Un prix Nobel discutable aux yeux du Monde

María C. Machado

María Corina Machado, une des grandes figures de l’opposition au dictateur vénézuélien Nicolas Maduro, vient de se voir attribuer le Prix Nobel de la paix 2025. Une interview qu’elle a donnée à Guillaume de Dieuleveult en septembre pour Le Figaro éclaire sa situation – tant politique que personnelle – et celle de son pays.

Elle vit en effet cachée au Venezuela depuis plus d’un an. « Je n’ai aucun contact avec personne si ce n’est par le biais de plateformes sur internet (…) J’y suis contrainte afin de rester en vie : le régime Maduro veut ma tête, sa police est à ma recherche », précise-t-elle. Le 28 juillet 2024, l’opposition avait gagné l’élection présidentielle. Maduro ne l’a pas reconnu et a déclenché, en réaction, la pire vague de répression jamais connue au Venezuela. « Plus de 2 000 personnes ont été incarcérées, explique-t-elle encore, dont des enfants, des jeunes gens, des femmes. Deux jours après les élections, j’ai appris que le régime s’apprêtait à m’arrêter, j’ai donc dû me cacher. »

Elle insiste sur la nature particulière du pouvoir vénézuélien : une dictature totalement investie par des réseaux criminels provenant du monde entier. « Ils ont pris le contrôle de notre territoire, de nos institutions et de nos ressources, dit-elle. C’est pire qu’une dictature : c’est une entreprise criminelle qui a fait du pays un havre pour les régimes iranien, russe et cubain, mais également pour des groupes terroristes du Proche-Orient, des cartels latino-américains et des guérillas. Ils sont tous là et Nicolas Maduro est à la tête de cette structure criminelle ».

Non seulement, comme les régimes totalitaires d’aujourd’hui, le Venezuela contrefait les institutions et les procédures démocratiques, mais il nous suggère fortement de chercher sa vérité du côté de ses amitiés internationales et plus encore de la criminalité mafieuse.

Maria Corina Machado pense donc, non sans fondement, que le type de lutte le plus adapté pour faire tomber ce régime, c’est celui qu’on mène contre la pègre, et en particulier contre les trafiquants de drogue, une lutte que Donald Trump mène déjà. L’arraisonnement et la destruction de navires appartenant à la mafia par la marine américaine lui paraissent donc appropriés. « Je considère que la décision du président Trump est la bonne façon de se débarrasser de ces structures mafieuses, affirme-t-elle. D’autant que le temps presse. Notre pays est à terre. Un professeur au Venezuela gagne entre un et quatre dollars par mois. Un enfant va à l’école deux fois par semaine. Le salaire minimum est de moins d’un dollar par mois ! Les Vénézuéliens meurent de faim. Nous demandons un soutien international pour que cesse cette tragédie. C’est une question de vie ou de mort. Il y a plus de 800 prisonniers politiques au Venezuela. Les familles et les avocats de quelques dizaines d’entre eux ignorent tout de leur sort. »

Le tableau que le nouveau prix Nobel brosse de la situation est terrible : huit prisonniers politiques sont morts du fait de leurs conditions de captivité. Récemment, neuf personnes incarcérées dans la prison de Tocoron ont essayé de se suicider en raison des conditions inhumaines auxquelles elles étaient soumises ». Autre scandale : « la police, ne trouvant pas un militant de l’opposition a jeté sa mère et ses trois enfants en prison pour le forcer à se rendre. (…) La seule chose qui reste au régime, c’est la terreur et la répression, ainsi que quelques milliers d’individus utilisés pour terroriser une société. » Optimiste malgré tout, elle affirme que la peur est en train de changer de camp : « Ils savent que c’est terminé pour eux, que le changement est en cours et que rien ne pourra l’arrêter. ».

