Au cœur du communisme thorézien, par Stéphane Courtois

Maurice Thorez, Journal (1952-1964), Fayard éd. 788 p., 34 euros

Bonne nouvelle pour les historiens du Parti communiste français. A l’occasion du centenaire du parti, des historiens de la mouvance communiste viennent d’éditer un fort ouvrage de 780 pages intitulé Journal 1952-1964 (Fayard) qui publie, grâce à l’autorisation de la famille, les carnets personnels de Maurice Thorez conservés aux Archives nationales. Ces notes, prises au jour le jour par l’inamovible secrétaire général du PCF de 1930 à sa mort en 1964, ne sont pas à proprement parler un Journal mais plutôt un agenda bien fourni qui éclaire remarquablement le fonctionnement du cœur de la direction communiste, en particulier grâce à un index onomastique. L’ouvrage peut se lire à différents niveaux – personnel, familial, intellectuel et artistique – du fonctionnement interne, de la politique nationale, des relations internationales.

Sur le plan personnel, on comprend que Thorez est resté affaibli de l’AVC qui en octobre 1950 l’a laissé hémiplégique et l’a contraint, sur ordre de Staline, à aller se faire soigner en URSS d’où il est rentré peu après la mort du maitre du Kremlin. Néanmoins, avec une grande volonté, il se rééduque progressivement tant à la marche qu’à l’écriture. Parallèlement il a repris une intense vie de famille, suivant de près les études de ses enfants et partant avec plaisir en camping ou en excursion avec eux.

Le rôle de sa femme Jeannette Vermeersch apparaît fortement souligné, tant pour les relations familiales que pour l’aide pratique qu’elle lui apporte pour l’organisation de la vie quotidienne d’un homme très occupé, et pour le relais politique qu’elle lui fournit à travers la préparation de rapports, de discours, de meetings etc.

On y a confirmation que Thorez se cultivait systématiquement, par exemple à travers son apprentissage du latin avec l’aide de l’agrégé communiste Georges Cogniot. Il était aussi un grand lecteur mais se contentait pour l’essentiel des publications des éditions communistes, loin des principaux écrivains de son temps. Ainsi Albert Camus n’est jamais cité. Et son horizon théorique était strictement limité à Marx, Engels, Lénine et Staline.

Thorez partageait sa vie entre la grande propriété que le PCF avait mise à sa disposition à Bazainville près de Dreux, où il vivait presque seul, servi par un couple de militants, son fief politique d’Ivry-sur-Seine où vivait Jeannette, et les Escarasses, une petite propriété mise à sa disposition au Cannet, au dessus de Cannes, entre Mougins et Vallauris. Il vivait donc une partie de l’année sur la Côte d’Azur où il rencontrait fréquemment Picasso et Pignon qui travaillaient alors sur les céramiques de l’atelier Madoura. L’y rejoignaient souvent le couple Aragon et nombre d’intellectuels et de militants de passage.

L’aspect le plus intéressant de l’ouvrage concerne ce qu’Annie Kriegel avait nommé « la contre-société communiste », une sorte de bulle hermétique, n’offrant aucune ouverture sur le monde extérieur, où se mouvait dans les années 1950-1960 l’appareil communiste français. Durant ces douze années, Thorez ne fréquenta quasiment que des communistes. D’une part les autres membres de la direction — Duclos, Frachon, Cogniot, Billoux, Fajon, Garaudy, Waldeck Rochet et Servin et Casanova (du moins avant qu’ils ne soient purgés), puis Plissonnier et Marchais — qui lui font remonter tous les rapports. Mais cette contre société était aussi internationale ; non seulement Thorez rencontrait très souvent l’ambassadeur d’URSS en France, Serge Vinogradov, mais chaque année il partait en famille profiter de vacances en URSS, la plupart du temps en Crimée, à proximité immédiate des datchas des dirigeants soviétiques — Khrouchtchev, Mikoïan, Molotov, Gromyko et autres — qu’il fréquentait assidument ; mais aussi à Moscou où il croisait en toute discrétion les dirigeants du mouvement communiste international — Togliatti, Ponomarev, Ibarruri, Enver Hodja, des dirigeants nord-vietnamiens et des « démocraties populaires » —, sans oublier son fidèle garde du corps Vladimir Jaronov.

Le plus étonnant dans cette immense galerie de portraits du monde communiste français et international est le couple Nadia Léger-Georges Bauquier. D’origine ukrainienne, arrivée en France en 1925 et élève de Fernand Léger, Nadia Kodossievitch était communiste et avait épousé le peintre en 1952, trois ans avant sa mort. Devenue soudain richissime, remariée avec le communiste Georges Bauquier et grande amie de Fourtseva, la ministre de la Culture soviétique, elle s’introduisit par l’intermédiaire d’Aragon et Elsa, dans l’intimité des Thorez — parents et enfants — dont elle devint une sorte de mentor lors de leurs séjours au Cannet. Au point de leur donner un terrain à Callian, magnifique village au dessus de Cannes, où Thorez prévoyait de faire construire une maison. C’est d’ailleurs de Callian qu’il partit s’embarquer le 6 juillet 1964 à Marseille sur le « Litva » pour l’URSS. Son dernier voyage.

Cette chronique est trop courte pour rendre compte de la richesse de ce document, sans doute le plus important pour l’histoire du PCF depuis l’ouverture des archives de Moscou, même si, bien entendu, il est plein de non-dits et de dénis. On n’en est que plus désireux de connaître ce « Journal » des années 1930 et 1940 … toujours fermées.

Stéphane Courtois

11 Mar 2021

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