Conférence-débat

Lundi 15 mai, de 18h à 20h, au 1er étage du Café du Pont-Neuf, 14 quai du Louvre, Florence Grandsenne et Pierre Rigoulot auront le plaisir de vous présenter leur livre : Quand Poutine se prend pour Staline, l’ombre de la Grande guerre patriotique sur l’Ukraine  (éditions Buchet-Chastel) qu’on trouve en librairie depuis le 4 mai.

Une des principales légitimations que donne Poutine à la  guerre qu’il a lancée contre l’Ukraine est qu’elle s’intègre au combat mené par la Russie contre le nazisme. Cette référence se justifie-t-elle?  Quel rapport y a-t-il et y a-t-il eu entre l’Ukraine et le nazisme ? Et la « Grande Guerre patriotique » de 1941 à 1945 peut-elle vraiment servir, comme le croit ou feint de le croire Poutine, de modèle de lutte contre le nazisme?

Pour rendre plausible cette fonction, le dirigeant russe ne truffe-t-il pas l’histoire russe de mythes et de mensonges ? Ce livre cherche à les débusquer en parcourant les prémices, le déroulement et les conséquences de l’affrontement militaire soviéto-nazi ..

Les Amis d’Histoire & Liberté

6 Mai 2023


Le grand historien américain Timothy Snyder a accepté de se rendre le 14 mars 1023 à une invitation par le Conseil de Sécurité de l’ONU pour s’exprimer sur « le concept de russophobie » que le KGB et Poutine cherchent à nous imposer, tout comme les islamistes cherchent à nous imposer « leur concept d’islamophobie ». Il a  pris l’initiative de retranscrire son intervention orale et de la faire traduire en français. Cela donne le texte ci-dessous, remarquable par sa pertinence, par sa précision et par sa densité.

Antoine Brunet

Mesdames et Messieurs,

Je suis ici aujourd’hui en ma qualité d’historien de l’Europe de l’Est, et plus particulièrement d’historien des massacres et des atrocités politiques. Je suis heureux que l’on m’ait demandé de vous informer sur l’utilisation du terme « russophobie » par les figures politiques de l’État russe. Je pense qu’une telle discussion vous apportera quelques éclaircissements sur la nature de la guerre d’agression menée par la Russie en Ukraine, ainsi que sur l’occupation illégale du territoire ukrainien par la Russie. Je m’exprimerai brièvement et je limiterai mon propos à deux points.

D’abord, les préjudices causés au peuple et à la culture russes sont principalement le résultat des politiques de la Fédération de Russie. Si nous sommes préoccupés par les dommages causés aux Russes et à leur culture, alors, nous devrions l’être par les politiques de l’État russe.

Deuxièmement, le terme « russophobie », dont nous discutons aujourd’hui, est utilisé dans cette guerre comme un élément de propagande impériale, dans laquelle l’agresseur prétend être la victime. L’année dernière, il a servi à justifier les crimes de guerre russes en Ukraine.

Permettez-moi de commencer par le premier point. Lorsque nous parlons de « russophobie », nous partons du principe que nous sommes préoccupés par les dommages infligés aux Russes. C’est un postulat que je partage évidemment : je partage cette inquiétude pour les Russes. Je partage cette inquiétude pour la culture russe. Rappelons donc les actions qui, l’année dernière, ont causé le plus grand tort au peuple russe et à sa culture. J’en citerai brièvement dix.

1. Le fait d’amener les Russes les plus créatifs et les plus productifs à émigrer. L’invasion russe de l’Ukraine a poussé environ 750 000 Russes à quitter la Russie, notamment certaines des personnes les plus créatives et les plus productives. Il s’agit d’un préjudice irréparable pour la culture russe, et c’est le résultat de la politique russe.

2. La destruction du journalisme russe indépendant, de façon à ce que les Russes ne puissent pas comprendre le monde qui les entoure. Il s’agit, ici également, d’une politique russe qui cause un préjudice irréparable à la culture russe.

3. La censure générale et la répression de la liberté d’expression en Russie. En Ukraine, vous pouvez dire ce que vous voulez, en russe ou en ukrainien. En Russie, c’est impossible.

Si vous tenez en Russie une pancarte disant « Non à la guerre », vous serez arrêté et très probablement emprisonné. Si vous tenez en Ukraine une pancarte disant « Non à la guerre », quelle que soit la langue dans laquelle elle est rédigée, il ne vous arrivera rien. La Russie est un pays où il n’y a qu’une seule langue principale et où l’on ne peut pas dire grand-chose. L’Ukraine est un pays où vous avez le choix entre deux langues, et où l’on peut dire ce que l’on veut. Ainsi, lorsque je me rends en Ukraine, les gens me racontent les crimes de guerre commis par les Russes en utilisant les deux langues, l’ukrainien ou le russe, à leur convenance.

4. L’attaque contre la culture russe par la censure des manuels scolaires, l’affaiblissement des institutions culturelles russes dans le pays et la destruction des musées et des organisations non gouvernementales consacrées à l’histoire russe. Tout ceci est le fait de la politique russe.

5. Le parallèle tracé entre la Grande Guerre patriotique et les guerres d’agression de 2014 et 2022 prive les générations futures de Russes de la réalité de leur héritage. Il s’agit encore de l’action de la politique russe. Elle cause beaucoup de tort à la culture russe.

6. La dévalorisation de la culture russe dans le monde et la disparition de ce que l’on appelait autrefois le « rousski mir » : le monde russe à l’étranger. Autrefois, de nombreuses personnes se sentaient proches de la Russie et de la culture russe en Ukraine. Deux invasions russes ont mis fin à cela. Ces invasions ont été des politiques de l’État russe.

7. Le massacre des russophones en Ukraine. La guerre d’agression russe en Ukraine y a tué plus de russophones que toute autre action, et de loin.

8. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a entraîné la mort massive de citoyens russes combattant comme soldats dans sa guerre d’agression. Quelque 200 000 Russes sont morts ou ont été mutilés. Il s’agit là, bien entendu, d’une politique russe, celle qui consiste à envoyer de jeunes Russes mourir en Ukraine.

9. Les crimes de guerre, les traumatismes et la culpabilité. Cette guerre a pour effet que toute une génération de jeunes Russes, ceux qui y survivront, se sentiront impliqués dans des crimes de guerre et seront hantés par les traumatismes et la culpabilité toute leur vie. C’est un grave préjudice pour la culture russe. Tous ces dommages causés aux Russes et à leur culture ont été provoqués par le gouvernement russe lui-même, principalement au cours de l’année dernière. Par conséquent, si nous sommes sincèrement préoccupés par les préjudices causés aux Russes, ce sont là des choses auxquelles nous devons penser. Mais la pire politique russe à l’égard des Russes est probablement celle que je vais exposer.

10. Le fait d’inculquer sans relâche aux Russes l’idée que le génocide est normal. Nous le voyons dans les affirmations répétées du président russe selon lesquelles l’Ukraine n’existe pas. Nous le voyons dans les fantasmes génocidaires des médias d’État russes. Nous le voyons dans la propagande de la télévision d’État regardée par des millions ou des dizaines de millions de citoyens russes chaque jour. Nous le voyons lorsque la télévision d’État russe présente les Ukrainiens comme des « porcs ». Nous le voyons lorsque la télévision d’État russe présente les Ukrainiens comme des « parasites ». Nous le voyons lorsque la télévision d’État russe présente les Ukrainiens comme des « vers ». Nous le voyons lorsque la télévision d’État russe présente les Ukrainiens comme des « satanistes » ou des « vampires ». Nous le voyons lorsque la télévision d’État russe proclame que les enfants ukrainiens devraient être noyés. Nous le voyons lorsque la télévision d’État russe proclame que les maisons ukrainiennes devraient être brûlées avec leurs habitants. Nous le voyons lorsque des personnes interviewées à la télévision d’État russe disent : « Ils ne devraient pas exister du tout. Nous devrions les faire éliminer par des pelotons d’exécution ». Nous le voyons lorsque quelqu’un déclare à la télévision d’État russe : « Nous allons en tuer un million, nous allons en tuer cinq millions, nous pouvons tous les exterminer », c’est-à-dire : tous les Ukrainiens.

Si nous étions sincèrement préoccupés par les préjudices subis par les Russes, nous nous préoccuperions de ce que la politique russe fait aux Russes. L’affirmation selon laquelle les Ukrainiens sont des « russophobes » n’est qu’un élément de plus du discours haineux de la télévision d’État russe. Dans les médias russes, ces autres affirmations au sujet des Ukrainiens se mêlent à l’affirmation selon laquelle les Ukrainiens sont russophobes. Par exemple, dans la déclaration à la télévision d’État russe où l’orateur propose que tous les Ukrainiens soient exterminés, le raisonnement exposé est qu’ils devraient tous être exterminés précisément parce qu’ils font preuve de « russophobie ».

Affirmer que les Ukrainiens doivent être tués parce qu’ils souffrent d’une maladie mentale nommée « russophobie » est néfaste pour les Russes, car elle les éduque au génocide. Mais bien entendu, cette affirmation est pire encore pour les Ukrainiens.

Voici une photo que j’ai prise dans le sous-sol de l’école de Yahidné, dans la région de Tchernihiv, en Ukraine. À Yahidné, les occupants russes ont détenu toute la population du village dans ce sous-sol. Certaines personnes ont été exécutées, d’autres sont mortes d’épuisement. Il est écrit « 59 enfants » : c’est le nombre d’enfants emprisonnés dans cet espace extrêmement réduit. Au rez-de-chaussée de l’école, des graffitis russes reprenaient des slogans de la propagande télévisée — par exemple, que les Ukrainiens sont des « diables ».

Ceci m’amène à mon deuxième point. Le terme « russophobie » constitue une stratégie rhétorique que nous connaissons grâce à l’histoire de l’impérialisme.

Lorsqu’un empire attaque, il prétend être la victime. La rhétorique selon laquelle les Ukrainiens sont « russophobes » est utilisée par l’État russe pour justifier une guerre d’agression. Le langage est fondamental. Mais c’est le contexte dans lequel il est utilisé qui importe le plus. Et voici ce contexte : l’invasion russe de l’Ukraine, la destruction de villes ukrainiennes entières, l’exécution de dirigeants locaux ukrainiens, la déportation forcée d’enfants ukrainiens, le déplacement de près de la moitié de la population ukrainienne, la destruction de centaines d’hôpitaux et de milliers d’écoles, le ciblage délibéré de l’approvisionnement en eau et en chauffage pendant l’hiver. Tel est le contexte. C’est ce qui se passe réellement.

Le terme « russophobie » est utilisé dans ce contexte pour affirmer que la puissance impériale est la victime, alors même que la puissance impériale, la Russie, mène une guerre atroce. Il s’agit là d’un comportement typique dans l’Histoire : la puissance impériale déshumanise sa victime et prétend être la seule victime. Lorsque la victime réelle (en l’occurrence, l’Ukraine) s’oppose aux attaques, aux meurtres et à la colonisation, l’empire affirme que vouloir la paix est déraisonnable, qu’il s’agit d’une maladie : c’est alors une « phobie ».

