Dans une tribune parue les 16 décembre 2021 sur le site du quotidien La Croix, Jean-Louis Rocca, sinologue et professeur à Sciences po, soutient que le régime politique de la Chine actuelle ne serait pas un régime totalitaire mais seulement une dictature.
Evoquant Hannah Arendt (qui, elle-même, en dépit de ses immenses mérites, n’avait malheureusement pas su reconnaitre que le régime chinois sous Mao, était totalitaire), il insiste sur le fait qu’« un régime totalitaire se distingue de la « banale » dictature et des « classiques » régimes autoritaires, autrement dit des sociétés non démocratiques mais « normales » ».
L’auteur développe ensuite l’idée que le Parti Communiste Chinois n’aurait pas d’idéologie, qu’il aurait pour seule motivation celle de maximiser le bien être de sa population : « Dans la dernière résolution du Parti, explique le professeur, on trouve, à peu près à toutes les pages, les notions de développement, de richesse, de prospérité (commune ou modérée), de renouveau et d’intérêt national, de progrès scientifique, de croissance des revenus, de lutte contre la pauvreté, de bien-être social. C’est même au nom de ces notions que le texte semble légitimer le PCC en tant que Parti unique et la « pensée Xi Jinping ».
Et l’auteur de remarquer alors : « On n’y trouve plus l’équivalent de l’idéologie de la « race » ou de la « lutte des classes » comme dogme central d’une explication universelle du monde : idéologie à laquelle tout doit être sacrifié. On n’est donc pas dans le totalitarisme ».
Conclusion du Pr Rocca : « La société chinoise n’est ni l’Allemagne de Hitler, ni l’URSS de Staline, ni même la Chine de Mao. … La Chine de Xi est une dictature « banale », si ce n’est par sa taille et sa puissance ; dictature qui reste dans les normes de l’ « utilitarisme » politique : elle doit assurer le bien-être de sa population. ».
Dominique Duel ne partage pas ces conclusions. Il nous dit pourquoi.
H&L
Au moment précis où les populations des pays démocratiques commencent enfin à se mobiliser après avoir pris conscience des exactions et des atrocités commises par le régime politique de Pékin (généralisation à la population chinoise de la reconnaissance faciale et du score social, invasion de la Mer de Chine du sud, coup de force à Hong Kong, génocide au Sinkiang, menaces militaires à l’égard de Taïwan), le Parti Communiste Chinois entreprend une grande offensive de propagande vers les populations des pays démocratiques pour faire apparaître son régime comme un régime qui serait convenable et qui serait « une vraie démocratie ».
Le texte de Mr Rocca, en concluant que le régime de Pékin ne serait pas du tout un régime totalitaire mais une simple dictature, semble s’inscrire en résonance avec cette propagande de Pékin. C’est pourquoi il m’est apparu indispensable d’y répondre sans délai. Et d’y répondre, non pas en sollicitant l’émotionnel, mais en lui opposant un contre-texte, le plus argumenté possible.
Je commence par exprimer un point de convergence avec Mr Rocca : Oui, un régime totalitaire n’est pas simplement une dictature de très grande intensité. Oui, il y a une véritable différence de nature entre une dictature et un régime totalitaire.
Il ne s’agit pas là d’une querelle qui serait sans enjeu : les dictatures peuvent être renversées (bien que difficilement) par leurs populations ; on observe que les vrais régimes totalitaires sont quasiment « indéracinables » de l’intérieur : les rares régimes totalitaires qui sont tombés (l’Allemagne nazie et le Japon en 1945, l’Argentine des généraux en 1983, le Cambodge des Khmers rouges en 1983, l’URSS en 1991) sont tombés en très bonne part grâce à des facteurs extérieurs au pays considéré.
Qu’est-ce qu’un régime totalitaire? dans les années 50 et 60, des grands penseurs, Hannah Arendt mais aussi George Orwell, Arthur Koestler, Raymond Aron, Albert Camus, Jean-François Revel, Carl Friederich, Zbigniew Brzezinski ont étudié en profondeur l’expérience soviétique et l’expérience nazie pour les comparer ensuite l’une à l‘autre. Chacun séparément, ils en arrivèrent à une même conclusion : au-delà de leurs différences évidentes, le régime soviétique et le régime nazi partageaient beaucoup de caractères communs : dans les deux cas, un Parti très radical, inspiré par une idéologie très extrême, s’était emparé du pouvoir (par la force ou par la ruse), s’était instauré Parti Unique et s’était ensuite donné les moyens de contrôler complètement tout un pays en recourant à des méthodes de répression sans limites.
