Le Mage du Kremlin, de Giuliano Da Empoli – Gallimard, 280 pages
La littérature peut être, parfois, un meilleur vecteur pour comprendre un contexte politique ou géopolitique qu’un essai historique.
C’est le cas du roman de Giuliano Da Empoli : Le Mage du Kremlin.
Le narrateur se passionne pour Evgueni Zamiatine, l’auteur de Nous. Celui qui avait compris que l’idéologie de Staline ne pouvait conduire à autre chose qu’au camp de concentration.
Il commence, autour de cet écrivain, une étrange conversation sur les réseaux sociaux avec un certain Nicolas Brandeis. Interlocuteur énigmatique qui n’écrit pas plus d’une phrase toutes les deux semaines.
Un jour, ils prennent rendez-vous. Le narrateur découvre que derrière Nicolas Brandeis se dissimule Vadim Baranov. D’abord metteur en scène, puis producteur d’émissions de télé-réalité, celui-ci devient, par le truchement de Boris Berezovsky, le spin doctor de Vladimir Poutine. Après deux décennies passées au plus proche du pouvoir, il vient de rendre son tablier pour se réfugier dans un cocon familial où seule sa fille revêt une importance.
Baranov se livre à un récit passionnant. Après la tragédie des années 90, lorsque la Russie se transforme en un immense supermarché, « la métropole des portables qui sonnaient pendant les représentations du Bolchoï et des fusils automatiques qui servaient à régler les comptes entre mafieux … » les Russes ne savent plus où est leur patrie. Poutine, lorsqu’il devient le nouveau maître du Kremlin, leur donne l’espoir qu’ils vont la retrouver. Ils reconnaissent en lui un chef quand il a su laver l’affront de Bill Clinton qui s’était esclaffé devant les bévues de Boris Eltsine, lors de la signature d’un traité bilatéral. Ou encore après l’attentat terroriste de Moscou. Le « Tsar », comme l’appelle Baranov, affirme alors à un journaliste qui l’interroge sur sa possible réplique : « Nous frapperons les terroristes où qu’ils se trouvent. S’ils sont dans un aéroport, nous frapperons l’aéroport, et s’ils sont aux chiottes, nous irons les tuer jusque dans les cabinets … ».
Nous découvrons le monde des oligarques maintenus en grâce tant qu’ils n’expriment pas la moindre opinion. Oligarque, ce terme étrange que l’on ne retrouve d’ailleurs qu’en Russie et qui les cantonne à leur sphère d’activité. Mikhail Khodorkovski ou Boris Berezovsky, pour ne citer qu’eux, en ont fait les frais. On n’imaginerait pas de voir un Murdoch ou un Bill Gates, menottés.
Vadim Baranov nous révèle la volonté sans faille de Poutine. Rien ne peut le faire reculer. Preuve en est, le jour où il décide de passer le Nouvel An à Goudermes, en Tchétchénie et que les intempéries l’empêchent d’atterrir. Retourné à l’aéroport de décollage, il organise un convoi en jeep et retrouve ses soldats, somnolents et éberlués, en temps et en heure. Et son aptitude à comprendre et à jouer sur les faiblesses de ses homologues : mettre Angela Merkel en présence de son Labrador, alors qu’elle a une peur panique des chiens ou rappeler à Nicolas Sarkozy qu’il préside une petite France, face à une immense Russie lui apportent visiblement une certaine jouissance.
On comprend, qu’à nouveau, la Russie se cherche, perdue entre sa civilisation et la nôtre. Des personnages comme Limonov ou Zaldostanov, en rassemblant tous les égarés, tous ceux en quête de symboles qui incarnent la grandeur russe, éloignent la Russie de l’Occident et leur rappellent que la Russie et l’Ukraine sont une seule et même nation, que la Rus’ est leur source commune.
Et Poutine montre au monde, par sa politique et ses grands événements, comme les Jeux olympiques de Sotchi, que la Russie renaît de ses cendres avec son identité et le sentiment affirmé qu’elle a une vocation dans ce monde : celle de le remettre sur le droit chemin. Vague souvenir d’une Moscou, troisième Rome.
Giulano Da Empoli met en scène ce climat autour du « Tsar » où chacun apprend les règles du jeu, à dire les mots qu’il faut, à se conformer pour ne pas tomber dans un désamour qui lui serait fatal. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé à Vadim Baranov, son personnage le jour où, devenu transparent, aux yeux de Poutine, il s’est lui-même, éloigné du premier cercle auquel il est finalement toujours resté étranger.
