Régimes totalitaires, régimes dictatoriaux et démocraties libérales
Ne devrions-nous pas commencer par nous accorder sur la définition du régime totalitaire?
Pour moi, est totalitaire par sa nature un régime dont l’idéologie proclamée procède de l’abolition de toutes les libertés individuelles, de l’espace privé, et du Droit qui les protège.
Dans sa pratique un État est plus ou moins totalitaire: la NEP instaurée par Lénine fut une entorse provisoire au régime communiste instauré par le même Lénine.
Je crois aussi que les démocraties libérales ont la Chine pour ennemi principal (quoi que comme partenaire incontournable) et sont travaillées en même temps par des forces centrifuges dadas deux sens opposés.
La conclusion que j’en tire est que nous devons mettre plus de coeur à définir et à défendre les valeurs du monde libre, dont nous jouissons sans trop y penser alors qu »elles sont aussi fragiles que précieuses.
André Senik
Cher André, je te rejoins : les habitants de nos pays démocratiques consomment la démocratie (que leurs ancêtres ont gagnée) et se montrent indifférents aux peuples qui cherchent à défendre (Ukraine, Taïwan, Arménie, Kurdistan) ou à conquérir (Iran, Liban…) la démocratie et les libertés face à des régimes totalitaires et impérialistes (Chine, Russie, Turquie, Iran) qui par ailleurs se sont associés pour programmer une éradication planétaire de la démocratie.
Voilà d’ores et déjà où j’en suis dans ma classification des régimes totalitaires :
Totalitarisme 1.0 : URSS ; Chine de Mao ; Corée du nord ; Cuba ; Cambodge des Khmers rouges Idéologie marxiste-léniniste
Totalitarisme 2.0 : Allemagne nazie ; Japon de Tojo et Hiro Hito ;
Chine post-Mao ; Russie du FSB Idéologie impérialiste-particratiste (avec connotation suprémaciste)
Totalitarisme 3.0 : Afghanistan des Talibans ; Iran ; Erythrée ; Soudan ; Daech et bientôt Turquie Idéologie islamiste-particratiste
Antoine Brunet
Cher Antoine
La rigueur dans le choix des dénominations s’impose car l’abus qui est fait d’expressions comme « génocide », ou « crimes contre l’humanité » les banalise et les désamorce.
C’est pourquoi nos querelles amicales sur les mots, les idées, les concepts sont utiles à nos combats.
Mais je ne tire pas l’idée ou le concept politique de totalitarisme des cas historiques qui l’illustrent car c’est évidemment de mauvaise méthode. On ne peut classer qu’à partir d’une idée et si cette idée peut être définie en un concept rigoureux, c’est tant mieux.
L’idée que porte le mot totalitaire est simple : sont totalitaires les idéologies ou les régimes qui ne reconnaissent et ne tolèrent aucun espace de liberté pour les individus en tant que personnes privées.,
Voici comment Rousseau (Jean-Jacques) expose l’idéal totalitaire : « Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l’unité commune ; en sorte que chaque particulier ne se croie plus un, mais partie de l’unité, et ne soit plus sensible que dans le tout. »
Marx fait l’éloge de cet autre passage de Rousseau :
« Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer pour ainsi dire la nature humaine, de transformerchaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solidaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être ; d’altérer la constitution de l’homme pour la renforcer, de substituer une existence partielle et morale à l’existence physique indépendante que nous avons tous reçue de la nature. Il faut qu’il ôte à l’homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères et dont il ne puisse faire usage sans le secours d’autrui ».
Dans le Contrat social Rousseau n’applique pas cet idéal puisqu’il distingue ce qui relève de la communauté des citoyens (qu’il privilégie) et ce qui relève de l’espace privé (qu’il admet).
Quant au continuum qu’on peut très souvent repérer entre deux pôles extrêmes, il n’a rien de choquant.
Toute société organisée place le curseur quelque part entre l’absolue et totale souveraineté des individus et l’absolue et totale souveraineté du pouvoir collectif sur les individus.
C’est pourquoi on a pu parler de « l’empire libéral » et de la démocratie totalitaire.
La pensée de Marx est totalitaire en ce qu’elle prône la métamorphose intégrale de l’individu en citoyen, et condamne explicitement les droits des individus et l’existence d’une sphère privée.
Quand nos néo-révolutionnaires de tous poils et sans poils déclarent que « tout est politique », y compris la vie des couples, ils et elles adhèrent à l’idéologie totalitaire.