Cette affirmation selon laquelle les victimes ont perdu la raison, qu’elles sont « phobiques », qu’elles sont atteintes d’une « phobie », vise à détourner notre attention de l’expérience vécue par les victimes dans le monde réel. Une expérience faite d’agression subie, de guerre et d’atrocité. Le terme « russophobie » est une stratégie impériale conçue pour conformer une guerre d’agression bien réelle aux sentiments des agresseurs, supprimant ainsi l’existence même et l’expérience vécue par les personnes qui subissent le plus cette guerre. L’impérialiste dit : « Nous sommes les seuls ici. Nous sommes les vraies victimes. Et nos sensibilités heurtées comptent davantage que la vie des autres ».

Aujourd’hui, les crimes de guerre de la Russie en Ukraine peuvent être et seront évalués par le droit ukrainien — car ils ont lieu sur le territoire ukrainien —, et par le droit international. À l’œil nu, nous pouvons constater qu’une guerre d’agression a lieu, ainsi que des crimes contre l’humanité et un génocide.

L’utilisation du mot « russophobie » dans ce contexte, l’affirmation que les Ukrainiens sont des malades mentaux plutôt que les victimes d’atrocités, est une rhétorique coloniale. Elle s’inscrit dans une pratique plus large d’incitation à la haine. C’est pourquoi cette réunion est importante : elle nous aide à voir le discours de haine génocidaire tenu par la Russie. L’idée que les Ukrainiens souffrent d’une maladie appelée « russophobie » est utilisée comme argument pour les détruire, au même titre que les arguments selon lesquels ils sont de la « vermine », des « parasites », des « satanistes », etc.

Prétendre être la victime, alors que l’on est en fait l’agresseur, n’est pas une défense. C’est, en réalité, une partie intégrante du crime. Les discours de haine à l’encontre des Ukrainiens ne sont pas des éléments de la défense de la Fédération de Russie ou de ses citoyens : ils sont un élément des crimes que les citoyens russes commettent sur le territoire ukrainien. En ce sens, en convoquant cette réunion, l’État russe a trouvé le moyen, une fois de plus, d’avouer ses crimes de guerre. Je vous remercie de votre attention.

J’ai ensuite pris la parole une deuxième fois, en réponse à une question du représentant russe.

Merci, Monsieur le Président. C’est un honneur d’être parmi vous et parmi les diplomates. Le représentant russe a jugé bon de me demander quelles sont mes sources, et je suis très heureux de le faire.

Si l’on veut se référer aux sources des déclarations des hauts fonctionnaires de la Fédération de Russie, je renvoie le représentant russe au site Internet du Président de la Fédération de Russie. Il y trouvera des discours du président de la Fédération de Russie niant l’existence de l’Ukraine au motif que l’Ukraine a été inventée par les nazis, niant l’existence de l’Ukraine au motif qu’elle a été inventée par les communistes, et niant l’existence de l’Ukraine au motif qu’un viking y a été baptisé il y a un millénaire. Je ne me prononce pas ici sur la validité historique ou la logique de ces arguments. Je me contente de souligner qu’il s’agit de documents publics : ce sont des déclarations du président de la Fédération de Russie. De même, Dmitri Medvedev, vice-président du Conseil de Sécurité russe, a usé à plusieurs reprises, sur sa chaîne Telegram, du type de langage génocidaire dont il a été question aujourd’hui.

Pour ce qui concerne les sources de la télévision d’État russe, c’est très simple : je citais la télévision d’État russe. La télévision d’État russe est un organe de l’État russe. Comme l’a dit le Président de la Fédération de Russie, la télévision d’État russe représente les intérêts nationaux russes. Les déclarations faites par la télévision d’État russe et d’autres médias d’État sont donc importantes, non seulement comme expressions de la politique russe, mais également comme preuves de la motivation génocidaire de la population russe. À tel point que les présentateurs de la télévision russe eux-mêmes se sont inquiétés à voix haute de la possibilité d’être poursuivis pour crimes de guerre. Je renvoie donc le représentant de la Fédération de Russie aux archives vidéo des chaînes de télévision publiques russes. Quant à ceux d’entre vous qui ne parlent pas le russe, je les renvoie à l’excellent travail de Julia Davis, qui a compilé des archives télévisuelles russes.

Si la question porte sur les sources concernant les atrocités russes en Ukraine, elles sont bien connues et ont été abondamment documentées. Le plus simple serait, pour l’État russe, d’autoriser les journalistes russes à couvrir librement les événements en Ukraine. Pour tous les autres, le plus simple serait de se rendre en Ukraine, un pays qui a un président bilingue démocratiquement élu et représentant une minorité nationale, et de demander à la population ukrainienne de parler de la guerre, en ukrainien ou en russe. Les Ukrainiens parlent les deux langues et peuvent vous répondre dans les deux langues.

Le représentant de la Fédération de Russie a jugé bon d’attaquer mes qualifications. Je prends ce reproche de l’État russe comme une fierté, car il constitue un détail certes mineur, mais qui s’inscrit dans une attaque plus large contre l’histoire et la culture russes. J’ai consacré mon travail d’historien, entre autres, à la chronique des meurtres de masse de Russes, y compris lors du siège de Leningrad. Au cours de ma carrière, j’ai été fier d’apporter des éléments nouveaux aux historiens ukrainiens, polonais et plus généralement européens, ainsi qu’aux historiens russes. Il est regrettable que les principaux historiens et chercheurs russes ne soient pas autorisés à pratiquer librement leur discipline dans leur propre pays. Il est regrettable que des organisations telles que Mémorial, qui ont accompli un travail héroïque pour l’histoire de la Russie, soient désormais criminalisées dans leur pays.

Il est également regrettable que les lois sur la mémoire en Russie empêchent toute discussion ouverte sur l’histoire russe. Il est regrettable que le mot « Ukraine » ait été banni des manuels scolaires russes. En tant qu’historien de la Russie, j’attends avec impatience le jour où l’on pourra discuter librement de la passionnante histoire de la Russie.