Cette opposition radicale à un pouvoir pourtant atroce ne plaît guère au journal Le Monde qui, dans un article consacré à la remise du Nobel à cette femme courageuse, a multiplié les réserves voire les suggestions venimeuses. Après avoir souligné le mécontentement de l’entourage de Trump qui regrettait un choix trop « politique » et noté que le pouvoir vénézuélien voyait dans cette attribution l’approbation de l’action d’un « instrument de l’impérialisme occidental », Le Monde insista lourdement sur la ligne « très droitière » d’une lauréate qui avait soutenu les sanctions américaines contre l’industrie pétrolière de son pays (comme si l’effondrement de la production ne remontait pas aux décisions de Hugo Chavez !) et semblait même souhaiter une intervention américaine. Pas un instant la parole n’a été donnée à Corina Machado. Seuls les opposants critiques de sa radicalité ont été invités à faire part plus ou moins discrètement de leurs réserves : n’est-elle pas une fille de bourgeois éduquée dans une école catholique, demandent certains ? N’a-t-elle pas fréquenté George Bush ? N’a-t-elle pas soutenu, contre le pouvoir de son pays, des mouvements violents coûteux en hommes, s’interrogent d’autres ? N’a-t-elle pas participé à des forums d’extrême droite ? Soutenu l’ultra libéral argentin Javier Milei ? N’a-t-elle pas ouvertement souhaité le renversement de l’actuel régime vénézuélien au moment même où l’armée américaine menaçait d’intervenir ? Ne vaudrait-il pas mieux, comme le disait un autre opposant, favoriser la voie du dialogue et de la négociation ?

Maria Corina Machado eût sans doute répondu que le dialogue et l’opposition respectueuse avaient été tentés en vain depuis longtemps. Mais Le Monde n’a pas souhaité l’entendre s’expliquer.

Pierre Rigoulot, le 21 octobre

21 Oct 2025


Combattre les dictateurs

Jacobo dans un abri a- Lviv- un jour de juillet

Ces mots ont été prononcés (en anglais) à Lviv, en Ukraine, le 5 juillet dernier, dans le cadre d’ « Ukrainian Renaissance »,une conférence organisée par l’association Students for liberty.

Je suis né dans un pays, Cuba, où la dictature communiste, dirigée par les frères Castro, Fidel et Raúl, est vieille de soixante-six ans déjà.

Malgré ça, il y a encore de nombreux penseurs, hommes et femmes politiques (et pas seulement de gauche), qui considèrent qu’il s’agit d’un régime « cool ».

C’est pourquoi l’un de mes livres s’intitule Cuba, totalitarisme tropical.

« Salsa », rhum, cigares, « mulatas », « revolución » et… le Che !

Che Guevara… C’est l’icône de tous les révolutionnaires à travers le monde, avec son regard tourné vers le futur (une image réaliste socialiste ?), son béret noir frappé d’une étoile. Personnellement, je ne pense pas qu’il était vraiment beau.

J’ai essayé de démonter le mythe du guérillero argentin dans mon livre La face cachée du Che, publié d’abord en 2007, réédité et traduit en plusieurs langues.

Je l’ai écrit en mémoire de ses innombrables victimes.

Car Che Guevara n’était pas un brave gars romantique. C’était un tueur. Littéralement, comme il l’a lui-même écrit, en affirmant que le véritable révolutionnaire devait devenir « une machine à tuer » (« una máquina de matar »). Il a mis en pratique ses paroles, massivement, à travers des pelotons d’exécution qu’il avait justifiés au cours d’une intervention devant l’Assemblée générale des Nations Unies.

J’ai recueilli durant de longues années des témoignages de survivants de ses crimes, ainsi que ceux d’anciens prisonniers politiques qui ont passé vingt ou trente ans dans les geôles des frères Castro.

L’un des frères, Raúl, dirige toujours mon pays, derrière un président officiel désigné : Miguel Díaz-Canel.

Dire la vérité sur ce régime est ma manière de le combattre. Au passé et au présent.

« Il n’y a pas de futur sans mémoire », comme le dit mon ami Jean-Pierre Pasternak, président de l’Union des Ukrainiens de France, avec lequel je participe à des marches avec des membres de Students for liberty, Clément et Ahmad, présents ici, à Lviv.

Vous, les jeunes et moins jeunes Ukrainiens, vous êtes notre lumière et notre espoir.

Un espoir pour les Cubains libres, qu’ils se trouvent dans l’île ou en exil. Et dans les prisons où se trouvent actuellement plus de mille détenus politiques, oubliés par le monde qui préfère le maintien de cette dictature, héritière de la Guerre froide. Pour le gouvernement castriste, nous sommes des « vers de terre » qu’il faut écraser, ou bien des « mercenaires ».

