’absence d’initiatives des cadres, craignant d’être accusés de sabotage, la concurrence entre les différents secteurs de production, la dépendance vis-à-vis des livraisons de matières premières, l’affichage de résultats chiffrés mensongers et les vagues de répression qui accentuèrent la mauvaise organisation du pays.

Enfin autre contradiction interne majeure, celle existant entre une autre facette du projet social communiste et la culture du secret. Le système visait en effet à la fois à aider à la constitution d’une société nouvelle, homogène et socialiste, et à la contrôler. Or, la diffusion des ordres du centre dans un régime fondé sur la méfiance et la volonté de tout contrôler s’avéra extrêmement compliquée. Codage des télégrammes, écoutes des conversations téléphoniques, ouverture des lettres, surveillance minutieuse des secrétaires et des coursiers freinèrent le développement des échanges, qui devait être la base de la modernisation. D’autant que plus ceux-ci se multipliaient, plus se compliquaient les procédures de surveillance, exigeant de plus en plus de personnel et de moyens techniques. Il devint impossible de contrôler la société tout entière.

Le projet de Lénine de moderniser son pays, en particulier en développant les moyens de communication, fut donc un échec. Toutes les explications géographiques, techniques, économiques de celui-ci doivent être considérées à l’aune de la contradiction fondamentale du projet, inhérente au système soviétique. La modernisation, nécessaire au succès de l’entreprise communiste, était freinée par ce qui faisait l’essence même de cette dernière. En l’occurrence, le développement des voies de communication, en facilitant les échanges entre les hommes, aboutissait à mettre en péril le système totalitaire soviétique.

Florence Grandsenne

7 Jan 2021


Pascal Fontaine, « Les Murmures d’une île enchaînée » – par Benoît Villiers

Viennent-ils surtout de l’île, ces murmures, ou de l’auteur? Et sont-il des murmures littéraires ou politiques? Telle est peut-être la première question que se pose le lecteur.

Pascal Fontaine a contribué au Livre noir du communisme pour ce qui concerne l’Amérique latine. Il connait intimement le castrisme et l’on pouvait s’attendre à une nouvelle offensive explicite contre le communisme cubain.

Une « chronologie », chargée d’ordinaire d’éclairer les ouvrages historiques ou politiques, mentionne d’ailleurs des noms qui sentent le souffre chez les castristes : José-Antonio Echevarria, par exemple, ou Huber Matos.

Les Comités de défense de la Révolution sont désignés pour ce qu’ils sont : des organismes de quadrillage et de contrôle.

Les guérillas, urbaine du début des année 60 ou paysanne dans les hauteurs de l’Escambray, sont mentionnées aussi et leur répression féroce rappelée, tout comme les violences, les tortures et les suicides dans les camps joliment baptisés « Unités militaire d’aide à la production ».

Le soutien de Castro à l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’URSS en 1968 ou de l’Afghanistan en 1979 est souligné. L’engagement dans l’Angola nouvellement indépendant pour que le pays bascule dans le camp soviétique, aussi.

Au prix de 12 000 morts cubains au moins.

Les formes diverses de résistance et de fuite hors du pays, enfin.

Chacun de ces rappels constitue autant d’aides pour mieux saisir et comprendre ces murmures que nous livre Pascal Fontaine, murmures d’un pays où tous ont été intimement marqués et « transformés en une masse informe »  par « l’obsession criminelle » de Fidel Castro « d’imposer un bonheur ordonnancé par un parti unique ».

Cette souffrance imposée, ce repli dans les bras des divinités de la santeria – la religion syncrétique afro-cubain – cette capacité de violence suscitée par les réalités du régime en dépit de son idéologie bavarde et superficielle en faveur du « socialisme » et de la « patrie », ont produit les personnages des huit nouvelles du recueil.

Volonté chez certains de réussir à tout prix – jusqu’à la mort cruelle d’un enfant – dans un monde où l’individu n’a aucun prix; liquidation physique par le régime de ses premiers soutiens, naïfs rêveurs d’un monde meilleur pourtant promis dans les discours du Jefe, le Chef; dissidence héroïque ponctuée d’une condamnation à 25 ans; souvenirs qui pèsent des tonnes égrenés par un ancien combattant d’Angola; escrocs assassins, passeurs prétendus d’une filière « vers le Nord » – entendez les diaboliques Etats-Unis; tentatives de traversée du détroit de Floride des balseros ( la balsa, c’est un radeau) malgré les requins, tels sont quelques uns des thèmes évoqués par Pascal Fontaine en un langage clair, en des des scènes souvent crues et brutales, et avec un art indéniable du dialogue réaliste.