Cet échange risque de ressembler à un débat sur le sexe des anges. Je crois au contraire de toi qu’un concept n’est jamais trop rigoureux mais qu’aucune société réelle ne se réduit à son idéal-type (L’idéal-type est un outil méthodologique de sociologie défini par Max Weber. Un idéal-type est un type abstrait, une catégorie, qui aide à comprendre ou théoriser certains phénomènes, sans prétendre que les caractéristiques de ce type se retrouvent toujours et parfaitement dans les phénomènes observés.
Le cercle est un concept uniquement et rigoureusement défini, tandis que les ronds peuvent l’être lus ou moins et varier en tout point. J »admets qu’il est bon de classer, de différencier et même de hiérarchiser les sociétés au regard des attributs de cette idée ou de ce concept. Mais il existe une infinité de degrés et de différences entre le régime le plus libéral et le régime le plus totalitaire
André Senik
Cher André,
Ta position me met doublement mal à l’aise :
Je ne peux pas me résoudre à l’idée qu’il existerait un continuum politique depuis les démocraties les plus libérales jusqu’à Daëch, un continuum selon lequel tous les régimes politiques seraient plus ou moins totalitaires. (Je ne suis pas pour autant binaire : entre les démocraties libérales et les régimes totalitaires, je propose d’intercaler les démocraties illibérales (Pologne, Hongrie, Turquie et quelques autres) et les nombreuses dictatures (Egypte, Arabie Saoudite, Emirats Unis, Birmanie, Thaïlande et beaucoup d’autres))
Je ne peux pas non plus me résoudre à renoncer à la différence essentielle qui selon moi existe entre une « simple » dictature et un régime totalitaire. Récemment, un démocrate chinois, qui m’a semblé réfugié en France et que je ne connaissais pas, s’en est pris, dans une réunion publique, à un écrivain français qui décrivait la Chine post-Mao comme une dictature : « Antoine Brunet a tout à fait raison de faire la distinction entre dictature et totalitarisme, a-t-il dit. . La dictature, c’est par exemple Imin Dada en Afrique. Cela n’a rien à voir avec ce que nous vivons en Chine. La dictature, c’est le totalitarisme en toute petite miniature. En Chine, ce que nous avons, c’est le totalitarisme, c’est à dire cent fois pire qu’une dictature. La dictature, ce n’est pas nouveau : depuis 4.000 ans, l’humanité a toujours connu des dictatures ici ou là. Ce qui est nouveau, c’est le totalitarisme ; le totalitarisme, cela n’existe que depuis 100 ans seulement. »
Pour ma part, je pense que, pour sortir du problème d’une définition générique trop absolue, il faut procéder empiriquement. Il faut partir de ces deux régimes politiques emblématiques qui avaient innové gravement par leur inhumanité :
(1) l’URSS de Lénine, Trotski, Staline, Brejnev
(2) L’Allemagne nazie. Deux régimes qui, s’ils avaient maintenu au delà de 1941 leur alliance germano-soviétique (comme le souhaitait Staline), auraient fini par dominer le monde et par généraliser leur modèle totalitaire à la planète entière.
En réaction à ces deux régimes, il y eut dans les années 50 un puissant courant intellectuel international pour affirmer que ces deux régimes avaient, par delà leurs différences, des caractéristiques communes qui étaient nouvelles et qui étaient majeures. C’est d’ailleurs dans ces années que fut formalisée et admise la notion de régime totalitaire.
Pour sortir de la paralysie qui s’introduit dès qu’on veut établir une définition générique, trop conceptualisée, du régime totalitaire, je propose la définition empirique suivante : sont des régimes totalitaires, les régimes politiques qui partagent les caractéristiques communes qu’ont partagé l’URSS et l’Allemagne nazie(et bien entendu les régimes qui sont allés au delà de ces deux grands régimes emblématiques, la Corée du nord, le Cambodge des Khmers rouges ; l’Afghanistan des Talibans ; Daëch…). Je pense d’ailleurs que le régime japonais des années 1930 à 1945 était, selon cette définition aussi, un régime totalitaire même si les intellectuels des années 1950 y firent très peu référence.
Quelles sont ces caractéristiques communes ? Je peux t’en adresser une liste pertinente si toutefois tu t’intéresses à ma démarche.
Antoine Brunet
Distinguer totalitarisme et dictature est utile quand on veut analyser un Etat, son mode d’exercice du pouvoir, et la société dont il assure l’ordre, d’autant qu’en général les Etats totalitaires ont des ambitions qui débordent leurs frontière. Contre eux, il est utile de se prémunir et même de chercher à les affaiblir.