Ce n’est pas vrai. Les « mercenaires », ce sont les Cubains qui combattent aux côtés des Russes de Poutine, qui a trouvé dans le régime castro-communiste un allié important et digne de confiance, un complice.

En novembre 2022, le président-fantoche Miguel Díaz-Canel est allé à Moscou inaugurer avec Vladimir Poutine lui-même une statue ridicule de… Fidel Castro.

Je suis certain que mes paroles parviendront jusqu’à mes compatriotes qui souffrent et que vous leur transmettrez votre solidarité avec les révoltes qui, tôt ou tard, se produiront de nouveau. De même je vous exprime notre solidarité avec les braves Ukrainiens que vous êtes…

En tant qu’écrivain (à la fois en espagnol et en français), je voudrais rendre hommage à Victoria Amelina, une jeune écrivaine et journaliste ukrainienne, tuée au cours d’un bombardement russe en juillet 2023. Elle écrivait des livres pour enfants, ainsi que le récit de cette guerre. Je le fais au nom du Comité directeur du PEN Club français, une association internationale de défense de la liberté d’expression.

Et j’entends aussi réclamer la libération de mon ami algérien, le grand écrivain Boualem Sansal, emprisonné à Alger pour avoir combattu, par ses livres et ses déclarations, à la fois l’islamisme et le régime socialiste de son pays natal, qui est aussi un allié de la Russie.

Je ne suis plus étudiant mais, en tant qu’enseignant à l’Université (mon dernier poste était à Avignon), je partage vos souhaits de paix et de liberté. Je suis sûr que de nombreux étudiants, tels mes jeunes amis d’ici, préfèrent arborer des tee-shirts proclamant leur admiration pour le penseur libéral originaire de Lviv Ludwig von Mises avec l’inscription « Less Marx, more Mises» (« Moins de Marx, plus de Mises ») et lire les textes de Mario Vargas Llosa, le prix Nobel de littérature péruvien récemment décédé, qui a été mon ami et l’un de mes maîtres, plutôt que ceux du stalinien Pablo Neruda ou du castriste Gabriel García Márquez.

C’est un grand honneur pour moi d’être ici parmi vous, à Lviv, en Ukraine, d’où provenaient certains de mes ancêtres juifs, qui avaient dû fuir, il y a longtemps, les pogroms effectués en ce lieu, et mes parents ceux de Pologne ainsi que l’Occupation nazie en France, d’où une partie de ma famille a été déportée et exterminée.

Mon père y avait trouvé refuge – ma mère l’a rejoint après la guerre, sur l’île de Cuba, d’où nous avons dû partir, avec mon frère, à cause de la révolution communiste de Castro.

Je tiens à vous remercier tous, et particulièrement Jan Mosovsky, de Students for liberty, de m’avoir donné l’opportunité de raconter cette histoire, avec la conviction que, par nos mots, nous pouvons combattre toutes les dictatures, à Cuba, en Algérie et en Russie, bien sûr.

Je ne suis pas un homme de slogans mais je conclurai néanmoins par ceux que je prononce à la fin de nos marches à Paris, comme un trait d’union indélébile :

Slava Ukrajini !…

Viva Cuba libre !…

Jacobo Machover, le 20 août 2025

20 Août 2025


BRUNO LE MAIRE ÉCRIT SUR CELIA CRUZ (1)

Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, aujourd’hui voué aux gémonies, est déjà un personnage de roman : il apparaît sous le nom de « Bruno Juge » dans le dernier ouvrage de Michel Houellebecq, « Anéantir ». C’est un homme plutôt complexe, en instance de divorce, solitaire, assez touchant, dormant dans les locaux de son ministère à Bercy. Le Maire est, on le sait, ami de Houellebecq. Sûrement parce qu’il est aussi écrivain.

Franchement, je n’aurais jamais lu un de ses livres s’il n’avait eu pour décor et sujet La Havane. Pas celle d’aujourd’hui, non. Celle de 1949, du temps de la présidence démocratique de Carlos Prío Socarrás, renversé en 1952 par Fulgencio Batista. L’auteur commet quelques erreurs, celle de considérer Prío comme un « dictateur », plus tard « en exil », qui ne fut pas assassiné à Miami, mais se suicida (en 1977, apparemment en rapport avec des révélations explosives qu’il comptait faire publiquement à propos de l’assassinat de Kennedy, le 22 novembre 1963).