Sa marginalité lui permet de prendre le recul nécessaire pour analyser la déviance autoritaire du régime de Poutine et de constater que le monde avec la puissance de ses ordinateurs confère aux algorithmes la place que l’humanité avait, en d’autre temps, accordé à Dieu.
Sabine Renault-Sablonière
J’ai lu attentivement le compte-rendu de lecture de Sabine. Je reste perplexe comme je le reste depuis que j’ai fini de lire « Le mage du Kremlin » il y a cinq mois environ.
Il est maintenant largement admis que derrière le personnage de Vadim Baranov, Giuliano da Empoli cache Vladislav Sourkov, celui qui devint le conseiller principal de Poutine autour de 2000 et qui a démissionné de son poste le 8 mai 2013, « pour raison personnelle ». De ce fait, on est très naturellement amené, comme je l’ai fait, à lire le livre de Da Empoli, non pas comme un roman mais comme une biographie officieuse de Vladislav Sourkov.
La lecture du livre révèle un personnage très intelligent mais aussi très cynique : Sourkov-Baranov entreprend de mettre son expertise en matière de manipulation au service du KGB et de Poutine. Il semble bien avoir joué un rôle majeur pour définir la stratégie machiavélique que Poutine a retenue tant dans sa politique intérieure que dans sa politique extérieure (Syrie et Ukraine en particulier). Sourkov-Baranov s’implique tellement dans sa fonction de conseiller qu’on est assez légitimement amené à lui imputer une part de responsabilité dans les agissements monstrueux que son employeur Poutine a commis successivement.
La biographie de Sourkov et l’itinéraire du supposé Baranov coïncident jusqu’à leur terme : ainsi, il est établi que Sourkov démissionne du Cabinet de Poutine le 8 mai 2013, peu après que Bérézovsky eut été assassiné le 23 mars 2013 tandis que, dans « le roman », Baranov démissionne peu après qu’il eut appris l’assassinat de Bérézovsky. (Sourkov avait exercé ses talents de manipulateur-stratège pour le compte de Bérézovsky avant de les exercer pour le compte de Poutine après 2000).
Au passage, on retient que cette démission résulte du seul scrupule éthique qui anime encore le personnage de Sourkov-Baranov : un principe de loyauté à ses employeurs successifs. Un principe moral qui est très limité et qui relève de la morale des milieux mafieux plutôt que de la morale générale
Par ailleurs, puisque Sourkov n’éprouve aucun remords pour sa collaboration avec Poutine, Da Empoli n’a jamais l’occasion de placer des remords dans la bouche de Baranov. Au total, du fait même qu’il a opté de présenter la biographie de Sourkov comme un roman, Giuliano da Empoli n’est jamais amené à nous délivrer, ni directement ni indirectement, quelque commentaire négatif qui serait relatif à son personnage de Baranov.
C’est sans doute pour cette raison que j’ai éprouvé un malaise important après avoir achevé la lecture de cette biographie. Le même malaise qui surviendrait si un historien nous livrait une somme biographique sur Hitler ou sur Staline en s’abstenant de délivrer tout commentaire défavorable à son personnage…Un parti-pris d’objectivité absolue qui laisserait aussi un gros sentiment de malaise.
Dans ces conditions, quelque part, je ne suis pas mécontent que le jury Goncourt ait finalement renoncé à attribuer son prix 2022 à Giuliano Da Empoli.
Antoine Brunet
Le Mage du Kremlin suscite décidément de nombreuses réactions parmi nos amis. Nous publions ci-dessous la critique que Cécile Vaissié a donnée de cet ouvrage pour Desk Russie, l’excellente revue en ligne consacrée à l’actualité de la guerre russo-ukrainienne, Nous remercions chaleureusement Cécile de nous en avoir donné l’autorisation.