Cette distinction totalitarisme/ dictature n’est donc pas seulement théorique. Mais on se trouve par exemple aujourd’hui avec la Russie et avec la Chine devant des types de totalitarisme nouveaux et différents l’un de l’autre dont on connait le danger. Il s’agit en effet de les combattre – sur le dossier Taïwan ou sur le dossier Ukraine – sans que le rappel de leur nature totalitaire – qu’on peut même discuter pour la Russie, j’en conviens) change quoi que ce soit à la nécessité objective et à notre envie, rationnelle et subjective à la fois, de les combattre. Il y a aussi des priorités dans le combat anti-totalitaire et des nécessités stratégiques. L’Arabie saoudite est peut-être un Etat totalitaire. On ne peut pourtant pas à court terme la combattre. A moins qu’on accepte l’idée de faire tomber tout le fonctionnement économique de l’Europe et même du monde occidental.
Ultime remarque : Le fait d’être totalitaire ne rapproche pas nécessairement. Les listes d’Etats totalitaires n’ont donc pas grand intérêt. Si l’on peut travailler à une alliance des démocraties libérales, on peut aussi contribuer à ce qu’il n’y ait pas une alliance des Etats totalitaires. La situation politique, géopolitique, économique, idéologique des uns et des autres suffit d’ailleurs souvent à les éloigner l’un de l’autre.
Pierre Rigoulot
Permettez-moi d’apporter mon grain de sel à ce débat. La définition que propose André d’emblée me convient mais mon critère central serait le degré de concentration des pouvoirs au sommet de la hiérarchie d’un Parti-Etat recouvrant la société toute entière dans toutes ses composantes. Pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire, informatif, économique, culturel, dans les mêmes mains. Pouvoirs discrétionnaires à l’égard de tout un chacun dans tous les domaines de la vie, de la pensée, de l’enseignement, de l’éducation, de la culture, … Tout est potentiellement soumis à Big Brother, y compris les déplacements, l’alimentation, la survie, le boulot, la famille… Je dirais donc que le pouvoir totalitaire est un pouvoir non contrôlé, arbitraire, sans contre-pouvoirs, ni pouvoirs compensateurs, ni libres oppositions et divergences, pas de « checks and balances ».
Je suis en revanche réservé sur…la réserve concernant la NEP. Celle-ci n’échappait en rien à l’arbitraire totalitaire tout-puissant. Le marxisme-léninisme nie la réalité et l’humain et le détruit par nature et par fonctionnement mais il en a besoin, car le pouvoir total sur rien = rien. Il doit donc composer avec, laisser au réel et à l’humain, dont il se nourrit, une substance suffisante pour que la machine de mensonges, de destruction, de souffrances et de mort puisse subsister et continuer à sévir et, souvent, à s’étendre, telle un cancer.
Par ailleurs, je suis d’accord avec Antoine Brunet sur ce qu’il dit de l’association d’un certain nombre d’Etats contre les démocraties libérales mais cette association est partielle et purement tactique, portée par la haine de l’ennemi commun et les intérêts du moment. A supposer que les démocraties disparaissent, les autocraties s’entretueront.
Je suis d’accord avec André sur la rigueur nécessaire dans le choix des dénominations mais les mots sont aussi dangereux qu’utiles. Caractéristique commune aux idéologies marxistes-léninistes, nationales-socialistes et islamistes : Ils deviennent mortifères quand ils catégorisent des personnes, des groupes et des communautés afin de les réduire à des supports de projection à éliminer (ou de les considérer, toujours provisoirement, comme pouvant survivre, moyennant certaines conditions). Complication supplémentaire en ce qui concerne le marxisme tel qu’appliqué en ses diverses déclinaisons : la marge de tolérance et la définition des supports de projection (bourgeois, réactionnaires, déviationnistes, droitistes, gauchistes) varie au gré du ou des détenteurs du pouvoir suprême, et l’application des concepts usuels est proprement orwellienne (héros, saboteurs, terroristes, espions, agents de l’étranger) !
Mais ma démarche n’est pas celle d’André. J’essaie de partir de l’analyse des faits, du réel évolutif, du fonctionnement concret des humains et des sociétés.
“L’idée que porte le mot totalitaire est simple : sont totalitaires les idéologies ou les régimes qui ne reconnaissent et ne tolèrent aucun espace de liberté pour les individus en tant que personnes privées.” (A.S.)