Il y a un certain nombre d’anachronismes délibérés, qui passent pourtant comme des lettres à la poste, car ils sont intelligents. Il s’agit d’une histoire musicale : deux frères, Franz et Oskar, tous deux d’origine juive, ayant fui l’Allemagne nazie et habitant à New York, décident d’aller faire une virée dans la capitale cubaine pour assister à un concert du grand pianiste Vladimir Horowitz, né près de Kiev (Le Maire insiste là-dessus, dans une allusion -qui est aussi une prise de position- limpide à la guerre de Poutine), qui se définit comme ukrainien et non comme russe.

Tout cela se déroule bien avant l’avènement du castrisme, ce qui démontre la vitalité de la culture cubaine d’autrefois. Pas de celle d’aujourd’hui. L’écrivain balaye le Líder Máximo en quelques lignes : « L’enthousiasme est retombé : la nostalgie le remplace dans les cœurs des dépositaires (une poignée de fous) de la sainte relique du communisme cubain. »

Par contre, ce qu’il raconte avec amour, c’est la musique cubaine, celle de Benny Moré avec ce merveilleux bolero, Cómo fue, et celle de notre grande « Úrsula Hilaria Celia Caridad de la Santísima Trinidad Cruz Alfonso » : Celia Cruz. Il décrit un de ses concerts dans un cabaret, comme j’en ai tant vus, chantant, entre autres, deux morceaux de ses dernières années, de peu avant 2003, et non pas de 1949 (mais qu’importe !: qui ne les connaît ?), La vida es un carnaval et La negra tiene tumbao. Ce chapitre est extrêmement suggestif, d’autant qu’il donne lieu à une des quelques scènes érotiques pour lesquelles Bruno Le Maire a été violemment critiqué par de grands moralistes, toutes tendances politiques confondues. Pourtant, à côté de ce que moi-même j’écris, elles sont plutôt gentillettes.

Fugue américaine est un très bon livre, à lire par tous les polyglottes qui se respectent (y figurent des expressions en allemand, en italien, en espagnol de Cuba naturellement). Le Maire aurait-il raté sa vocation ? Je me souviens que, lors de la primaire des Républicains en 2016, qu’il avait complètement ratée, son slogan était « Le renouveau, c’est Bruno ». Et si à présent, le renouveau (de la littérature française), c’était vraiment Bruno ?

Je veux imaginer que Bruno Le Maire s’est documenté dans quelques-uns de mes ouvrages, notamment Cuba, de Batista à Castro, dans celui de Marcel Quillévéré, « Cuba : une histoire de l’île par sa musique et sa littérature » et dans les Trois tristes tigres de G. Cabrera Infante, entre autres.

En tout cas, je recommande vivement la lecture de ce livre, à tous les amoureux de la musique, particulièrement la cubaine, et de la culture de Cuba, qui fut autrefois libre.

Jacobo Machover

(1) Bruno Le Maire : Fugue américaine, éd. Gallimard 2023

7 Mai 2023


Médecins cubains : l’aura discutable du castrisme

Les médecins cubains et les autres soignants appelés à travailler à l’étranger sont victimes d’une exploitation qu’on peut assimiler à une sorte d’esclavage par leur propre Etat. C’est ce qu’a déclaré Javier Nart, député espagnol au Parlement européen  le 8 février..

Ces médecins ont bénéficié d’une aura indiscutable dans ce qu’on appelait le Tiers monde – et même au-delà – et en ont fait bénéficier le castrisme lui-même, lequel se donnait ainsi à bon compte une image humanitaire en même temps qu’il réalisait une bonne opération financière.

En fait, sous cette « solidarité socialiste internationale » cachent de lourdes violations des droits de l’homme qu’ont déjà dénoncées plusieurs résolutions du Parlement européen en 2021. Grâce aux débats qui accompagnèrent le vote de ces résolutions,  grâce à quelques associations de défense des droits de l’homme et à quelques députés du Parlement européen qui ont permis que ces débats se tiennent, les faits suivants ont pu être présentés à la presse et relayés dans le monde entier :

– Quiconque parmi ces médecins  abandonne sa « mission » ou en profite pour ne pas retourner à Cuba peut être puni de 8 ans de prison, une telle conduite étant assimilée  une désertion.                         