Sans doute, peut-on regretter quelques expressions répétées, quelques mélanges des genres comme le rappel au milieu d’une nouvelle, statistiques à l’appui, de la situation complexe et non catastrophique, de Cuba avant le castrisme. Mais ce recueil, exceptionnel en français, touche au coeur, trouble le lecteur et lui fait sentir le goût si particulier de l’horreur totalitaire.

On attendra avec impatience une suite, d’autres nouvelles peut-être, à l’écoute d’autres « murmures ».

Benoît Villiers

Pascal Fontaine : Les murmures d’une île enchaînée, éd. Persée, Sainte-Lice sur Loire, 124 p., 12,70 euros

4 Jan 2021


L’Espagne Rouge, scènes de la Guerre civile 1936-1937, de Ksawery Pruszynski – par Pierre Druez

Immersion dans la guerre civile espagnole côté républicain, en 1936-1937, surtout en Catalogne, avant qu’Orwell n’écrive son hommage à la Catalogne. L’âme espagnole à la lumière de l’âme polonaise. Deux ans avant que la Pologne ne soit agressée conjointement par l’Allemagne nazie et l’URSS, puis frappée de dévastations successives pires que celles à laquelle l’auteur assiste en Espagne. Ce sont les Espagnols qui se sont entre-déchirés mais sans le ferment empoisonné venu de l’Est, la tragédie n’aurait jamais atteint cette ampleur.

Récit épique empreint d’une humanité poignante et d’une érudition rare par un journaliste polonais hors normes dont la biographie mériterait plus qu’amplement d’être écrite.

Sur un sujet depuis lors rabâché et inlassablement simplifié et instrumentalisé, surtout par la gauche.

Ici, fi des simplismes, du manichéisme, de la mythification de la République, de la diabolisation de Franco ou du renvoi des deux camps sur le même plan, confort des paresseux, des ignares ou des indifférents.  Non: les crimes et exactions ne furent pas du même ordre dans les deux camps. La république versait dans le totalitarisme stalinien et massacrait à tour de bras y compris dans ses propres rangs. On a le vertige devant ces assassinats en série, ces exécutions sommaires, ces holocaustes gratuits, ces procès-bidons à l’instar de tous les régimes communistes.

Les Soviétiques, qui avaient « mis en sécurité » l’or de la banque d’Espagne chez eux, ne fournissaient pourtant que du matériel vétuste, les militaires et les journalistes russes ne se mêlaient pas aux autres, le NKVD et les représentants du Comintern ne chômaient pas dans l’épuration interne. Cible principale des services soviétiques, à l’instar des premières victimes de la psychopathie léniniste en Russie : les gens de gauche, surtout d’extrême, d’abord les marxistes non inféodés à l’URSS, le POUP, les trotskystes, puis les anarchistes. L’auteur lui-même n’échappa que de justesse à un « entretien » avec les Russes. Entretien souvent synonyme d’une balle dans la nuque. Ce qui n’empêcha pas la plupart des plus fidèles agents du Comintern et du Parti inféodé au PCUS de se faire exécuter en URSS où ils furent rappelés ou bien se sont réfugiés après la victoire des franquistes.

Sens du détail minutieux des observations et sens psychologique profond, empathie de Pruszinki envers des combattants, des gens rencontrés ou interviewés sur le front et ailleurs. Et remarquable insertion dans le contexte historique, culturel, politique, intellectuel, économique et social global grâce à l’exceptionnelle culture de l’auteur.

On trempe aussi littéralement dans le sang et la sueur de la guerre. On la voit, on l’entend, on respire ses relents. On souffre avec les victimes. On est interloqué par l’indifférence des assassins des deux camps. On s’angoisse avec les familles décimées et prises entre les feux, parfois déchirées en leur sein entre les deux camps, parfois victimes résignées d’une réputation de « fascistes » comme cette femme soumise et terrifiée qui a assisté à l’assassinat de ses deux fils, en présence des petits frères et sœurs, aux regards désormais, à tout jamais, vides.

Le reporter fait battre nos cœurs surtout du côté des anonymes, le troisième côté, non engagé, celui des gens ordinaires et aussi celui des humanistes de gauche et/ou libéraux qui portent le regard le plus lucide sur le désastre en cours (Cf. le chapitre sur les « Conversation avec le docteur Marañon »).

On se frotte à l’essence de l’Espagne, de sa mentalité, de sa cruauté aussi, en ce qu’elle peut avoir de répulsif pour les cœurs sensibles. La bête humaine, les haineux, les sadiques et les pervers, eux, dans ce contexte, comme n’importe où ailleurs et en n’importe quelle époque, se déchaînent dès qu’ils disposent d’un pouvoir sans frein.