À propos d’histoire, le représentant russe a nié l’existence de l’histoire ukrainienne. Je renvoie le représentant russe à d’excellentes études réalisées par des historiens connaissant à la fois l’ukrainien et le russe, comme le récent travail de mon collègue Serhii Plokhy à Harvard. Je renvoie le public en général à mon cours en accès libre sur l’histoire ukrainienne à Yale : il fera, je l’espère, comprendre l’importance de l’histoire ukrainienne avec plus d’éloquence que je ne saurais le faire ici.

Plus essentiellement encore, je voudrais remercier le représentant de la Russie de m’avoir aidé à démontrer ce que je tentais d’expliquer dans mon exposé. Ce que j’ai essayé d’exprimer, c’est qu’il n’appartient pas au représentant d’un grand pays de déclarer qu’un petit pays n’a pas d’histoire. Ce que le représentant russe vient de nous dire, c’est que chaque fois que les Ukrainiens, dans le passé ou aujourd’hui, affirment qu’ils existent en tant que société, cela constitue de l’ « idéologie » ou de la « russophobie ». Le représentant de la Russie nous a ainsi aidés en illustrant le comportement que voulais décrire. Comme j’ai tenté de le démontrer, rejeter l’histoire d’autrui, ou la qualifier de maladie, est une attitude coloniale aux implications génocidaires. Un empire n’a pas le droit de dire qu’un pays voisin n’a pas d’histoire. Affirmer qu’un pays n’a pas de passé est un discours de haine génocidaire. En nous aidant à tracer le lien entre les paroles de la Russie et ses actes, cette réunion aura donc été utile. Je vous remercie pour votre attention.

(image: Wikimedia, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Timothy_Snyder_lecture_2016_2.jpg)

10 Avr 2023


Nous recevrons mercredi 1er février Galia Ackerman  pour mieux connaître et comprendre les réactions de l’opinion publique russe face aux vues et aux projets de Vladimir Poutine.  Galia Ackerman, comme vous le savez, a co-dirigé avec Stéphane Courtois la publication du Livre Noir de Poutine. Elle est également très présente sur la chaîne LCI pour commenter l’actualité de l’Ukraine.
Notre rencontre aura lieu de 18 à 20h, au 1er étage du Café du Pont-Neuf, 14 quai du Louvre.

Histoire & Liberté

19 Jan 2023


Guerre d’Ukraine : résumé au 28 septembre 2022

Poutine (et d’autres) considère comme une catastrophe la chute de l’URSS. Il l’attribue aux fautes commises par Gorbatchev et s’est donné pour mission de reconstituer les frontières issues de la grande guerre patriotique.

Depuis son accession au pouvoir, il a très habilement joué, à la manière mise au point et longtemps pratiquée avec succès par Hitler, affirmant au départ un pacifisme de bon aloi puis grattant peu à peu le terrain, chaque succès appelant un succès plus grand. L’opération du Donbass devait donner la possibilité de reprendre rapidement la totalité de l’Ukraine ; son succès permettrait de s’intéresser aux pays Baltes, puis à la Finlande, ensuite à la Pologne, sans compter la Moravie, la Roumanie, etc.… : progression par étapes, en convaincant à chaque fois l’ennemi que l’ultime opération ne vaut pas la peine de déclencher une guerre.

Poutine a cru que Munich était oublié, même en Angleterre et aux Etats-Unis.

Les Etats-Unis ont fait capoter l’opération spéciale qui devait en quelques jours renouveler la brillante opération de Budapest en 1956.

Il apparaît que, toutes choses restant égales par ailleurs, l’Ukraine sera en mesure de bouter les Russes hors d’Ukraine y compris de la Crimée. Poutine ne peut pas céder sans tout perdre.

Qu’adviendra-t-il ? Coup d’état ? Assassinat ? Chaos ? Poutine ou un autre autocrate de l’appareil ?

En tout état de cause, la Russie aura perdu son image : comme l’Afghanistan a tué l’URSS, l’Ukraine tuera la Russie. La Chine bien sûr, qui agit avec Poutine avec la plus extrême habileté, sera la première gagnante. On peut imaginer qu’elle pose à son tour la question des frontières : la limite du fleuve Amour date de l’époque coloniale ; la Mandchourie est chinoise ; la Russie peut être un arrière-pays fructueux … ; toutes les ex-colonies du pourtour soviétique (pieusement appelées « Républiques » depuis la création de l’URSS) s’émanciperont définitivement pour le plus grand profit de la Turquie ou de l’Iran notamment ; l’Inde sera par ailleurs totalement émancipée ; les prétentions moyen-orientales seront obsolètes ; l’Afrique ne respectera plus le tyran déchu.

Ceci ne préjuge pas d’un avenir radieux : la Chine respectera l’Amérique mais la bombe atomique étant inutilisable, les programmes « classiques » d’armements nouveaux seront décuplés par beaucoup et les risques de conflits sur la planète multipliés.

JLC

7 Oct 2022


Gorbatchev, notre éveil à la complexité du monde

Au lendemain de la mort de Mikhail Gorbatchev,  beaucoup rappellent avec raison la place à part qu’il occupa  parmi les secrétaires généraux du Parti communiste de l’Union soviétique. Et de fait, le contraste est saisissant – et jusqu’à la caricature – quand on l’oppose au Brejnev vieillissant ou à Tchernenko, tant sur les décisions prises pendant l’exercice de son pouvoir que sur son style, sa manière. A l’extérieur comme à l’intérieur, d’ailleurs : conflits armés en Angola, en Amérique centrale, en Afghanistan vont trouver leur solution ou vont littéralement s’évaporer pendant qu’il dirige l’URSS..

Mais le « moment Gorbatchev », pour reprendre le titre d’un des livres majeurs de Françoise Thom, a bouleversé aussi nos habitudes intellectuelles d’analystes du monde communiste. Il a rendu inutiles  (et conscients de l’être) les militants anticommunistes systématiques et a priori que nous étions et nous a transformé en observateurs plus méfiants, moins soumis à une grille de lecture préalable.