Ils convinrent, très normalement alors, de qualifier ces deux régimes de régimes totalitaires ; il devenait alors assez normal que les caractères communs au régime soviétique et au régime nazi deviennent aussi les caractéristiques d’un régime totalitaire.
Plus précisément, le schéma général du totalitarisme se résume ainsi :
A l’origine, dans un pays déterminé, une idéologie explicite et un projet global fédèrent et mobilisent un groupe politique, qui est numériquement important mais qui serait voué à rester minoritaire ; ce groupe politique minoritaire se radicalise et se mobilise jusqu’à s’emparer durablement du pouvoir politique afin de faire triompher son idéologie.
Une fois parvenu au pouvoir (par des élections ou plus souvent par un coup de force), ce groupe politique prend toutes sortes de dispositions d’exception pour pérenniser son pouvoir : il commence par s’instaurer comme le Parti Unique ; le Parti Unique abolit les scrutins démocratiques ; il concentre tous les pouvoirs entre ses mains (exécutif, législatif, judiciaire, médiatique, universitaire, militaire…) jusqu’à absorber complètement l’Etat et à s’instituer comme le Parti-Etat.
Le Parti Unique contrôle, directement ou indirectement, toute l’économie ; il interdit toute association en dehors de lui ; il supprime les droits d’expression, de réunion, de manifestation ainsi que la liberté religieuse ; il contrôle totalement l’information, la communication, l’instruction, l’histoire qui est enseignée (qu’elle soit nationale ou internationale).
Le Parti Unique met en place en sa faveur un formidable système répressif qui n’a aucune limite puisque la Justice est soumise au Parti, qu’il n’existe plus aucun contrepouvoir et que les associations humanitaires sont interdites d’existence
Le Parti Unique s’active par ailleurs à faire adhérer à son idéologie une partie importante de la société en recourant à la persuasion mais surtout à la terrorisation de la population ; une fois imposée, cette idéologie, devenue idéologie d’Etat, confère une apparence de « légitimité » au Parti Unique et donne une apparence de « justification » aux mesures de répression que le Parti Unique prend contre les opposants, contre les dissidents et même contre les personnes qu’il juge « non conformes ».
Au terme de tout ce processus, un régime totalitaire tend à devenir à la fois complètement inhumain et totalement « indéracinable ».
Venons-en maintenant au régime totalitaire que le Parti Communiste Chinois (PCC) dirigé par Mao instaura en Chine en 1949.
On ne peut que regretter que, du vivant de Mao, plusieurs des grands penseurs évoqués ci-dessus se soient abstenus de qualifier la Chine de Mao comme régime totalitaire. Une omission très fâcheuse. La Chine de Mao « avait coché absolument toutes les cases du totalitarisme » selon la définition générale présentée ci-dessus. Son idéologie était quasiment la même que celle du Parti Communiste d’Union Soviétique (PCUS). Une fois que le PCC fut parvenu au pouvoir, ses décisions et ses méthodes furent largement décalquées de celles du PCUS. On trouve même dans la Chine de Mao les mêmes initiatives atroces et inhumaines que celles menées dans l’URSS de Staline : dans l’un et l’autre pays, de grandes famines qui furent imposées aux ruraux et aux paysans, des camps de travail et/ou de rééducation où furent internés des millions de personnes (les goulags en URSS, les laogaï en Chine)
Tout politologue digne de ce nom (y compris Mr Rocca lui-même semble-t-il) reconnaît désormais que c’est bien un régime totalitaire que le PCC sous Mao (1949-1976) infligeait à la population chinoise.
M. Rocca nous délivre aujourd’hui une thèse très spécifique selon laquelle, sans qu’on s’en soit rendu compte, le régime de Pékin aurait rétrogradé de totalitaire à dictatorial. Pour soutenir une thèse aussi singulière, il devrait nous apporter deux précisions : Quand le changement se serait-il produit ? A quel titre ne serait-il plus totalitaire ?