Les spécificités de la Catalogne et du Pays basque libre (Cf. un autre chapitre÷« La verte Euskadi ») sont bien décrites. Par exemple, le Pays basque échappe aux exactions extrêmes qui sont le lot de Madrid et de la Catalogne « libre », comme les massacres des prêtres, des religieuses et même des étudiants catholiques, le pillage et l’incendie systématique des églises, monastères et couvents, et même des maisons bourgeoises. Et pourtant il y avait aussi des curés du côté des Rouges !

Et que croyaient combattre et défendre les 5000 volontaires américains des rangs républicains ? Rien n’est simple dans cette guerre civile. Ni dans ses causes.

A des années-lumière des récits des imposteurs comme Malraux ou des récupérateurs de tout acabit, artistes, politiques, idéologues et bien-pensants. De Picasso à Hemingway en passant par la plupart des professeurs d’histoire.

Pierre Druez

PS L’ouvrage bénéficie d’une introduction et d’un ensemble de notes remarquables.

L’Espagne rouge, scènes de la Guerre civile 1936-1937, de Ksawery Pruszynski, éd. Buchet-Chastel, préface et annotations de Brigitte Gautier, 492p. 27 euros

28 Déc 2020


La Terreur rouge, théorie et pratique – Jean-Gilles Malliarakis et Charles Culbert, Paris 2020

La Terreur rouge, théorie et pratique, de Jean-Gilles Malliarakis et Charles Culbert, éd. du Trident, Paris 2020, 231p, 20 euros.

Alors qu’une partie de l’opinion publique française, et pas seulement d’extrême-gauche, n’hésite pas à dénoncer dans un président qui prend des mesures d’interdiction concrètes contre une épidémie un aspirant à la dictature, voire au totalitarisme, le rappel de ce que fut la violence exercée par le Comité de salut public en 1793 ou par le parti bolchevik au pouvoir vient à point nommé pour rappeler de quoi une dictature ou un pouvoir totalitaire est capable. Les purges au sein même de la direction révolutionnaire, l’emprisonnement, la détention en camps de concentration des opposants réels ou supposés, la traque de toute pensée critique, la mise sous tutelle du droit, dont le rôle se limite à un habillage de décisions prises préalablement, les insultes publiques et les tortures émaillent l’exercice de tout pouvoir, dictatorial ou totalitaire. Ce dernier n’est pas nécessairement plus sanglant que le premier. Mais il est plus systématique, touche à la totalité des existences individuelles, appelées à la formation d’un homme nouveau, surgissant en même temps qu’est détruit le vieil homme, celui de la société de classes.

Sans doute, Khrouchtchev n’était pas Staline ni Deng Hsiao Ping Mao Tse-toung, mais Jean-Gilles Malliarakis et Charles Culbert rappellent avec raison que la violence révolutionnaire s’installe dans la durée.

Le mirage d’un monde sans conflits (et non sans inégalité, comme semblent le croire les auteurs), exige une répression au long cours et une « lutte finale » sans fin. Il l’exige, plus qu’il ne la justifie car on ne trouve pas trace chez Marx d’une « justification » de la violence par la promesse de « lendemains qui chantent ». Après lui, les communistes au pouvoir firent l’éloge de la violence révolutionnaire illimitée, « méthode en vue de créer l’homme nouveau »1 et moyen de forger des révolutionnaires purs et durs, comme Félix Dzerjinski, dont la main, pas plus que celle de Staline, ne trembla pas à la tête de la Tchéka, au contraire de celle des « sentimentalistes petits-bourgeois ».

Les larges extraits, ainsi présentés, de Tchéka, un ensemble de documents réunis par Victor Tchernov, socialiste-révolutionnaire et ancien ministre de Kerenski réfugié à Paris, illustrent parfaitement ce fait. Il ne s’agit pas de dénoncer les dérapages du pouvoir soviétique naissant, ses excès, ni son hybris juvénile, le temps de s’imposer. L’ouvrage de Tchernov met en cause dès 1922, et c’est un des points que soulignés avec raison, un système appelé à durer, une structure capable même de se reproduire et qu’après la Russie, on verra à l’œuvre notamment en Chine continentale, en Europe centrale et orientale, en Corée du Nord, au Vietnam et au Cambodge.