H&L
Les ambiguïtés gênantes d’une « véritable histoire russe »
par Cécile Vaissié
Giuliano Da Empoli a été conseiller du ministre de la Culture italien entre 2006 et 2008, puis adjoint au maire de Florence et conseiller de Matteo Renzi, président du Conseil. En vingt-cinq ans, cet auteur, habitué à jongler entre culture et politique, a publié neuf essais en italien et trois en français, dont le très intéressant Les Ingénieurs du chaos, traduit en une douzaine de langues. Il y démontre que les nouvelles technologies, dont internet, ont bouleversé les règles du jeu politique et que l’utilisation de ces technologies explique en partie le succès des populistes en Italie, en Hongrie et en Grande-Bretagne, au Brésil et aux États-Unis. Il constate, en outre :
« Dans le monde de Donald Trump, de Boris Johnson et de Jair Bolsonaro, chaque jour porte sa gaffe, sa polémique, son coup d’éclat. […] Pourtant, derrière les apparences débridées du Carnaval populiste, se cache le travail acharné de dizaines de spin doctors, d’idéologues et, de plus en plus souvent, de scientifiques et d’experts en Big Data, sans lesquels les leaders populistes ne seraient jamais parvenus au pouvoir1. »
Da Empoli analyse donc les parcours et les pratiques des conseillers en communication (spin doctors) des leaders populistes. Il explique que pour ces « nouveaux docteurs Folamour de la politique, le jeu ne consiste plus à unir les gens autour du plus petit dénominateur commun, mais, au contraire, à enflammer [grâce à Internet] les passions du plus grand nombre possible de groupuscules pour ensuite les additionner, même à leur insu. […] Pour conquérir une majorité, ils ne vont pas converger vers le centre, mais joindre les extrêmes2 ». Faisant exploser le clivage gauche-droite, ces spécialistes de la nouvelle communication politique attisent les colères et les indignations, cultivent les antagonismes entre « le peuple » et « les élites », s’appuient sur des fake news et des théories du complot.
Le premier roman de Giuliano Da Empoli était donc très attendu par ceux qui tentent d’analyser le fonctionnement actuel du Kremlin. En effet, le héros est censé être inspiré par Vladislav Sourkov, longtemps qualifié d’« éminence grise du Kremlin » : il a été, de 1999 à 2011, l’adjoint au président de l’Administration présidentielle (une structure extrêmement importante, mais qui n’est pas citée dans le roman), vice-Premier ministre de 2008 à 2013, puis conseiller de Poutine (2013-2020), et a joué un rôle clé dans la définition de certains concepts (« démocratie souveraine », « peuple profond »), la création de mouvements de jeunesse (les Nachi), les articulations idéologiques du régime poutinien, ainsi que le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine. Une question s’impose, immédiate : puisque ce sujet paraît dans la continuité des Ingénieurs du chaos, pourquoi préférer écrire un roman plutôt qu’un essai ? Ce choix reflète-t-il la volonté de toucher un public plus large ? de masquer certaines méconnaissances ? de bénéficier d’une liberté plus grande pour imaginer, par exemple, les réflexions de son héros ou l’histoire d’amour avec la belle Ksenia qui « dégageait la beauté d’une armée déployée en ordre de bataille » et qui « aurait mis le feu à une ville entière pour s’épargner un seul moment d’ennui » ? Discuter des atouts et des faiblesses de la littérature par rapport à certaines sciences humaines — l’histoire, les sciences politiques, la sociologie… — a déjà été fait mille fois. Dans ce cas précis, le choix du roman comme genre débouche sur un plaidoyer en faveur de Vladimir Poutine.
Le Mage du Kremlin repose, en effet, sur deux monologues à la première personne du singulier. Le premier narrateur, au tout début et à la fin, est un Occidental qui se rend en Russie et entend notamment y mener des recherches sur l’écrivain Evguéni Zamiatine, l’auteur de Nous, une dystopie qui, selon Da Empoli, annonce autant l’URSS totalitaire que l’époque actuelle, « le monde lisse, sans aspérités, des algorithmes ». C’est un point de vue. Le deuxième narrateur est le personnage inspiré par Sourkov, Vadim Baranov, qui, dans la fiction comme dans la réalité, a disparu de la scène publique. Ce deuxième narrateur a travaillé avec « le Tsar » Poutine, croisé les oligarques Boris Bérézovski et Mikhaïl Khodorkovski, Igor Setchine (et non Sechine), l’adjoint de Poutine, Evguéni Prigojine, le chef des « Wagners », le joueur d’échecs Garry Kasparov, ainsi que le chef des bikers, les « Loups de la nuit ». Les noms des écrivains Zamiatine, Limonov et Brodski sont cités, Sourkov étant le seul personnage important du roman à ne pas apparaître sous son nom réel. À peine une « Anastasia Tchekhova » est-elle aussi mentionnée, qui renvoie sans doute à la femme de lettres Tatiana Tolstaïa — dont le fils a travaillé pour Sourkov, comme le romancier ne le rappelle pas.
