Chine, le drame ouïghour.

Comme beaucoup d’autres personnes, j’ai regardé le  documentaire, remarquable et passionnant, proposé par Arte le mardi 8 février 2022 et intitulé « Chine, le drame ouïghour« .

Ce que j’y ai relevé de plus saillant, c’est que la Chine elle-même, en dépit de l’histoire officielle qu’impulse le Parti Communiste Chinois (PCC), avait pratiqué, comme beaucoup d’autres pays, le colonialisme sous le règne de ses empereurs et que, dans la période la plus récente, le Parti Communiste Chinois ne renonça pas à poursuivre cette politique de colonisation. On sait trop peu (et c’est un des multiples avantages de ce documentaire) que, dans les années 1930 et 1940, le Tibet et le Sinkiang, en dépit des convoitises de l’URSS et de la Chine, étaient des territoires qui étaient encore indépendants.

J’ai eu la bonne surprise de voir figurer dans le documentaire la manoeuvre entreprise par Mao juste après qu’il eut pris le pouvoir à Pékin en 1949. (Acte 1) Ouverture de pourparlers entre le Parti Communiste Chinois et le gouvernement du Turkménistan oriental (dénomination de ce qui est devenu le Sinkiang) ; ils se déroulent à Urumqi, sa capitale. (Acte2) Invitation de Mao au gouvernement du Turkménistan Oriental à venir poursuivre les négociations à Pékin. (Acte 3) Un avion chinois vient chercher le gouvernement ouighour pour l’emmener négocier à Pékin. (Acte 4) Le gouvernement ouighour ne réapparaîtra jamais. (Acte 5) Plusieurs semaines plus tard, Mao « révèlera » que l’avion s’est crashé au retour avec tout le gouvernement ouighour. (Acte 6) Une fois son gouvernement décapité, la population ouighoure devient une proie facile pour Mao et le PCC. La colonisation peut commencer. Et elle commence par une invasion soudaine du territoire du Turkménistan Oriental par l’Armée Populaire de Libération.

A vrai dire, quelqu’un de très bien informé m’avait, il y a plusieurs années, confié « ce détail ». Il m’avait alors paru incroyable qu’un tel détail ne soit ni connu ni reconnu. J’avais donc cherché à le vérifier en recourant à Internet, Wikipedia et autres supports. En vain. Il n’y en avait aucune trace. J’ai naturellement été très intéressé de constater que les personnes très sérieuses qui ont construit ce documentaire valident totalement « ce détail » qui en réalité constitue un élément majeur pour interpréter et comprendre ce qu’il se passe au Sinkiang.

On est donc bien en présence d’un processus de colonisation par Pékin d’un territoire, le Sinkiang, dont la population autochtone est le peuple ouighour. C’est en conséquence de cette colonisation qu’on en arrive maintenant à un génocide (contrairement à Pékin qui justifie sa politique de terreur comme une réaction qui serait légitime aux quelques actions armées entreprises par les ouighours). La poule, c’est la colonisation entreprise par Pékin. L’oeuf, c’est la réaction désordonnée de certains Ouighours. Et l’oeuf de l’oeuf, c’est le génocide entrepris par Pékin.

N’oublions pas que le premier génocide de l’histoire moderne fut commis en 1906-1908 ; ce fut celui des Herreros, la population autochtone de l’actuelle Namibie. Bismarck qui gouvernait l’Allemagne s’intéressait beaucoup aux territoires de l’actuelle Namibie parce qu’il avait remarqué, lui aussi, qu’ils étaient pourvus de ressources naturelles prometteuses. Et pour en disposer complètement, il avait « simplement » entrepris d’exterminer les Herreros.

Le PCC et Xi Jinping, pour se débarrasser des Ouighours (et pour s’approprier tranquillement les ressources naturelles abondantes au Sinkiang), entreprennent, eux, de les siniser, c’est-à-dire de les persécuter, de les incarcérer, de les torturer, de les terroriser et de leur laver le cerveau jusqu’à qu’ils soient tous convertis en Han. C’est une autre façon de faire disparaître tout un peuple.

Et le Parti Communiste Chinois (et avec lui quelques idiots utiles occidentaux) de nous expliquer que cela n’a rien à voir avec un génocide puisqu’il n’y a pas extermination. La sinisation du Sinkiang comme, avant elle, celle du Tibet est un génocide. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas des millions de morts qu’il ne s’agit pas d’un génocide.

Antoine Brunet

Cher M. Brunet,

J’ai comme vous beaucoup apprécié le documentaire d’Arte sur les Ouighours. Le second documentaire, qui portait sur le contrôle social de la population chinoise ne manquait pas non plus d’intérêt. D’une certaine façon, l’entreprise de lavage de cerveau qui s’accentue en Chine continentale, entreprise due au Parti communiste chinois sur la population Han, dont on cherche à éradiquer les traditions, la mémoire historique, la lucidité, au profit d’une institution politique toute puissante qui mènerait le Peuple vers le bonheur, peut lui aussi, à retenir vos critères, être qualifié de « génocide ». Mais, que ce soit envers les Ouighours ou envers les Hans, j’ai quelque réticence à vous suivre sur ce terrain et à parler de « génocide ». Ce faisant, en effet, totalitarisme et génocide deviennent des termes interchangeables et vous me permettrez de ne pas être d’accord avec vous. Si l’on vous suit, pensez-y, il n’y aura plus de terme spécifique pour désigner la volonté d’effacer physiquement un groupe humain déterminé comme ce fut tacitement le cas (avec les Héréros) ou explicitement le cas ( avec la Shoah). Cette entreprise spécifique sera alors noyée dans les diverses entreprises de domination, de mise au pas, de censure  dont l’histoire abonde. Et je trouverais cela dommage. Notez que je partage votre opinion : ce n’est pas la quantité de victimes qui fait le génocide. Mais c’est, je pense, l’entreprise d’extermination physique d’un Peuple.

