[Compte-Rendu] Mes Années Chinoises, Anette Wieviorka – par Pierre Rigoulot (Stock 2021, 260 p., 20 €)

Malgré le titre de la collection où vient s’insérer ce volume, « Puissance des femmes », le portrait qui ressort d’Annette Wieviorka frappe d’abord par sa fragilité, par ses nuances, ses réserves, et même – plusieurs fois elle les mentionne – par ses aveux d’impuissance. Une explication ou un souvenir peuvent manquer, et elle le dit avec simplicité, ce qui nous mène à l’un des fils qui permettent de lire ces Mémoires chinoises : le doute, les inquiétudes, les demandes, mais aussi l’originalité, la richesse des expériences, la forte dimension affective d’un individu comme l’auteur, s’opposent à un régime politique qui se veut tout puissant et omniscient, qui non seulement contrôle les êtres mais décide pour eux de ce qui compte et ce qui ne compte pas et même de ce qui est et qui n’est pas.

« Pro-chinoise » , comme on disait alors, Annette Wieviorka part avec son mari et son fils enseigner dans la région de Canton. Quiconque s’intéresse à la Chine et à la « révolution culturelle » suivra avec un grand intérêt le rappel de cette vie quotidienne. Quelques uns des lecteurs qui ont partagé ses illusions politiques pourront constater très précisément, très concrètement, combien ils s’étaient alors aveuglés.

Mais ces « années chinoises » sont d’abord les siennes et elle ne les rapporte pas seulement à l’aune de ses idées politiques d’hier et d’aujourd’hui. Annette Wieviorka cherche à relier ses réactions et ses choix à d’autres dimensions, plus personnelles. Et nous voilà poussés à nous interroger : le bonheur qu’elle éprouve au travail de la terre et tout simplement à se fondre au sein d’un peuple est-il lié comme elle le suggère à un inachèvement personnel et à l’immigration d’une famille juive de Pologne quelques dizaines d’années auparavant?

Ces années chinoises sont-elles celles du passage d’une fusion révolutionnaire fantasmée à la conscience d’une identité (notamment) française? La question mérite d’être posée au moins pour comprendre l’épaisseur des motivations de nos actes, la multiplicité des facteurs qui président à nos décisions – bien loin du gommage de l’individualité à laquelle se livre, sans y parvenir heureusement, le totalitarisme, qu’il soit chinois ou non.Il convient de ne pas aller plus loin. Un des charmes de ces mémoires est justement de ne pas nous entraîner dans le détail d’une personnalité aussi attachante soit-elle, mais de s’en tenir à une démarche ouverte et modeste à la fois. Le tout politique est pour elle une arme de propagande et une marque d’illusion. Il mène à une impasse. Annette Wieviorka, en historienne qu’elle est, ne délaisse pas pour autant cette dimension. Elle rejette la « gauche » communiste, qu’elle apparente explicitement à quelque chose comme le fascisme. Là encore, elle n’insiste pas mais le lecteur se demandera éventuellement si cet apparentement relevé n’est pas valable aussi, pour la « droite » communiste, pour Liu Shao Shi comme pour Mao. Il peut aussi se demander quel jugement politique elle porte sur cette Chine enrichie qu’elle revoit une quarantaine d’années après son premier séjour. Ces deux Chines n’ont-elles vraiment rien à voir politiquement l’une avec l’autre?

Annette Wieviorka, en une prose apaisée, ne fait pas seulement, on le voit, retour sur son passé. Elle nous incite à penser à notre avenir collectif. Un petit livre? De grands horizons.

Pierre Rigoulot

8 Mar 2021

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