– 5 à 20% seulement de salaire de ce personnel médical leur sont remis, le reste étant récupéré par l’Etat cubain. En cela, le modèle nord-coréen a été fidèlement suivi.

Ajoutons que dès qu’ils arrivent dans le pays qui leur a été assigné, leur passeport leur est immédiatement confisqué ainsi que leurs diplômes.

Il leur est interdit de se marier avec un(e) résident(e) local(e) et ils sont tenus d’informer les autorités cubaines de toutes relation amoureuse suivie.

Ils ne peuvent participer à aucune manifestation d’ordre politique à l’étranger, ni quitter le pays, ni voyager, ni vivre avec quelqu’un sans autorisation

Evidemment, hors de question pour eux de refaire leur vie ailleurs puis de retrouver des proches à Cuba. On estime  à 5000 environ, le nombre de parents qui n’ont ainsi pas pu revoir leurs enfants à Cuba.

Le problème est important pour Cuba. Le nombre total de travailleurs outre-mers (enseignants, ingénieurs, artistes, athlètes, marins, concerne des centaines de milliers de personnes qui rapportent 8,5 millions de dollars, soit près de 3 fois plus que le tourisme  !

Ils ne partent pas comme volontaires, mais poussés par les difficultés de la vie quotidienne. 1/3 seulement ont  une copie de leur contrat. Près de 70% ne savent pas exactement où ils sont envoyés (dans une ville ou à la campagne? Dans un hôpital  ou un cabinet médical?)

H&L

(Image: Cuban Health Specialists arriving in South Africa to curb the spread of COVID-19, source: https://www.flickr.com/photos/governmentza/49828894972)

26 Fév 2023


Le 11 janvier 2023

Washington 6 janvier 2021. Brasilia 8 janvier 2023.

Les émeutes anti-démocratiques qui ont pris place à Brasilia dimanche 8 janvier 2023, soit pratiquement deux ans après d’autres émeutes anti-démocratiques à Washington le 6 janvier 2021, doivent retenir l’attention de tous les démocrates et de toutes les personnes soucieuses de préserver les libertés sur notre planète.

Et tout d’abord, ces deux émeutes jumelles (que le principal inspirateur de Donald Trump, Steve Bannon, reconnaît lui-même comme jumelles) doivent être prises très au sérieux. Je me souviens avoir été considéré comme paranoïaque pour avoir très vite retenu que les émeutes du 6 janvier 2021 étaient une vraie tentative de coup d’Etat aux Etats-Unis.

Pourtant, tout ce qu’on a appris ensuite, grâce surtout aux investigations ultérieures du Congrès américain, a confirmé qu’il s’était bien alors agi d’une tentative de coup d’Etat (même si elle fut un peu brouillonne). Trump avait clairement envisagé que, sous la menace des émeutiers, Mike Pence (qui présidait les instances du Congrès chargées de valider les résultats) opte pour invalider les résultats en sorte que, avec une complicité de la Cour Suprême qu’il anticipait à tort ou à raison, il puisse se maintenir à la Maison Blanche. Dans la mesure où Trump ne semble pas s’être préalablement assuré de complicités dans l’armée américaine, sa tentative de coup d’Etat était vouée à l’échec. Mais ce n’était pas du tout une raison pour sous-estimer la nature de la manœuvre de Trump.

Trump en réalité a commis alors un acte extrêmement grave, celui de chercher à se maintenir au pouvoir en dépit du verdict électoral. Et quelqu’un comme Steve Bannon a fort bien pu encourager Trump dans sa démarche jusqu’au-boutiste pour pouvoir prendre la mesure de comment la société américaine dans son ensemble réagirait à un acte aussi anti-démocratique.

En quelque sorte, le 6 janvier était une tentative de coup d’Etat mais c’était peut-être aussi une expérimentation de coup d’Etat. Par exemple, les partisans de Trump et de Bannon ont pu constater (pour s’en réjouir) que la Garde Nationale était restée longtemps passive et n’avait pas été du tout à la hauteur de ses responsabilités en matière de défense de la démocratie américaine. Ils ont pu constater (pour s’en réjouir aussi) que l’émeute anti-démocratique n’avait pas suscité la réaction populaire pro-démocratie  qu’on aurait pu attendre et qui aurait uni dans la rue Démocrates et Républicains.