Oui, être simplement neutre, hors du système totalitaire, censé tout englober et tout expliquer, c’est être un obstacle au système, c’est le remettre en question, c’est, en fait, le détruire de l’intérieur
La lecture de ces passages de Rousseau m’a fait frissonner d’horreur il y a déjà bien longtemps. Mais son attraction s’explique, selon moi (inspiré par Janine Chasseguet-Smirgel), par la nostalgie de la paix et de l’harmonie intra-utérales perdues et dont le souvenir inconscient nous hante. Nous désirons tous quelque part le retour de ce temps d’avant le temps où nous étions à nous-mêmes notre propre fin, où il n’y avait pas d’autre, pas de conflit, pas de différence, pas de frustration, pas de crainte, pas de tension entre besoin et satisfaction.
Je pense aussi comme Antoine qu’il faut bien distinguer dictature et totalitarisme. En 1917 exactement, un nouvel animal historique est né, engendré par le cerveau-matrice de Lénine nourri de Marx. Ledit animal ouvre, depuis lors, à-travers tous ses rejetons, sur les carences vertigineuses de notre mode de savoir penser la réalité sociale-historique !
Je ne suis pas du tout d’accord, en revanche pour classer tous les Etats indiqués par Antoine dans une même catégorie. J’ai toujours trouvé ces analogies fallacieuses, mais ok pour lire le détail des caractéristiques.
D’accord pour finir avec les remarques de Pierre Rigoulot
Pierre Druez
Cher André,
Je pense que tu es trop absolu quand tu vas jusqu’à dire qu’il est impossible de définir ce qu’est un régime totalitaire, quand tu affirmes que tous les Etats sont plus ou moins totalitaires, quand tu vas jusqu’à suggérer qu’un régime n’est pas totalitaire s’il laisse encore à ses assujettis quelques espaces de liberté…En poussant ta démarche à l’extrême, ni l’URSS ni l’Allemagne nazie n’auraient été des régimes totalitaires puisque, le plus souvent, ils laissaient encore aux citoyens qu’ils assujettissaient, quelques libertés, celle de dormir et de respirer par exemple. Je ne te suis absolument pas dans ta démarche.
Et d’abord, on ne peut pas rayer d’un geste tout le travail d’élaboration politico-philosophique qui fut entrepris, entre 1945 et 1970, dans plusieurs pays, par quelques grands noms qui tous méritent notre respect : Hannah Arendt, Raymond Aron, Albert Camus, Boris Souvarine, Claude Lefort, George Orwell, Arthur Koestler, Franz Borkenau, Zbigniew Brzezinski, Carl Joachim Friedrich et, plus tard en URSS même, Boris Pasternak, Andreï Siniavski, le couple Andreï Sakharov et Elena Bonner, et Vassili Grossman.
Tous ces grands noms, sans se concerter, ont alors spontanément convergé pour constater que le régime bolchevique puis le régime nazi avaient introduit une forme de gouvernement qui était tristement « très novatrice » et que cette forme de gouvernement ne pouvait être considérée ni comme la simple réactualisation des dictatures, des tyrannies, des despotismes antérieurs ni non plus comme la simple réactualisation des monarchies absolues.
Ces grands noms ont aussi convergé pour constater que, malgré de très notables différences par ailleurs, le parti bolchevique et le régime bolchevique puis le parti nazi et le régime nazi avaient partagé des caractéristiques communes qui étaient à la fois très significatives et très redoutables. J’énumère ici les principales.
Dans les deux cas, avant de prendre le pouvoir, un parti politique particulier avait développé, en son sein et autour de lui, une idéologie globalisante à la fois très spécifique et très radicale : dans le cas du parti bolchevique, il s’agissait d’une idéologie fondée sur la lutte des classes et sur le rôle historique supposé revenir au prolétariat ouvrier ; dans le cas du parti nazi, il s’agissait d’une idéologie fondée sur la lutte des races et sur la domination du monde qui était supposée échoir à la race supérieure, « la race aryenne »;
Dans les deux cas, ce parti particulier s’empara du pouvoir de façon illégitime : en Russie, le parti bolchevique, (qui n’avait réuni que 23% des électeurs à la Constituante de 1917) s’empara de tous les pouvoirs par son coup d’Etat d’octobre 1917 ; en Allemagne, le parti nazi (qui ne réunissait que 34% des électeurs aux dernières élections correctes de 1932) s’empara définitivement de tous les pouvoirs en Allemagne après son coup de force institutionnel de mars 1933.