Rappelons quelques étapes de cette mutation.

Tout en reconnaissant qu’avec Gorbatchev un style nouveau se mettait en place, que se multipliaient les négociations avec les Etats-unis sur divers conflits locaux et qu’à l’égard des opposants et dissidents au sein de l’URSS, la répression s’amoindrissait, les bons connaisseurs du monde communiste appelaient à la méfiance. La coexistence pacifique, les dirigeants soviétiques le reconnaissaient eux-mêmes, avait été un autre moyen de combattre le capitalisme, la prise en compte des nationalistes internes, notamment baltes, pouvait donc être une ruse pour leur faire accepter leur dépendance et les inciter à rester au sein de l’URSS. La mise en place de « fronts populaires » à la fin des années 80 pouvait être une manière de récupérer les contestations, et Michel Heller rappelait que Gorbatchev conversant avec Sakharov, ce n’était pas si étonnant : même Staline avait téléphoné à Boris Pasternak pour qu’on sache quel brillant Chef ouvert au dialogue il était…

Avec Michel Heller, Alain Besançon, Annie Kriegel et quelques autres appelaient donc à la prudence. Les Soviétiques usaient d’un art consommé de la désinformation. Ce n°1, qui soulevait tant d’espoirs avec sa pérestroïka et sa glasnost, ne reconnaissait pas les vertus de la démocratie mais cherchait surtout la fin d’une compétition qui épuisait le régime communiste. Sa main tendue aux Européens en vue d’une « Maison commune » était un moyen inavoué de s’infiltrer dans les rouages politiques et économiques des démocraties. Gorbatchev se déguisait peut-être en babouchka souriante face au Chaperon rouge européen, mais le loup communiste avait toujours grand faim.

 Pourtant, un beau jour, il fallut en convenir. Le communisme qui prétendait se réformer en Europe, ça ne marchait pas. Non seulement ça ne marchait pas, mais ça s’effondrait. La Pologne et la Hongrie rétablissaient les élections démocratiques, les Allemands de l’Est franchissaient le Mur de Berlin et les troupes soviétiques laissaient faire. Bientôt c’est l’URSS et l’ensemble du système, du moins en Europe, qui s’effondra. La démocratie avait gagné la longue guerre froide qui l’opposait au communisme. On le devait à Reagan et à sa « guerre des étoiles », mais aussi à Gorbatchev qui n’avait justement pas voulu la guerre, ni contre son propre peuple ni contre les Européens. Victoire définitive? C’était même la fin de l’Histoire à laquelle nous assistions, disaient certains. Le Diable était vaincu. On n’entrait pas au Paradis mais presque.

Gorbatchev et ses réformes furent bientôt oubliés. La transition proposée du socialisme au libéralisme fut tentée sans grande précaution. La vie quotidienne des Soviétiques, qui n’était déjà pas brillante, se détériora donc. La mise à jour des effroyables persécutions des décennies précédentes et la prise de conscience que la Russie nouvelle était un pays pauvre et peu craint désormais dans le monde alimenta une nostalgie que nous eûmes, nous les observateurs, du mal à admettre. Ainsi donc, le peuple russe regrettait l’oppression des communistes? Que n’avions nous pas su voir dans notre dénonciation du totalitarisme rouge?  A mesure  que les années passaient, il fallut se rendre à l’évidence : des paramètres comme le nationalisme étaient à prendre en compte, tout comme  la satisfaction du peuple à se sentir partie d’un grand tout militairement puissant. Il suffisait de relire Svetlana Alexéievitch, prix Nobel, pour comprendre la naïveté dans laquelle nous étions tombés en saluant la victoire définitive de la démocratie sur le monde communiste à l’issue du mandat de Gorbatchev. Sans doute, ne fallait-il pas non plus voir dans le maelström russe la résurrection du communisme comme certains l’affirmaient. Vladimir Poutine n’est pas le fils de Staline et le régime qu’il dirige peut bien présenter quelques points communs avec l’URSS : il est un syncrétisme spécifique qui regroupe, de manière plus ou moins cohérente, l’orthodoxie, l’impérialisme, le sentiment obsidional, la mégalomanie. Tout cela est sans doute utilisé par le pouvoir et enseigné à la population – et une partie d’entre elle y trouve son compte. Le monde bousculé par Gorbatchev a laissé tomber de curieux fruits. Notre regard qui se contentait de ce que nous savions ou croyons déjà savoir, s’est brouillé. Les réalités historiques sont neuves et complexes, voilà ce que nous découvrons (même en prétendant que nous le savions depuis longtemps) grâce aux réformes tentées par Gorbatchev, leur échec et leur suite.

La Russie de Poutine n’est pas une amie du monde occidental. Mais de qui parlons-nous?  De l’Etat ? De la population ? Son obsidionnalité est-elle entièrement jouée ? A quelles conditions la Russie peut-elle être fière d’elle-même? L‘impérialisme lui est-il consubstantiel ?

Le monde tel qu’il est demande que nous prenions parti tout de suite et de manière claire. Car aujourd’hui, une barbarie ambitieuse doit être arrêtée. Mais il n’est plus possible de décrire paresseusement notre adversaire comme le Diable. C’est cela aussi que nous a apporté le moment Gorbatchev.

Pierre Rigoulot

Notre ami Jean-Louis Carillon lui a adressé quelques jours plus tard les remarques suivantes que nous ne postons qu’aujourd’hui… avec nos excuses pour ce retard.