Ce Bis Repetita (Brasilia, deux ans après Washington) me conforte bien entendu davantage dans ma caractérisation initiale du coup du 6 janvier 2021. Constater que Steve Bannon est au premier rang de ceux qui applaudissent le coup de Brasilia est à mes yeux très révélateur. Dans l’un et l’autre cas, une fraction (malheureusement assez importante) de la population s’est mobilisée pour interrompre le fonctionnement démocratique d’un grand pays.

A Brasilia, les miliciens sont même allés plus loin encore qu’à Washington deux ans auparavant : leurs slogans et leurs calicots réclamaient explicitement « la suppression des trois pouvoirs ». En clair, ils revendiquaient d’instaurer au Brésil un système où le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire seraient fusionnés en une seule main. C’était réclamer explicitement l’abolition du principe démocratique lui-même ; c’était aussi revendiquer l’instauration au Brésil d’un régime totalitaire dans la mesure où une subordination totale de la Justice au pouvoir constitue une pièce essentielle et indispensable à tout régime totalitaire.

Ces émeutes anti-démocratiques aux Etats-Unis et au Brésil doivent nous tenir plus que jamais en alerte. Les capitales de l’axe totalitaire (Pékin, Moscou et Téhéran), non contentes de la répression intense qu’elles maintiennent à l’encontre des populations sous leur contrôle, menacent militairement deux pays souverains, l’Ukraine et Taïwan, deux pays dont par ailleurs la population prouve quotidiennement son attachement à la démocratie libérale.

Et en même temps, comme en écho à ces trois capitales totalitaires, on voit se développer aux Etats-Unis at au Brésil des mouvements pro-totalitaires qu’il faut bien identifier comme tels.

Le moment est venu de prendre en compte que des liens de plus en plus manifestes se tissent entre les capitales totalitaires et ces mouvements pro-totalitaires dans nos pays démocratiques : ce qui est très révélateur à ce sujet, ce sont les relations intenses (qui ne sont désormais plus contestées) entre Poutine et Trump, entre Trump et Bolsonaro, entre Poutine et Bolsonaro.

Si un jour, par malheur, un coup pro-totalitaire devait réussir aux Etats-Unis ou au Brésil, nul doute que les capitales totalitaires sableraient le champagne sans délai, tant ce qui prime chez elles, c’est une volonté obsessionnelle d’affaiblir et même d’anéantir la démocratie et les libertés, non seulement sur leurs territoires mais aussi sur le reste de la planète.

Antoine Brunet

17 Jan 2023


Deux grands livres sur l’autre Cuba

Il est des livres qui redonnent du baume au cœur.

Alors que Cuba est encore et toujours sous la botte castriste, avec le fantoche Miguel Díaz-Canel formellement au pouvoir et sa capitale, La Havane, n’est plus que l’ombre sinistre de ce qu’elle fut, un petit recueil d’articles de l’immense José Lezama Lima, l’auteur du « roman » Paradiso, paru en 1966 et de suite catalogué comme étant trop problématique du fait de son écriture trop complexe, « néo-baroque » pour les spécialistes universitaires en littérature latino-américaine, et surtout de son catholicisme et son homosexualité ouvertement exposés, paraît dans la collection « Bouquins ». Les bataillons de touristes qui envahissent la Vieille Havane en seront pour leurs frais : la petite ville à laquelle se réfère Lezama n’existe plus. C’était celle de 1949 et 1950, bien avant la révolution de 1959 qui l’a transformée en pièce de musée soviétisée, soumise à une répression sans pitié, au manque de tout pour sa population, aux coupures de courant récurrentes… Une Havane plongée dans la nuit.

Lezama n’aimait pas trop, de son temps, la vie nocturne échevelée et foisonnante dans cette petite Athènes des Caraïbes, sauf pour se rendre aux spectacles de musique et de danse classiques qui la rythmaient, comme le raconte Marcel Quillévéré dans ses chroniques regroupées sous le titre de « Carrefour des Amériques », diffusées et rediffusées sur France Musique, à paraître prochainement en livre. Le « pélerin immobile » préférait la fréquentation des librairies et la lecture, dans son appartement du n° 162 de la calle Trocadero, des œuvres en provenance d’Europe, en particulier celles des Pères de l’Église et de cet autre grand asthmatique qui le précéda dans l’histoire de la littérature universelle, Marcel Proust.