Dans les deux cas, très vite après sa prise du pouvoir, le parti considéré a interdit toute association et tout parti politique à l’exception d’un seul, le leur, qui devient alors le Parti Unique (très mécaniquement dès lors, toute élection correcte s’en trouvait abolie et les dirigeants politiques n’étaient plus du tout issus d’un processus démocratique) ;
Dans les deux cas, le Parti Unique ne tarde pas à absorber l’Etat pour se transformer en un Parti-Etat : la séparation entre pouvoir exécutif, pouvoir législatif, pouvoir judiciaire est alors abolie ; à chaque niveau, un échelon du Parti commande à l’échelon correspondant de l’Etat, ce qui implique que l’Armée la Police, la Justice et aussi l’Education, l’Instruction, l’Histoire deviennent complètement subordonnées au Parti-Etat ;
Dans les deux cas, par diverses médiations, l’idéologie initiale du Parti est imposée à toute la population par le Parti-Etat et devient une idéologie d’Etat ;
Dans les deux cas, le Parti-Etat ne tarde pas à instituer un monopole en sa faveur sur l’information et les medias.
Dans les deux cas, le Parti-Etat abolit tous les droits de l’homme fondamentaux : le droit d’association, le droit d’expression, le droit de réunion, le droit de manifestation, le droit de grève, le droit de pratiquer la religion de son choix, « le droit à l’intimité » (toutes les communications inter-individuelles sont surveillées et contrôlées par le Parti-Etat, ce qui atomise la population).
Dans les deux cas, le Parti-Etat installe un formidable appareil répressif et instaure des méthodes répressives d’une intensité jamais vue auparavant et à une échelle jamais vue auparavant. La répression ne connait aucune limite a priori : à tout moment, le Parti-Etat a la capacité d’édicter, arbitrairement et avec effet rétroactif, de nouvelles lois répressives, du fait que la Justice est totalement inféodée au Parti-Etat, du fait que les droits fondamentaux ont été abolis et du fait que le contexte interdit tout contrepouvoir même embryonnaire.
Au total, dans les deux cas, de ce fait, on se trouve dans une société complètement verrouillée où le Parti Unique peut tout surveiller et tout contrôler, où les individus qui refusent de se soumettre au Parti Unique vivent dans l’angoisse et la terreur permanentes et n’ont pas la capacité d’organiser quelque mouvement significatif de résistance.
Au vu de tous ces points communs, il s’imposait alors très normalement à nos grands auteurs de désigner ces deux régimes (le régime bolchevique et le régime nazi) par un qualificatif spécifique : ils ont alors constitué le concept de régime totalitaire.
Que peut-il y avoir alors de choquant à proposer ensuite que les régimes, qui présentent à leur tour les caractéristiques mêmes qui étaient communes au régime bolchevique et au régime nazi, soient eux-mêmes qualifiés de totalitaires ?
La démarche des grands auteurs est absolument logique. Je la partage. On peut identifier les régimes qui sont totalitaires et les distinguer des dictatures.
Antoine Brunet
Cher Pierre,
Je pense que tu es trop pragmatique quand tu énonces qu’il ne sert à rien d’identifier comme totalitaires les régimes qui le sont. Il suffirait selon toi de tout entreprendre pour s’opposer à ceux des régimes qu’on aurait identifiés comme particulièrement nuisibles et dangereux sans avoir à se préoccuper d’identifier leur nature politique.
Comme je l’ai dit aussi à André, il faut prendre en compte les grands noms qui nous ont précédés dans la défense de la démocratie libérale et qui ont jugé bon de distinguer les régimes totalitaires des dictatures.
Le drame du XXème et du XXIème siècle, c’est que, après le régime bolchevique et après le régime nazi, l’on a vu surgir deux ou trois dizaines de régimes qui à leur tour présentent (ou ont présenté) les traits qui furent communs au régime bolchevique et au régime nazi. Comme je le dis à André, on peut se permettre de les désigner comme des régimes totalitaires.
Or il s’avère que ceux-ci présentent quelques singularités. Enumérons les.
A la différence des simples dictatures, ils ont une forte propension à se pérenniser. Le parti bolchevique se maintint 74 ans à la tête de l’URSS ; le parti nazi se maintint 11 ans à la tête du Troisième Reich mais, en 1944 et 1945, malgré la déroute militaire de la Wehrmacht, le parti nazi obtint encore l’adhésion de la population allemande pour qu’elle envoie sa jeunesse se sacrifier dans de vains et derniers combats…Par la suite, les autres régimes totalitaires ont manifesté cette même propension à se pérenniser (Chine depuis 1949, Corée du nord depuis 1953, Cuba depuis 1962). Les quelques rares régimes totalitaires qui ont chuté l’ont été en conséquence de leurs aventures extérieures trop téméraires (Allemagne nazie, Japon impérial, Argentine des généraux, Cambodge des Khmers rouges, URSS en Afghanistan).
A la différence des simples dictatures, les régimes totalitaires partagent une détestation viscérale des démocraties libérales. L’effet-vitrine que celles-ci exercent constitue le dernier obstacle à leur domination définitive et totale sur leur population.