Ce recours à un pseudonyme envoie un signal : l’auteur garderait sa liberté dans ce qu’il fait dire à son héros, et une mention en exergue précise d’ailleurs que « ce roman est inspiré de faits et de personnages réels, à qui l’auteur a prêté une vie privée et des propos imaginaires », même s’il s’agit d’« une véritable histoire russe ». Plusieurs détails donnés amènent néanmoins à voir dans « Vadia » une représentation de Sourkov, cette proximité ayant été systématiquement répétée dans la promotion du livre. Ainsi, « Vadia », conseiller du « Tsar », a une formation théâtrale et il a travaillé pour la chaîne de télévision ORT ; il crée des partis politiques, mais aussi la « nouvelle réalité » russe, et il écrit des récits sous pseudonyme. Il est d’ailleurs dommage que ceux-ci n’aient pas été utilisés, faute d’avoir été traduits, car le plus connu d’entre eux, Proche de zéro (Okolonolja), mis en scène au théâtre par Kirill Sérébrennikov, est extrêmement révélateur du fonctionnement des « élites » poutiniennes qui abuseraient de la cocaïne, baigneraient dans des flots de violence et penseraient pouvoir tout acheter. Or Proche de zéro n’est pas tant l’expression d’« une veine paradoxale dans la meilleure tradition russe », comme l’écrit Da Empoli, qu’un texte influencé par des romans, non seulement de Victor Pélévine et de Vladimir Sorokine, mais aussi de Frédéric Beigbeder et de Bret Easton Ellis. Une sorte de magma postmoderne.
« Vadia » fait venir le premier narrateur chez lui, dans un mystérieux manoir au milieu des bois, qui semble inspiré de contes fantastiques du XIXe siècle, et, au cœur d’une bibliothèque riche de milliers de volumes anciens, il lui raconte son histoire. Le choix de ce procédé n’est pas très heureux. En effet, ce monologue de presque 250 pages n’est pas rédigé dans un style oral et inclut divers dialogues, lorsque Baranov évoque des scènes du passé. Surtout, c’est donc par « Vadia », avec ses mots et ses perceptions, que sont racontées la vie politique russe des vingt-cinq dernières années et, plus particulièrement, l’ascension et la carrière de Poutine. Certes, de nombreux propos attribués au président russe dans cet interminable monologue semblent avoir réellement été prononcés par lui, mais ils ne font l’objet d’aucune critique, analyse ou simple distanciation. Dès lors, le roman de Da Empoli offre, de facto, une caisse de résonance, sans contestation, aux propos poutiniens et présente le président russe comme un héros positif, un peu intransigeant, certes, mais voulant le bien de son pays et de son peuple. L’écart entre les déclarations et les réalités, fondamental en Russie, n’est pas interrogé.
Un lecteur peu au fait des réalités russes peut ainsi déduire de ce texte que Poutine est un ascète qui commande de la kacha dans les restaurants luxueux, qui entendait lutter contre le pouvoir de l’argent, et qui considère que « celui qui est au service de l’État doit privilégier l’intérêt public à tout autre, y compris le sien ». Poutine verrait les oligarques comme « ceux qui ont détruit l’État pendant dix ans, qui ont tout volé, qui ont mis l’armée sur le pavé », et il aurait réellement souhaité reprendre « le contrôle des sources de richesse » du pays pour mettre « cette richesse au service des intérêts et de la grandeur du peuple russe, non pas de quelque gangster avec villa sur la Costa del Sol ». Parce qu’il aurait voulu reconstruire à la fois la Russie, son pouvoir et son armée, les militaires et lui seraient rapidement devenus « comme une famille au cœur d’un incendie, tenue ensemble par l’amour et l’orgueil ».
En 2022, est-ce de cela que témoigne la conduite de l’armée russe en Ukraine ? Avec ses viols, ses assassinats, ses pillages, avec ses criminels recrutés comme soldats et le sous-équipement de ses troupes, avec les discours délirants des dirigeants sur la « guerre sainte », la dénazification et la dé-satanisation ? Et ce palais au luxe tapageur, montré dans le film d’Alexeï Navalny, serait celui d’un ascète, avec ses brosses à toilettes dorées coûtant 700 euros pièce ? Sans parler des proches de Poutine, qui, comme lui, se sont enrichis de façon tapageuse, toutes ces « élites » étant honteusement, outrageusement, insolemment corrompues, ainsi que Sourkov l’a d’ailleurs écrit dans Proche de zéro.