Dans son article, Mr Rocca n’apporte pas de réponse à la première interrogation.
A la deuxième interrogation, il répond en indiquant : « On n’y trouve plus l’équivalent de l’idéologie de la «race» ou de la «lutte des classes» comme dogme central d’une explication universelle du monde : idéologie à laquelle tout doit être sacrifié. On n’est donc pas dans le totalitarisme ». Un raisonnement qui paraît ressortir d’une logique implacable : si le régime actuel ne peut être rapproché ni de l’URSS ni de la Chine de Mao ni non plus de l’Allemagne nazie, c’est qu’il n’est pas totalitaire. Cette logique est beaucoup trop simpliste car elle fait bon marché de deux observations essentielles.
Contrairement à ce que suggère M. Rocca, il n’y a pas seulement deux sortes de régimes totalitaires ; il y en a au moins trois : après les régimes totalitaires dont l’idéologie est marxiste-léniniste, après ceux dont l’idéologie fut la suprématie raciale, on a vu surgir dans les années 1980 une troisième sorte, ceux dont l’idéologie est islamo-théocratique (le régime des Ayatollahs en Iran, le régime de Omar El Béchir au Soudan, le régime des Talibans en Afghanistan, le régime, heureusement éphémère, de Daech…)
Ensuite, il a échappé à M. Rocca que, en Chine et pour la première fois dans un régime totalitaire, un Parti Unique à la tête d’un régime totalitaire est parvenu, sans se faire déstabiliser, à remplacer totalement son idéologie initiale par une idéologie différente.
Cela s’est amorcé en 1978, deux ans après la mort de Mao, lorsque Deng fut assuré de prendre la Direction du PCC. L’idéologie lutte de classes en vigueur sous Mao avait obligé le PCC à s’en tenir au modèle économique du collectivisme, un modèle où la notion d’entreprise avait disparu et où la production s’exerçait dans des unités de production rattachées directement au pouvoir central.
Ce modèle économique était désastreux parce qu’il privait complètement le régime de Pékin, du dynamisme entrepreneurial. Deng fut le premier des dirigeants socialistes à se rendre compte que le collectivisme était une source majeure de faiblesse économique et d’impuissance géopolitique. Selon lui, et à juste titre, c’est ce collectivisme qui expliquait le déclin, économique et technologique, de l’URSS relativement aux Etats Unis et qui expliquait aussi que le taux de croissance de la Chine soit resté faible sous Mao.
Pour Deng, si le PCC commettait l’erreur de maintenir ce collectivisme, il s’exposait à être désavoué massivement par la population chinoise, il s’exposait même à ce que son régime, bien que totalitaire, finisse par être renversé. Deng n’eut apparemment pas grand mal à convaincre les autres dirigeants du PCC d’abandonner le collectivisme : il leur fit valoir que l’enjeu était vital : il s’agissait de pérenniser le maintien du PCC à la tête de la Chine.
Dès 1978 en tout cas, Deng et le PCC entreprennent de restaurer le capitalisme : dès lors, toute la vie économique prend place dans le cadre de véritables entreprises, qu’elles soient à capital étatique, à capital privé ou à capital mixte. Elles sont non seulement autorisées mais encouragées par le PCC à faire des profits et à développer leur capital. Elles ont toute autonomie en matière de gestion ou de stratégie d’investissement.
Mais, en abandonnant totalement le collectivisme, le Parti Communiste Chinois ne pouvait plus du tout se justifier, ni à ses propres yeux ni aux yeux de la population chinoise, comme étant « le Parti Révolutionnaire, auto-proclamé avant-garde de la classe ouvrière, à qui revient de diriger la dictature du prolétariat ».
En délaissant le collectivisme en1978, le PCC s’obligeait en réalité à abandonner aussi l’idéologie marxiste-léniniste, ce qu’il fit. Cela se fit sans trop de remous au sein du Parti car, comme l’a bien expliqué Claude Lefort dans les années 1990, ce qui au bout d’un temps motive les dirigeants d’un régime totalitaire, ce n’est plus tant de faire aboutir une idéologie précise que de maintenir les prérogatives et les privilèges qu’ont acquis les hiérarques et même les simples membres du Parti.