Les régimes totalitaires, de ce fait même, tendent à se rapprocher les uns des autres pour développer des stratégies agressives concertées afin d’éradiquer la démocratie libérale de notre planète.
Au vu de toutes ces singularités, on mesure tout l’avantage qui s’attache à identifier sans délai quels sont les régimes politiques qui sont totalitaires.
Juste un exemple, qui est très important, pour montrer l’avantage qui s’attache à une telle identification. Pour ma part, j’affirme depuis 2005 que, depuis 1949, le régime du PCC n’a cessé d’être totalitaire, avant comme après la mort de Mao et j’affirme aussi, depuis 2012 environ, que la Russie est redevenue totalitaire. Mais la plupart des analystes, des diplomates et des dirigeants occidentaux se sont trop longtemps refusés à reconnaître que Pékin et Moscou étaient des régimes totalitaires (aujourd’hui encore, un journal comme Le Monde s’obstine à les caractériser comme des « autocraties »). Dès lors qu’ils caractérisaient Pékin et Moscou comme de simples dictatures, les dirigeants de nos démocraties libérales ne pouvaient envisager que ces capitales deviennent leurs ennemis résolus et ils pouvaient encore moins envisager qu’elles puissent bâtir une alliance entre eux pour anéantir nos régimes démocratiques ; ils pouvaient même s’imaginer avoir la capacité, le jour venu, de détacher facilement Pékin de Moscou ou Moscou de Pékin ; nos démocraties libérales se sentaient tranquillisées.
Et ce fut bien là leur tort.
Si c’est dès 1996 que Moscou a entamé son rapprochement géopolitique avec Pékin, c’est à partir de 2012 que le régime russe, redevenu franchement totalitaire, a accentué le rapprochement géopolitique qu’il avait amorcé avec le régime chinois, entamant en particulier la longue série des manœuvres militaires annuelles communes qui s’avèrent chaque année, plus significatives.
Pourquoi une telle accentuation après 2012 ? Comme l’a très bien expliqué, depuis Moscou, Alexander Lukin (conseiller de Lavrov) dans son livre « China and Russia, the New Rapprochment » (publié en 2018), « c’est une même détestation de la démocratie qui a rapproché Moscou et Pékin ».
S’ils avaient bien observé le fonctionnement interne de la Russie de Poutine, les dirigeants occidentaux auraient pu eux-mêmes conclure dès 2012 que la Russie était redevenue totalitaire et ils auraient pu en conséquence en déduire que l’alliance embryonnaire entre les deux capitales du totalitarisme ne pourrait par la suite que se renforcer et devenir toujours plus menaçante pour eux.
Faute de cela, c’est seulement très tardivement, le 4 février 2022, que les capitales occidentales ont enfin été obligées de reconnaître et d’admettre que, face à elles, s’était constituée une alliance, robuste et menaçante, entre Pékin et Moscou. A cette date en effet, les deux capitales ont levé le masque : le « Joint Statement » qu’elles ont alors publié affichait leur volonté commune d’instaurer un nouvel ordre mondial qui rejetterait le modèle de la démocratie libérale ; il affichait aussi et surtout le soutien de Pékin à Moscou sur le dossier Ukraine et le soutien de Moscou à Pékin sur le dossier Taïwan.
Entre 2012 et 2022, le camp des démocraties libérales aura ainsi perdu un temps très précieux, permettant à l’axe Pékin/Moscou de renforcer à bon compte sa puissance géopolitique.
Oui il est indispensable de reconnaître qu’il existe des régimes politiques très spécifiques qui sont les régimes totalitaires : on en rencontre ou on en a rencontré sur presque tous les continents. Ils sont nocifs et dangereux pour les populations auxquelles ils se sont imposés ; ils sont également dangereux pour toute l’humanité car leur projet est d’abolir la démocratie et les libertés sur la planète ; nos pays démocratiques doivent s’en défier et se doivent de limiter très attentivement les relations qu’ils maintiennent avec eux.
Antoine Brunet
Cher Antoine,
Merci pour tes remarques critiques. Ce blog vit en particulier grâce à toi. Mais j’ai quelques réponses à tes objections. Les voici.
1- Je n’ai pas dit qu’il est inutile de distinguer totalitarisme et dictature, je dis qu’il y a des priorités. La Chine me semble pouvoir être qualifiée detotalitaire. Cependant, j’hésite encore quant à qualifier de telle la Russie. Mais aujourd’hui je passerai moins de temps à déterminer la bonne qualification de l’une et de l’autre que j’en passerai à les combattre intellectuellement, politiquement, moralement. Il y a une urgence de la dénonciation de l’entreprise poutinienne que je ne sens pas en revanche dans la détermination précise de la nature de ce régime.
