Larissa Zakharova, « De Moscou aux terres plus lointaines ; Communications, politique et société en URSS » – par Florence Grandsenne

Larissa Zakharova, De Moscou aux terres plus lointaines – Communications, politique et société en URSS, Editions EHESS, Paris 2020, 25€
Larissa Zakharova, sociologue française d’origine russe, décédée l’année dernière, a travaillé sur la question des communications en URSS, question majeure pour un régime totalitaire (terme que d’ailleurs l’auteur n’utilise pas, parlant de régime autoritaire), qui vise à contrôler toute la vie politique, sociale et économique.
Les bolcheviks étaient conscients de l’importance des communications, eux qui, pour réussir leur coup d’Etat en octobre, prirent immédiatement le contrôle du télégraphe, du téléphone et du bureau central de la poste de Petrograd. D’ailleurs, disait Lénine, qui voulait faire de l’URSS un pays « moderne », « le socialisme sans poste, télégraphe et machine est un mot vide de sens ».
Développer les communications répondait en effet à deux nécessités : imposer dans tout le pays les consignes venant de Moscou et contrôler la population. Pour cette dernière fonction, là encore plusieurs buts : développer la conscience politique de la population en diffusant l’idéologie et prévenir toute opposition potentielle au régime.
Ces différents buts exigeaient des modes de communication modernes. Or ce que montre l’auteur, c’est au contraire leur archaïsme après 70 ans de régime communiste. Le télégraphe, utilisé jusqu’aux années 60, puis le téléphone étaient réservés presqu’uniquement aux dirigeants et à la nomenklatura. Le peuple devait se contenter du courrier postal, dont la distribution, fort lente, était assurée par des bureaux de poste clairsemés et dans les campagnes par des kolkhoziens affectés à cette tâche.
L’auteur met ainsi l’accent sur l’accès inégal aux moyens de communication selon les classes socialee, donc l’inégalité dans un pays où le projet proclamé était justement l’égalité. Mais nul besoin d’étudier les modes de communication pour constater l’existence de privilèges en URSS, on le sait depuis longtemps.
L’étude nous intéresse plus pour une autre conclusion tirée par l’auteur, qui insiste sur une contradiction majeure. Le système économique, censé impulser la modernisation espérée, était au contraire ce qui la freinait ; elle pointe l’absence d’initiatives des cadres, craignant d’être accusés de sabotage, la concurrence entre les différents secteurs de production, la dépendance vis-à-vis des livraisons de matières premières, l’affichage de résultats chiffrés mensongers et les vagues de répression qui accentuèrent la mauvaise organisation du pays.
Enfin autre contradiction interne majeure, celle existant entre une autre facette du projet social communiste et la culture du secret. Le système visait en effet à la fois à aider à la constitution d’une société nouvelle, homogène et socialiste, et à la contrôler. Or, la diffusion des ordres du centre dans un régime fondé sur la méfiance et la volonté de tout contrôler s’avéra extrêmement compliquée. Codage des télégrammes, écoutes des conversations téléphoniques, ouverture des lettres, surveillance minutieuse des secrétaires et des coursiers freinèrent le développement des échanges, qui devait être la base de la modernisation. D’autant que plus ceux-ci se multipliaient, plus se compliquaient les procédures de surveillance, exigeant de plus en plus de personnel et de moyens techniques. Il devint impossible de contrôler la société tout entière.
Le projet de Lénine de moderniser son pays, en particulier en développant les moyens de communication, fut donc un échec. Toutes les explications géographiques, techniques, économiques de celui-ci doivent être considérées à l’aune de la contradiction fondamentale du projet, inhérente au système soviétique. La modernisation, nécessaire au succès de l’entreprise communiste, était freinée par ce qui faisait l’essence même de cette dernière. En l’occurrence, le développement des voies de communication, en facilitant les échanges entre les hommes, aboutissait à mettre en péril le système totalitaire soviétique.
Florence Grandsenne