Le livre publié à présent en français, traduit par Aline Schulman et Alexandra Carrasco, n’est pas une « recherche » mais une série de chroniques écrites au jour le jour pendant quelques mois pour le Diario de la Marina, le plus important quotidien cubain à l’époque, évidemment disparu, comme TOUS les autres journaux d’information, au début du castrisme, au profit d’un seul, celui du Comité central du Parti communiste de Cuba. Son directeur était un très grand poète, Gastón Baquero, exilé dès les premiers mois de 1959 et mort en exil à Madrid en 1997.

Le recueil de textes de Lezama est un joyau car il fait revivre à la fois Lezama et La Havane disparue, si peu présents aujourd’hui dans la mémoire française de la littérature cubaine.

José Lezama Lima est demeuré un personnage éminemment subversif dans le panorama réduit à si peu de choses de la littérature cubaine en provenance de l’île. Cet exilé de l’intérieur était un homme d’un grand courage, imperméable à toute vulgarité et à tout dogmatisme. A lire absolument, pour revivre une Havane à jamais disparue.

Juan Abreu est exilé de Cuba depuis 1980, année où près de 125 000 personnes prirent la route de la Floride à bord de toutes sortes d’embarcations pour échapper au « paradis » castriste. Parmi eux, le dissident et écrivain aujourd’hui mythique Reinaldo Arenas, mort en exil à New York en 1990.

Et aussi son ami Juan Abreu qui, avec ses deux frères, allait le nourrir et le réconforter lorsque celui-ci se cachait dans le parc « Lenin » (sic), situé aux alentours de La Havane, pour échapper à la persécution des forces de répression communistes et de tous les mouchards à leur service. Cet épisode est publié dans son livre de mémoires Sous la table (Debajo de la mesa), traduit par un bon connaisseur de la culture de l’île, François Vallée, qui est aussi un grand collectionneur d’art cubain.

La vie et l’œuvre de Juan Abreu, à présent exilé en Catalogne après avoir passé de longues années à Miami et avoir participé à la revue littéraire Mariel, une création de Reinaldo Arenas, se placent sous l’invocation de son mentor et collègue en littérature. D’une certaine manière, Juan Abreu continue le combat de Reinaldo, non seulement par ses écrits mais aussi par sa peinture. En effet, il a fait le portrait, à partir de photos fournies par des membres de leurs familles ou complaisamment et atrocement publiées dans la presse, de nombre de fusillés par les soldats et sbires révolutionnaires. Au nom de quoi ? Ce faisant, il leur a redonné vie.

Ces mémoires, qui ont déjà plus de dix ans dans leur version en espagnol, sont un cri de colère et une affirmation culturelle. Le petit Juan, féru de liberté et de littérature, se cache sous la table pour lire tout ce qui lui tombe entre les mains, dès son enfance, qui s’épanouit dans un quartier périphérique de La Havane. La poésie et les livres sont pour lui les moyens de conquérir la liberté, celle qui lui est déniée par le trop-plein de propagande distillée à longueur de journée par les hommes du régime. Juan Abreu n’a pratiquement pas connu, tout comme moi, la période antérieure à la dictature totalitaire en place jusqu’à nos jours. Il exècre celle-ci et n’use pas de gants pour la maudire dans ses écrits. Mais ses écrits de colère sont salutaires : ils constituent la preuve que l’on peut, à l’instar de Reinaldo Arenas, construire une grande œuvre, faite aussi de récits fantastiques et d’évocations crues de l’exil, avec une grande ouverture sexuelle, pour faire revivre la vraie Cuba, loin de toute vision touristique ou complaisante. Un beau témoignage, sans aucune nostalgie mais rédigé avec amour.

JACOBO MACHOVER

(crédit image: Wikimedia, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:La_Havane_cathedrale_face.JPG)

23 Sep 2022


La face cachée du Che, Jacobo MachoverDunod 2022, 264 pages, 8,90€

Il me semble que l’on voit moins que dans les décennies précédentes le visage de Che Guevara collé sur les sacs à dos des adolescents ou épinglé sur les murs de leur chambre. La plupart d’ailleurs ignoraient qui était véritablement ce personnage et le rôle qu’il avait joué à Cuba. Mais sa beauté et la beauté de la photo ont suffi pendant de nombreuses années à faire du Che le symbole d’un romantisme rebelle. Ne serait-ce plus le cas actuellement ? Le régime de Fidel Castro ne ferait-il enfin plus rêver ?