2-« Les grands noms » que tu évoques, je les respecte – et quelques autres aussi. Mais je me méfie de l’argument d’autorité, d’autant plus que certains se sont lourdement trompés. Arendt ne pensait pas par exemple que la Chine maoïste était totalitaire!
3-Nous sommes d’accord, cependant : dictatures et Etats totalitaires ont chacun leur spécificité. Je crains aussi qu’il y ait des catégories différentes de totalitarismes, ce qui fait que ce concept n’est pas très facile à utiliser. Toi, tu insistes sur ce qu’ils ont de commun : tu évoques leur détestation des démocraties libérales. Mais les généraux argentins ou la junte birmane – des dictatures- ne les portaient ou ne les portent pas non plus dans leur coeur.
4-Tu dis aussi que les totalitarismes ont tendance à se rapprocher. Je te vois venir. Tu penses à l’alliance anti-libérale qui se nouerait entre la Chine, la Russie et quelques autres. Mais le conflit germano-soviétique me semble illustrer le fait que les alliances (même s’il y en a eu une entre 1939 et 1941) ne sont pas nécessaires ni même tendanciellement programmées.
Je m’arrête là. Je ne peux décemment continuer après t’avoir reproché d’être trop long!
Pierre
Cher Pierre,
Il est préférable que je te réponde point par point
Point 1 Pourquoi rester aussi prudent sur la caractérisation de la Chine ? Dès 1949, le régime du PCC aurait dû être identifié comme totalitaire et cela avant comme après la mort de Mao (1976). Pour ma part, quand j’ai coécrit La visée hégémonique de la Chine (publié en janvier 2011), je caractérisais le régime chinois comme totalitaire, ce qui m’a valu d’être recalé par un grand éditeur de la place dont je tairai le nom.
Les livres de Françoise Thom sur la Russie convergent tous pour conclure que le régime de Poutine coche toutes les cases du totalitarisme. Si on admet que le régime de Poutine est totalitaire, l’exprimer publiquement contribue à renforcer sa dénonciation.
Point 2 Je répète qu’il est dommageable que la Chine n’ait pas été très vite caractérisée comme totalitaire car elle en a coché toutes les cases dès les années 50. Malheureusement à cette époque, les grands noms n’ont alors retenu que deux régimes totalitaires (Allemagne nazie et URSS) quand un troisième venait d’être défait (celui du Japon des années 30 à 45) et quand, sous leurs yeux, se mettait en place un quatrième (celui du PCC en Chine).
Mon intuition, pour expliquer ce paradoxe, c’est que, en pleine période de décolonisation, les intellectuels européens et américains se sont autocensurés, craignant sans doute d’être accusés de racisme en désignant qu’en Asie aussi, il avait existé des régimes totalitaires.
Point 3. Certes ni les régimes totalitaires ni les dictatures n’apprécient les démocraties. Mais les dictatures ne dominent pas assez leurs populations pour se permettre de prendre des initiatives significativement hostiles aux pays démocratiques et à leurs gouvernements.
Les régimes totalitaires (munis de leur puissance de contrainte : Parti Unique ; l’Etat subordonné au Parti Unique ; une Idéologie prégnante et obligatoire ; une Justice soumise au Parti Unique ; un système répressif sans aucune limite) dominent très largement leurs populations ; ils perçoivent que le dernier obstacle qui demeure pour pérenniser cette domination est l’effet-vitrine qui vient des pays démocratiques ; c’est cette analyse qui les amène à consacrer toute leur énergie à infliger une défaite définitive aux pays démocratiques dans leur ensemble. Voilà une différence de taille entre le comportement des régimes totalitaires et celui des dictatures. Nota Bene : dans son roman 1984, George Orwell imaginait que la planète était durablement partagée entre seulement trois pays, tous totalitaires.
Point 4. Le fait que leurs idéologies étaient très opposées (la vénération du prolétariat pour l’URSS ; la vénération de la race germanique pour l’Allemagne) aurait dû exclure tout rapprochement entre les Bolcheviques et les Nazis. Et pourtant ils ont pactisé activement pendant deux ans. En 1941, Staline pensait même encore que le pacte se prolongerait. C’est un exemple historique majeur de l’attirance qui tend à prévaloir entre régimes totalitaires.