Si le PCC en était resté là, la thèse de Monsieur Rocca aurait eu une certaine crédibilité. Mais le PCC n’en resta pas là.
Le même Deng savait bien qu’abandonner toute idéologie serait dangereux aussi pour la pérennisation du régime. Un régime totalitaire a besoin d’une idéologie, en particulier pour souder tous les membres du Parti entre eux et pour légitimer le monopole du pouvoir du Parti aux yeux de la population.
C’est pourquoi très progressivement, dans les années 80, Deng et le PCC s’employèrent à passer d’une idéologie à une autre, de l’idéologie marxiste-léniniste à l’idéologie impérialiste-particratiste.
Idéologie impérialiste. Dans les années 80, l’internationalisme prolétarien fut délaissé au profit d’un nationalisme de plus en plus extrême et de plus en plus radical. C’est sous Deng que fut lancée la thématique du « siècle de l’humiliation » (1932-1949) et que fut suggérée l’idée que la Chine avait une revanche à prendre. C’est toute la thématique du « rêve chinois » : la Chine devait reprendre son statut hégémonique, celui que ses empereurs successifs avaient réussi à maintenir. Ce nationalisme conquérant ne cache plus aujourd’hui son objectif, celui de ravir l’hégémonie aux Etats-Unis pour la rendre à la Chine. Pour cela, le PCC ne doit plus hésiter à recourir à une stratégie impérialiste, ce à quoi il s’emploie franchement depuis les années 1990 et plus encore depuis qu’il a réussi en 2001 à forcer son entrée à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), et davantage encore depuis que le PCC se considère à parité géopolitique avec les Etats Unis.
Idéologie particratiste. Tous les régimes totalitaires sont amenés à piétiner de facto la démocratie et les libertés. Mais, le plus souvent, leurs dirigeants s’étaient estimés ou s’estiment obligés de dépenser beaucoup d’efforts pour occulter leur comportement antidémocratique.
Dans la Chine post-Mao, celle qui va de Deng à Xi, le régime totalitaire se différencie de tous les autres régimes totalitaires, présents et passés (y compris celui de la Chine de Mao), par le fait qu’est revendiquée, ouvertement et publiquement, une hostilité absolue à la démocratie et aux libertés et par le fait qu’est revendiquée une omnipuissance du Parti (elle-même justifiée par sa supposée omniscience). C’est cela que nous désignons comme le particratisme.
Le PCC revendique ainsi tout à la fois la concentration définitive de tous les pouvoirs entre ses mains, le rejet de toute forme (même embryonnaire) de contrepouvoir, le rejet non seulement de la démocratie parlementaire mais de toute vie démocratique et même de tout débat ; il revendique l’élimination de toute la société civile, la persécution de toute personnalité charismatique extérieure au Parti ; il revendique la persécution de toutes les religions, l’abolition de toutes les libertés individuelles et collectives ; il revendique son immixtion dans la vie quotidienne des familles et des individus, dans le mode de scolarisation des enfants et il ne cache pas qu’à travers la reconnaissance faciale et le score social, il entend rendre chaque personne chinoise conforme à l’homme nouveau qu’il a en tête.
L’idéologie impérialiste se rejoint et s’articule avec l’idéologie particratiste puisque le Parti, après avoir expliqué à la population la nécessité impérieuse pour la Chine de s’emparer du monde, lui explique aussi que pour atteindre cet objectif, il lui faut renoncer totalement à la démocratie et déléguer définitivement tous les pouvoirs au Parti.
Au total, on est en présence en Chine depuis 1978 d’une quatrième sorte de régimes totalitaires, ceux dont l’idéologie est celle du nationalisme-particratisme. Et la Chine semble avoir déjà fait des émules puisque le régime de Poutine en Russie s’apparente de plus en plus à ce type de régime totalitaire.
On aura compris que, plus que jamais, il s’impose de caractériser la Chine post-Mao comme subissant un régime totalitaire tout en pointant que le PCC, depuis 1978, a initié une quatrième sorte de régimes totalitaires, ceux dont l’idéologie est impérialiste-particratiste.
Crédit photo : Flickr | David Chao
23 Déc 2021