H&L

Pierre Rigoulot écrit : « Le monde tel qu’il est demande que nous prenions parti tout de suite et de manière claire. Car aujourd’hui, une barbarie ambitieuse doit être arrêtée. Mais il n’est plus possible de décrire paresseusement notre adversaire comme le Diable. C’est cela aussi que nous a apporté le moment Gorbatchev . »

Mais arrêter la barbarie est un vœu pieux : la barbarie fait partie de la guerre poutinienne. Cette guerre est essentielle et vitale pour l’Ukraine mais aussi désormais pour la Russie. On ne peut imaginer un armistice comme en Corée.

La défaite de la Russie dans sa guerre d’Ukraine et la libération de la Crimée sont possibles. Tout dépend de la ténacité américaine : Biden souhaitera-t-il au final ne pas humilier son adversaire ? Comment ne pas l’humilier ? Toutes choses restant égales par ailleurs, il semble que l’empire de Catherine II vit ses derniers feux. Après la guerre, qu’adviendra-t-il de la Russie ? Qui succèdera à Poutine : Poutine ? Un autre Poutine ? Le chaos ? La Chine qui attend son heure ?

La France n’est jamais totalement sortie de la révolution française (même sa constitution est périodiquement remise en cause). Comment sortir de la révolution de 1917 ? Gorbatchev n’avait fait qu’accélérer un processus dont les développements devenus incontrôlables lui échappèrent.

Certes, le Diable ne prend plus la figure de Lénine. Mais il existe.

Jean-Louis Carillon

crédit photo: https://www.flickr.com/photos/unisgeneva/4885367578

20 Sep 2022


La Russie de Poutine n’a plus sa place au Conseil de sécurité de l’ONU

Si l’ONU n’aspirait qu’à être une assemblée générale des États exerçant leur pouvoir sur leurs peuples, tous les États du monde y auraient les mêmes droits, chacun disposant du droit de véto, et l’ONU n’aurait aucun pouvoir.

C’est cette conception que défendit Goebbels, en septembre 1933, à la Société des Nations.  « Messieurs, déclara-t-il, charbonnier est maître chez soi. Nous sommes un État souverain. Laissez-nous faire comme nous l’entendons avec nos socialistes, nos pacifistes et nos Juifs. »

Du moins, l’Allemagne nazie n’était-elle pas membre d’un Conseil de Sécurité de la SDN.

Mais si l’ONU a mission de faire respecter le droit international par les États qui le violent, elle ne peut pas accorder un droit de veto à l’un de ces États au sein de son Conseil de sécurité.

La Russie actuelle, qui est mène une guerre d’agression contre l’Ukraine, et qui cherche à se procurer des armes et des soldats en Corée du Nord, doit pour le moins être exclue du Conseil de sécurité.

Tant que cet État criminel sera coupable et juge à la fois, les décisions de l’ONU seront frappées de nullité ou de paralysie.

Il se peut que les procédures existantes et que les rapports de force au sein de l’Assemblée Générale de l’ONU rendent cette exclusion impossible. La question devra alors être posée publiquement aux États du monde libre : comment faire évoluer le Droit international et ses instances, pour assurer la défense du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ?

André Senik

12 Sep 2022


Nous reproduisons ci-dessous un extrait passionnant d’un long et remarquable entretien d’Adam Michnik avec le journaliste Christian Longchamp paru il y a quelques jours dans la revue La Règle du jeu que dirige  Bernard-Henri Lévy. Nous renvoyons nos lecteurs à ce très riche numéro 75 de La Règle du jeu pour lire l’entretien dans sa totalité. 

La manière précise dont Michnik évoque l’évolution de Poutine ou plutôt l’évolution de sa perception de Poutine fait de cette interview et en particulier du passage que nous reproduisons une lecture indispensable pour quiconque veut comprendre cette guerre et combattre l’agression russe.

Christian Longchamp pour La Règle du jeu (…)

Vous avez rencontré Poutine à plusieurs reprises. Lorsque vous observez sa trajectoire politique et psychologique depuis son accession à la présidence de la Fédération de Russie, comment lanalysez-vous ?

Poutine a suivi une route assez simple : du KGB au KGB ! Qu’est-ce que cela signifie au juste ? Comme vous l’avez indiqué, il m’est arrivé de le rencontrer. La première fois, après six mois de sa présidence, je suis allé l’interviewer pour Gazeta Wyborcza. J’ai eu une impression positive. Ce n’était évidemment pas un homme de mon monde, ce n’était pas un démocrate et un ancien dissident, je le savais. Comme je savais aussi que les Russes n’auraient jamais choisi Andreï Sakharov pour président. J’ai eu le sentiment que Poutine ne se servait pas de la novlangue soviétique. Il était calme, posé et répondait aux questions de façon très rationnelle. Mon ami, l’ancien dissident Sergueï Kovalev me disait « Adam, fais très attention, c’est un ancien sous-colonel du KGB ! ». Je lui ai répondu : « Sergueï, tu exagères ! George Bush a lui aussi travaillé pour une agence de renseignement, il l’a même dirigée. Il n’est pas un président extraordinaire, mais tu ne peux pas dire que les Etats-Unis ont placé à leur tête le chef de la CIA, c’est absurde ! ». Rétrospectivement, je dois avouer que Kovalev avait raison.