Aujourd’hui, l’alliance entre le PCC et le FSB, qui s’est nouée pendant vingt ans, est officialisée par le Joint Statement sino-russe du 4 février 2022. Et comme l’a écrit en 2018 Alexander Lukin, proche de Lavrov, « le ciment de cette alliance est une même détestation de la démocratie ». Ce n’est certainement pas un hasard si cette alliance attire à elle d’autres régimes qui cochent les cases du totalitarisme : la Biélorussie de Loukachenko, la Corée du nord, le Turkménistan, Cuba, le Venezuela, la Syrie des Assad, l’Iran des Ayatollahs, l’Afghanistan des Talibans…
Antoine Brunet
Cher Antoine,
Je crains que nous ne commencions à ennuyer les lecteurs de notre blog si nous continuons à tenir des discours aussi longs et répétitifs. Je te dis par exemple que je suis peu sensible à l’argument d’autorité. Mais tu en remets une couche sur les livres de Françoise Thom, comme si leur simple évocation allait faire s’évanouir mes doutes sur la nature de l’horrible régime dirigé par Poutine. Je n’ai jamais dit non plus que les dictatures et les Etats totalitaires avaient les mêmes comportements, mais tu n’hésites pas à me répondre. sur ce point.
Je vais aussi te répondre trop longuement (je n’ai pas donc de leçons de blog à te donner!) en prenant dans ton texte un point important car il nous permet d’avancer des arguments nouveaux et d’approfondir notre dialogue.
« Si on admet que le régime de Poutine est totalitaire, dis tu, l’exprimer publiquement contribue à renforcer sa dénonciation ».`
C’est apparemment une bonne objection à ce que tu appelles mon « pragmatisme ». Mais en quel sens le fait de caractériser un Etat comme totalitaire renforce-t-il sa dénonciation ? J’estime que ma dénonciation du régime de Poutine est totale et forte, qu’immenses sont mes espoirs en son renversement personnel et en l’effondrement de son régime, sans que je lui colle l’étiquette « totalitaire ».
Peut-être veux-tu dire que si l’on avait caractérisé la Russie de Poutine comme totalitaire dès le début, on aurait su à quoi s’en tenir avec elle ; du fait de sa nature totalitaire et de sa haine concomitante des démocraties libérales, la guerre à laquelle nous sommes confrontés aurait été prévisible et nous nous y serions mieux préparés. L’analyse politique aurait donc des effets pratiques et ma position minimisant l’intérêt d’une réponse tranchée (totalitaire ou non? et de quel type?) serait erronée.
Le problème est que les décideurs politiques peuvent bien prendre connaissance des catégories que nous autres, les politologues, commentateurs des événements politiques, leur proposons. Ils ne se sentent pas obligés de nous suivre : ils s’imaginaient par exemple (à tort, nous le pensons toi et moi) que faire accéder la Chine totalitaire de plein droit à l’OCDE et au commerce mondial « adoucirait ses moeurs » et donnerait toutes ses chances à son « ouverture démocratique ». Ils n’ont pas écouté ceux qui voient dans la Chine d’hier et d’aujourd’hui, dirigée par le PC un Etat totalitaire. Pourquoi? On peut parler de leur aveuglement ou des puissants intérêts qui les poussent à espérer malgré tout faire des affaires avec la Chine. Ils s’imaginent aussi, parfois avec raison, qu’un nouveau leader, sans pour autant changer le régime, favorisera une coexistence pacifique des Etats totalitaires (si tant est qu’ils les appellent comme ça) et des démocraties libérales. Ensuite, ils peuvent penser que la nature totalitaire du régime ne conduit pas nécessairement à la guerre. Le niveau de puissance militaire à partir duquel tel Etat totalitaire ou tel autre juge pouvoir attaquer est inconnu de nous. Un Etat totalitaire comme Cuba ne peut actuellement déclencher une guerre contre les démocraties libérales. Il faut pour cela diverses circonstances qui se présentent…ou pas. C’est pourquoi les dirigeants politiques et les hommes en général ne déterminent pas leurs choix en fonction des seules caractéristiques politiques que nous pouvons leur proposer. Ils sont confrontés à des situations toujours nouvelles ou qu’ils croient telles. Un dirigeant politique peut toujours se demander si nos analyses rendent bien compte du présent. Et si elles s’y appliquent bien.
Il ne découle donc pas de la nature politique des Etats un comportement déterminé. C’est vrai des Etats qu’on peut juger totalitaires. C’est encore plus vrai des démocraties. La nature politique d’un Etat est un facteur de comportement particulier, soit. Mais pas une cause nécessaire. Voilà pourquoi je trouve utile, mais pas indispensable, de se mettre d’accord sur la nature totalitaire ou non des adversaires des démocraties libérales.
Pierre Rigoulot
21 Oct 2022