Vous vous contentez, d’un revers de main, de qualifier d ‘« idiots utiles », ceux de vos lecteurs qui ne partageraient pas vos vues et manifesteraient des réticences à parler de génocide dans le cas des Ouighours. Avouez qu’il y a là de quoi tuer toute velléité de dialogue. Celui-ci suppose une dose de bienveillance préalable avec vos interlocuteurs éventuels que vous ne manifestez guère.

Il n’est pas sûr cependant que mes remarques soient très utiles au sujet des Ouighours : génocide ou pas, il s’agit pour moi d’entraver une entreprise humainement condamnable et politiquement dangereuse, tant pour les Ouïgours que pour les défenseurs des démocraties libérales, puisqu’une nouvelle progression du système totalitaire chinois dans cette partie du monde, renforcerait sa puissance et ses ambitions. Je ne doute pas, cher M. Brunet, que nos efforts iront donc dans la même direction.

Un « idiot utile »

Cher Monsieur,

Vous proposez de réserver le terme de génocide aux seuls cas où on serait en présence « d’une volonté d’effacer physiquement un groupe humain déterminé comme ce fut tacitement le cas (avec les Héréros) ou explicitement le cas (avec la Shoah) ».

Laissez-moi d’abord remarquer le glissement sémantique que vous vous permettez d’opérer au sein d’une même phrase. Comme vous-même, je constate que le Parti Communiste Chinois a « la volonté d’effacer physiquement un groupe humain déterminé », en l’occurrence le peuple ouïghour (qui est le peuple autochtone du Sinkiang). Mais je me sépare immédiatement de vous quand vous vous empressez d’ajouter en une apposition faussement naturelle « comme ce fut tacitement le cas (avec les Héréros) ou explicitement le cas (avec la Shoah) ».

En présentant cette apposition comme une précision qui irait de soi, vous opérez un glissement sémantique qui est très spécieux et qui n’est pas acceptable : il vise à faire admettre « en contrebande » que l’accusation de génocide soit réservée aux seuls cas des meurtres à grande échelle (ceux que Bismarck commit contre les Héréros et ceux que Hitler et les nazis commirent contre les Juifs).

Dans l’optique qui semble être la vôtre, avant de conclure à un génocide, il serait indispensable de constater une accumulation de cadavres en centaines de milliers ou en millions, tandis que les victimes d’incarcérations injustifiées, de tortures physiques et mentales, de lavages de cerveaux, de viols, d’avortements forcés, de stérilisations forcées ou encore d’enlèvements d’enfants ne devraient pas du tout être prises en compte ; et ce, même si on les dénombre en centaines de milliers ou en millions, comme cela est le cas au Sinkiang actuellement.

Votre obsession de ne dénombrer que les seuls cadavres m’est absolument insupportable quand on sait dans quel état physique et mental ressortent ceux qui sont passés dans les camps d’internement du Sinkiang, ces camps que le Parti Communiste Chinois désigne hypocritement comme « camps de transformation par l’éducation ».

Votre proposition de définition du génocide est à mes yeux beaucoup trop restrictive. Elle a en tout cas été écartée en toute connaissance de cause par l’Assemblée Générale de l’ONU. En 1948 puis à nouveau en 1998, l’Assemblée Générale de l’ONU a en effet retenu pour définition du crime de génocide : « l’un quelconque des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

a) meurtre de membres du groupe ;

b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;

c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;

d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;

e) transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. »

En quelque sorte, en application de cette définition très officielle, il ressort que l’on est bien en présence d’un génocide commis par les autorités de la Chine au Sinkiang : depuis 2014 et plus ostensiblement encore depuis 2017 ; elles y ont déjà commis à l’encontre de la population ouïghoure, intentionnellement et à grande échelle, les actes b), les actes c) les actes d) et les actes e).

C’est d’ailleurs sans doute aussi en référence à ce même texte de l’ONU que notre Assemblée Nationale a très récemment adopté, à une très large majorité, une résolution qui « reconnaît officiellement les violences perpétrées par les autorités de la République populaire de Chine à l’encontre des Ouïghours comme constitutives de crimes contre l’humanité et d’un génocide » « et qui les condamne ».

Votre proposition consistant à se séparer des critères de l’ONU est d’autant plus malvenue que l’opération que commet actuellement le Parti Communiste Chinois au Sinkiang intervient après qu’il eut antérieurement commis une opération du même type au Tibet et peut-être avant qu’il ne commette une opération du même type en Mongolie Intérieure.

N.B. C’est vous qui choisissez de vous qualifier d’idiot utile. Je ne me serais jamais permis de vous qualifier ainsi.

Antoine Brunet.

(Crédit photo: Malcolm Brown, Flickr)