Le lecteur peu informé peut aussi croire ce qui est affirmé par « Vadia » — qui, au passage, admet avoir « toujours conspiré en faveur du pouvoir, jamais contre » : que la CIA, « le Département d’État américain », « les grandes fondations américaines » et « l’Open Society de George Soros » sont les « principaux soutiens de l’opposition ukrainienne ». Que — c’est toujours « Vadia » qui s’exprime — les « rebelles » du Maïdan étaient « soutenus par les Américains », si bien que « la situation en Ukraine a dégénéré » et que « le candidat pro-américain a gagné, celui qui voulait faire entrer l’Ukraine à l’OTAN » — il n’en était pourtant pas question en 2004. Cela aurait été « l’assaut final à ce qui restait de la puissance russe », d’autant qu’en Géorgie aussi, une révolution avait porté au pouvoir « un espion de la CIA ». Certes, l’auteur pourra rétorquer que les propos cités sont ceux de son personnage, « Vadia », et que le pacte littéraire interdit de les considérer comme autre chose qu’une fiction. Mais, d’une part, aucun personnage ne contredit ces propos, et, d’autre part, ceux-ci sont à la base de la propagande pro-Kremlin qui se répand depuis des années en Russie et en Occident, et à laquelle ce roman, volens nolens, apporte sa pierre.
Le lecteur aura pu absorber d’autres affirmations douteuses, voire erronées, d’une importance politique variable, et notamment — la liste est loin d’être exhaustive — que Khodorkovski et « Vadia » se seraient disputé la belle Ksenia ; que « Vadia » est extrêmement cultivé (autour de Sourkov circulent surtout, en Russie, des rumeurs d’escort-girls et de cocaïne…) ; que « l’élite soviétique […] ressemblait beaucoup à la vieille noblesse tsariste », qu’il n’est pas certain que les attentats de 1999 aient été organisés par le FSB, et non par des « terroristes tchétchènes ». Aussi, l’Occident aurait humilié la Russie affaiblie ; les Russes auraient une mentalité fondamentalement différente de celle des Occidentaux ; quant aux Setchine et Prigojine actuels, ils s’inscriraient, au bout du compte, dans une lignée passant par les opritchniki d’Ivan le Terrible, « la police secrète des tsars et la Tcheka [sic] de Staline ». Une « véritable histoire russe », vue par un Occidental.
D’autres points gênent, qui ne dérangeraient pas si ce roman en était pleinement un. Par exemple, les origines sociales de « Vadia », qui semble ressembler sur ce point davantage à Nikita Mikhalkov qu’à Sourkov, ou le refus de tenir compte de l’identité mixte russo-tchétchène de Sourkov : « Vadim » serait « le Russe », ce qui, en français, désigne à la fois la nationalité et la citoyenneté, deux notions traduites par deux mots différents en russe, rousski et rossiïanin. Et qui, en Russie, désignerait Sourkov comme exclusivement « rousski » ? À cela s’ajoutent des stéréotypes et des fantasmes occidentaux (pas toujours complètement faux) sur la vie à Moscou, les réussites spectaculaires et rapides des années 1990 et 2000, et les femmes russes qui auraient la « férocité » comme « un des motifs principaux de [leur] charme ».
Da Empoli connaît mal la Russie, et cela se sent à chaque ligne. En revanche, il a beaucoup travaillé, si bien qu’un jeu peut consister à repérer d’où, de quel livre, de quel article, l’auteur tire telle ou telle information, ou telle ou telle citation. Ses réflexions sur l’instrumentalisation du chaos en politique sont extrêmement intéressantes, comme l’a démontré son brillant essai précédent, et elles peuvent s’appliquer, avec certains décalages, à la Russie poutinienne. Mais il est difficile d’écrire sur la Russie sans la connaître, même sous une forme romancée.
Tout cela n’aurait sans doute pas grande importance — les « romans » créant et entretenant une image fausse de la Russie pullulent en France… — si une guerre féroce n’était pas en cours, si des Ukrainiens n’étaient pas tués chaque jour par des Russes et si cette guerre, faisant tomber bien des simulacres et des apparences, ne mettait pas aussi en évidence l’échec absolu de la société russe à reconstruire et solidifier son identité et ses valeurs — un terme souvent brandi par Vladimir Poutine… — au cours des dernières décennies. Dans ce contexte, la reprise, sans analyse, des propos des idéologues est plus qu’inadéquate : elle est dangereuse, car elle contribue à renforcer la propagande du Kremlin. À en juger par son essai précédent, ce n’est pourtant pas ce que voulait faire Giuliano Da Empoli.
Finaliste pour le Goncourt, Le Mage du Kremlin a obtenu le Grand Prix du roman de l’Académie française. Il a été vendu à plus de 130 000 exemplaires.
1.Giuliano Da Empoli, Les Ingénieurs du chaos, JCLattès, 2019, e-book, p. 18.
2.Ibid., p. 21.
1 Jan 2023