Lors de notre deuxième rencontre, à Varsovie, en janvier 2002, à l’occasion d’une visite officielle, le président polonais d’alors, Aleksander Kwasniewski, avait organisé une réception à laquelle il m’avait invité. À nouveau, les échanges que j’ai eus avec Poutine et Lavrov ont plutôt confirmé mon premier sentiment même si dès cette époque certains éléments négatifs apparaissaient de manière évidente pour moi. Sa manière ambiguë de traiter les oligarques était d’autant plus étrange que dans la société polonaise nous n’en avions pas. J’observais que certains d’entre eux étaient poursuivis pour corruption et je ne pouvais que m’en réjouir. Mais mes amis russes, anciens dissidents, me mettaient en garde : en Russie, on assiste à la fin de la politique et au début d’une nouvelle ère, celle des opérations des services spéciaux. Au moment où il s’attaquait aux oligarques, il s’en prenait aux médias indépendants. Les motivations étaient à chaque fois différentes. Ça pouvait être une condamnation au silence pour des raisons fiscales, par exemple. En 2005-2006, Poutine avait plus ou moins éliminé le pluralisme que l’on trouvait à la fin des années Eltsine, à la télévision notamment et dans les grands médias. C’était déjà très inquiétant. Par la corruption, en achetant des députés notamment, il liquidait les espaces d’expression. La démocratie n’était plus qu’une forme de vernis décoratif apposé sur des actions illégales et de censure. Je l’ai rencontré pour la dernière fois lors d’une rencontre du Club de Valdaï à Sotchi à laquelle j’ai été invité comme d’autres, intellectuels, hommes d’affaires ou personnalités influentes, des Français et des Américains notamment que le Kremlin considérait comme des idiots utiles à sa propagande. C’était avant l’attaque de la Russie en Géorgie en 2008. Mikhaïl Khodorkovski était emprisonné depuis plusieurs années. Je me souviens comme si c’était hier de la résidence de Poutine : elle ne respirait pas la modestie, de l’or, de l’argent, du marbre… Un luxe tape à l’œil disproportionné qui s’exprimait absolument partout. Et du caviar, de la vodka, d’autres alcools rares et chers, etc. Même les réceptions à l’Élysée n’ont jamais été aussi fastueuses ! (rire) Il faut noter, c’est important, que les démocrates russes étaient aussi présents, des journalistes, des écrivains, des activistes de partis d’opposition. Mais la rencontre avec Poutine fut réservée aux étrangers. La veille, un homme proche du Kremlin, un des organisateurs de cette rencontre, est venu me voir pour me proposer de demander à Poutine s’il allait ériger des monuments aux victimes de Staline. Je n’ai pas bien compris où il voulait en venir, mais je me suis dit « pourquoi pas ? ». Après la conférence de Poutine, alors que nous avions donc la possibilité de lui poser une question, j’ai pensé que si on m’avait incité à l’interroger sur la mémoire du stalinisme, c’était sans doute qu’on essayait de m’empêcher de l’interpeler sur un sujet qui ne concerne pas le passé, mais le présent… J’ai alors décidé de le questionner sur le « cas » Khodorkovski : combien de temps restera-t-il en prison ? Le monde entier ne comprend pas cet emprisonnement et veut savoir le sort qui lui est réservé. Poutine s’est soudainement agacé : « Khodorkovski a du sang jusqu’aux coudes ! » Mais il n’a pas été condamné pour cela, lui ai-je dit. « Ça n’a aucune importance, nous savons, nous savons pourquoi il a été condamné ! ». J’ai compris que face à moi se trouvait un gangster, un vrai gangster. Mais à cette époque, comme dans les années qui ont suivi, je continuais à penser que tout en étant un gangster, il était capable de raisonner. C’est la raison pour laquelle, jamais je n’aurais imaginé qu’il prendrait un jour la décision de bombarder Kiev. Quand c’est arrivé, j’ai compris que nous n’avions plus affaire à un gangster rationnel, mais à un gangster psychopathe.

Lorsque j’ai vu à la télévision comment, dans les jours qui ont précédé le 24 février, il traita publiquement ses collaborateurs, devant les caméras, le chef du renseignement extérieur russe en particulier, j’ai définitivement compris que cet homme était une malédiction pour la Russie, pour le monde et surtout pour l’Ukraine.

Image : https://www.flickr.com/photos/donkeyhotey/38606920925

6 Sep 2022


À la Reconquête d’un passé perdu

Trois choses viennent de nous stupéfier

La première est l’invasion de l’Ukraine, une nation souveraine proche de l’Union européenne, par la Russie de Poutine. Quand les États-Unis nous en ont prévenus, nous ne les avons pas crus.

La deuxième est la résistance des Ukrainiens et de leur président, en dépit de l’énorme disproportion des forces en présence. Nous ne savions pas que l’héroïsme pouvait exister au présent, et Poutine ne l’avait pas anticipé.

Notre troisième surprise a été la promptitude, le niveau et l’unité de la réaction du monde libre. Nous le pensions désarticulé et incapable de faire front. Sur ce point aussi le glacial joueur d’échecs qu’est Poutine a mal anticipé son coup. Le monde libre se réveille, il se reforme, se réarme et il réagit. 

C’est un évènement qui peut nous redonner espoir et énergie.

La stupeur produite par ce retour soudain du tragique dans l’Europe apaisée a suscité deux interrogations.

– Que se passe-t-il dans la tête de Poutine, cet homme que l’on prenait pour un interlocuteur rationnel ?

– Quel est le fantasme qui le fait succomber à l’ubris fatale aux despotes ?

En réponse à la première question, les gens qui s’interrogeaient de bonne foi sur son identité, sur son psychisme et donc sur la manière de s’entendre avec lui dans le respect des traités ont découvert que dans sa tête et dans ses tripes Poutine était simplement un pur produit du KGB. Un produit inaltérable. L’extrême brutalité et l’extrême mensonge sont dans sa nature. Un remake du Dictateur de Chaplin serait le bienvenu.

Quant au fantasme qui le pousse à agir imprudemment, s’ll fallait lui donner un titre proustien, ce pourrait être À la reconquête d’un passé perdu.

Car la Reconquête de l’empire russe qui s’est écroulé et qui a éclaté en 1991 est à l’évidence le mobile obsessionnel du président Poutine.

Contrairement à ce qui se dit et s’écrit ici ou là, ce n’est pas l’Occident qui l’a repoussé et qui l’a conduit à endosser ce personnage.

Ce qui pousse Poutine au crime et à la faute, c’est le refus de faire son deuil de la puissance passée de la Russie.