C’est un ouvrage de combat que proposent les auteurs qui, avec une rage à peine contenue, évoquent les manœuvres, les déguisements, les alliances, les éloges mêmes, qu’ont su inventer ou susciter en leur faveur les régimes communistes. A droite, comme le rappelait récemment dans notre blog Vincent Laloy, comme à gauche, on a parfois cru à leurs discours lénifiants voire humanistes ou pacifistes. Ces temps-là sont-ils passés? Oui en un sens mais on fait aussi pire qu’avant : nos militants de 2020 ne voient pas en effet qu’ils singent, avec la meilleure conscience du monde, le schéma théorique et pratique de Marx, schéma qui réduit tous les rapports entre les groupes sociaux à un antagonisme sans compromis : les dominés contre les élites, les Noirs contre les Blancs, les femmes contre les hommes, les descendants des colonisés contre les descendants des anciens colonisateurs. Comme naguère dans la lutte des classes, l’autre est traité en ennemi à faire taire et à éliminer.

Marx n’a peut-être tué personne, comme le dit justement Malliarakis. Mais il est responsable du sang versé par ses disciples comme de la perversion actuelle des confrontations sociales et politiques, désormais transformées en luttes sans coexistence possible. Une perversion très actuelle, qui légitime à elle seule la publication de ce rappel précis et argumenté, riche en citations et références originales. Une incitation aussi à débattre sur l’œuvre et la responsabilité de Marx mais aussi sur l’idéal d’égalité.

PR

1 p. 87

18 Déc 2020


Boris Souvarine La contre-révolution en marche, Ecrits politiques (1930-1934), éd. Smolny, Toulouse 2020, 288p. 12 euros.

En ces temps de confusion idéologique, de vulgarités et d’opinions sans fondements qui alimentent pourtant la « toile » et y trouvent des centaines de milliers d’échos, en ces temps de simplismes et de violences, c’est un havre de fraicheur intellectuelle que nous offre ce recueil de textes de Boris Souvarine écrits au début des années 1930, tirés de La Critique sociale, du Bulletin communiste ou du Travailleur communiste, syndicaliste et coopératif. La précision des références, la solidité de l’argumentation, la justesse des mots employés et, il faut le dire, la qualité de la présentation et de l’appareil critique de cette édition due à deux très bons connaisseurs de la pensée révolutionnaire marginale des années 20 et 30, Charles Jacquier et Julien Chuzeville, rafraichissent agréablement notre mémoire. Il y a eu, en France – et ailleurs- tout un monde de militants et de penseurs se réclamant d’un communisme véritable, de libertaires ou d’anarcho-syndicalistes, qui ne se reconnaissaient pas dans l’Union dite soviétique, jugée par eux contre-révolutionnaire.

Une telle appréciation ne leur suggérait pourtant pas d’aller jusqu’à qualifier de totalitaires, comme nous le ferions aujourd’hui, le régime stalinien, la brève direction léniniste antérieure et encore moins l’entreprise échafaudée par Marx et Engels. La grille de lecture de Souvarine, en ces années 30, est toute marxiste et (certes, de moins en moins) léniniste. Ses outils conceptuels de référence restent la lutte des classes, la révolution prolétarienne, le déterminisme matérialiste de l’histoire, la caste bureaucratique qui s’était substituée au parti bolchevik, la démocratie bourgeoise, et son caractère fallacieux impliqué par son mode de propriété, etc.

Peut-être ceux qui nous présentent ces textes se sont-ils sentis gênés aux entournures par cette cote taillée à l’ancienne : le terme de totalitarisme est utilisé par eux une ou deux fois dans leur présentation et ils cherchent à renouveler leur cadre de pensée en nous indiquant certaines réflexions méconnues qui y invitent, comme par exemple celle du libertaire américain Murray Bookchin (1921-2006), auteur entre autres de Changer sa vie sans changer le monde1. Charles Jacquier, qui qualifie notre époque de « déconcertante », laisse entrevoir sinon son trouble du moins la difficulté à penser notre temps en gardant la même boite à outils que Souvarine. En faisant explicitement référence au titre du livre d’Anton Ciliga sur son expérience de l’URSS2 , Au pays du mensonge déconcertant, les auteurs de ce choix d’articles de Souvarine se situent indéniablement dans l’héritage de la mouvance marxiste critique et marginale des années 20 et 30. Mais ils se veulent aussi conscients de l’indispensable réflexion à mener pour parvenir à caractériser un monde actuel en effet déconcertant, tant il est riche de menaces et de chaos en même temps que de promesses.

Pierre Rigoulot

1 Réédité par les éditions Agone, Marseille 2019

2 Plon, les îles d’or 1950

30 Nov 2020