Son obsession est la Reconquête. La victoire du passé sur le présent;

Profitant de la désorganisation de l’ordre mondial instauré après la seconde guerre mondiale et de l’impossibilité pour le monde libre de répondre à sa guerre par la guerre, Poutine est parti à la Reconquête méthodique de l’empire russe éclaté et perdu en 1991.

Sa méthode est celle du fait accompli par la force , qui nous rappelle celle de Hitler.

Il lui emprunte également la rhétorique de la communauté de langue qu’Hitler appliqua à propos des Sudètes.

Il agit de nos jours à la façon de l’empire soviétique, par l’envoi des chars comme à Berlin-Est en 1953, à Budapest en 1956 et à Prague en 1968.

À cette époque caractérisée par le partage du monde, l’empire soviétique exerçait impunément sa terreur à condition de la limiter à sa sphère d’influence, qui était reconnue depuis Yalta par l’autre partie de la communauté internationale.

Poutine ne peut pas admettre que le temps de l’empire russe est révolu, et qu’il ne le rétablira pas.

Ignorant la fin de ce partage du monde, il s’attaque aujourd’hui à une nation qui s’est libérée du joug soviétique et qui est devenue souveraines. Il projette d’étendre cette Reconquête de l’empire perdu à d’autres provinces et même à d’autres États.

Il parie sur l’impuissance des démocraties qu’il méprise. Quand il admire ses muscles dans un miroir, il pense n’avoir que des dégénérés flasques et drogués pour adversaires.

C’est ainsi qu’il a pris  le risque de ressouder le monde libre contre lui et de se retrouver isolé, dans un monde mondialisé ou il n’aura d’autre recours que la soumission à la Chine communiste.

Notons d’ailleurs au passage que Poutine pas le seul à croire que l’avenir d’un pays peut résulter de la Reconquête de son passé.

La Reconquête du temps passé, dans ce qu’il avait de pire, n’est heureusement qu’un fantasme. Elle n’est un pari gagnant ni à Moscou ni à Paris.

André Senik

28 Fév 2022


Poutine, son calcul et ses limites

Il est indéniable que la Russie et l’Ukraine ont des liens profonds et très anciens et, qu’au contraire  de ce que martèle Poutine, révisionniste historique tous azimuts, la Russie est née de l’Ukraine (Rus’ de Kiev 862) et non l’inverse. 

Pourquoi, après la chute de l’URSS, n’a-t-on pas réussi à fonder une confédération d’Etats de droit, libres et égaux dont au moins la Russie et l’Ukraine ? 

Esquisse d’explication : Le régime poutinien est né du KGB. A l’inverse de ce qui a été réalisé en Allemagne après l’écrasement du nazisme, il n’y pas eu de « décommunisation » en Russie, pas de « lustration » comme disent les Polonais. Il eut fallu procéder à une désinfection en profondeur et surtout éradiquer le KGB. Rien n’a été fait. Les hommes du KGB sont restés dans l’ombre et quand Eltsine a créé le FSB, ils sont réapparus aux manettes. Finalement ce fut un simple changement d’appellation. Les hommes, les méthodes et les outils sont restés les mêmes.

C’est un peu comme si, après la défaite de l’Allemagne nazie, la Gestapo était restée inviolée, et puis reconstituée sous un autre nom, sous la direction d’un de ses anciens dignitaires et qu’enfin son chef était devenu le nouveau Führer affichant des ambitions du même ordre que l’ancien !

Pierre Druez

27 Fév 2022


« Les quatre guerres de Poutine » de Sergueï Medvedev. Traduit et annoté par Galia Ackerman. Buchet-Chastel 2020, 398 pages, 24 euros.

Sergueï Medvedev est historien spécialiste de la période postsoviétique et cible 4 combats de Poutine : pour l’espace (vital), pour les symboles, pour la sphère de la vie privée et pour la métamorphose du passé.

L’auteur nous offre un panorama jubilatoire et inquiétant, savoureux et répugnant, de la pathologie collective dont est victime la Russie poutinienne, notamment quant à sa (ré)vision de l’Histoire et la place « légitime » de la Russie dans le monde contemporain.

A l’instar de la Chine actuelle, la réécriture de l’histoire y est conçue comme la stratégie clef en vue de gagner << la guerre pour la mémoire>>.

Y compris à l’étranger.

Outre l’occultation des pans les plus effroyables de l’histoire soviétique, la nouvelle magnification de la période stalinienne, le muselage ou l’emprisonnement de maints historiens et chercheurs honnêtes, la peur comme incitation à l’autocensure, il lance les actions désinformatives et les analogies historiques les plus hardies au point que, vues de l’extérieur, certaines peuvent prêter à rire. P. ex. L’absurde fascisation de l’Ukraine, avalée toute crue par une grande majorité de Russes ; une pétition exigeant la restitution de l’Alaska à la Russie par des activistes russes (qui n’a pas recueilli les 100 000 signatures nécessaires pour être examinée par le gouvernement américain) ; ou, pour répondre aux critiques américaines de l’annexion de la Crimée, le rappel par Poutine de l’annexion du Texas par les USA en 1845 !

La désinformation quotidienne répétitive réveille ou instille, nourrit et amplifie, un mode de pensée victimaire et binaire qui conduit à une polarisation mentale de tous les instants : une Russie mythifiée, seule face aux machinations des forces mondiales obscures menées par le grand Satan, les USA. Menace américaine cependant fortement atténuée, voire transformée en soutien temporaire, quand Trump, à la botte de Poutine, et ayant bénéficié de la très efficace ingérence russe, fut élu Président.

Ecrit avec un humour noir et une autodérision typiquement russes.

A déguster avec délice même si on ne partage pas certaines analyses de l’auteur.

Pierre Druez

1 Août 2021