Jacobo Machover s’est penché sur ce fantasme dans son ouvrage La face cachée du Che, paru en 2007, soit 40 après la mort de ce dernier, ouvrage qui vient d’être réédité chez Dunod. A l’aide de nombreux témoignages, y compris les écrits de Guevara lui-même – en particulier les lettres à sa mère – , il montre que la popularité du Che a été le résultat d’un immense malentendu. « Comment a-t-on pu voir en un homme  qui distillait la haine et la fascination pour les morts par tous les pores un symbole de la rédemption, pratiquement une résurrection du Christ sur terre ? », écrit-il. Et comment cette popularité s’est-elle construite ?

Elle fut le résultat de plusieurs phénomènes. D’une part le succès de la révolution cubaine elle-même auprès de l’extrême gauche, en particulier l’extrême-gauche intellectuelle française: Jean-Paul Sartre, par exemple, prit faits et causes pour elle jusqu’en 1971 et le procès de Padilla.[1] Les voyages à Cuba firent partie pendant plusieurs années des rites obligés des intellectuels et artistes français, qui y étaient accueillis avec tous les honneurs. Dans cette admiration pour la révolution cubaine, Guevara avait évidemment sa place. Claude Jullien, envoyé spécial du Monde, le comparait à Robin des Bois !

Mais plus spécifiquement, l’admiration pour le Che fut le résultat d’une propagande quelque peu mensongère faite par Castro en faveur du Che après sa mort, qui visait à en faire un héros charismatique, une victime de la réaction latino-américaine et de l’impérialisme américain. Des millions de Cubains assistèrent à l’éloge funèbre prononcé par le Lider maximo décrivant le Che comme un homme libre, un combattant perpétuel, un martyre : « Un guerillero internationaliste à toute épreuve, en même temps qu’un fidèle camarade et un modèle à suivre pour les jeunes générations, le prototype de l’homme nouveau ». Castro, ajoute Machover, a réussi a faire « d’un fanatique stalinien un libertaire romantique ». De nombreux thuriféraires du Che reprirent ce portrait, en gommant la cruauté de celui-ci et ses nombreux échecs.

Sa cruauté : dès le début de la lutte pour le pouvoir dans la Sierra Maestra, c’est lui qui fut chargé de liquider les « traitres » ou supposés traitres. Puis durant les premières années du gouvernement castriste, il fut nommé commandant en chef de la prison La Cabana et organisa  les exécutions de partisans de Batista, d’opposants à la ligne castriste, voire d’innocents dont il ne prit pas le temps d’étudier le dossier. Sans état d’âme. Ses instructions étaient claires : « Ne faites  pas traîner les procès. Ceci est une révolution. N’utilisez pas les méthodes légales bourgeoises. Les preuves sont secondaires ». Machover compte 190 personnes ainsi fusillées, par lui ou sous ses ordres. Et loin de manifester un quelconque remords, il s’en vanta à l’Assemblée générale de l’ONU en 1964 à New-York: « Nous avons fusillé ; nous fusillons et nous continuerons à fusiller tant qu’il faudra. Notre lutte est une lutte à mort. »

Les droits de l’homme en effet n’étaient pas son fort. Partisan des camps de travail[2], il fut favorable aussi à l’interdiction du droit de grève et hostile à la liberté d’expression des intellectuels. A vrai dire, il est difficile de voir très clair dans ses positions idéologiques, « une somme de concepts plus ou moins bien assimilés, un mélange de péronisme, d’anti-péronisme, de stalinisme, de maoïsme, parfois de trotskisme, le tout teinté de quelques fulgurances vaguement humanistes », écrit Machover.

Quant à ses échecs, ils furent nombreux. Sa gestion de l’économie – à laquelle il ne connaissait rien – en tant que président de la Banque nationale de Cuba fut une catastrophe. Il ne réussit guère mieux en tant que ministre de l’Industrie. On sait que c’est finalement Castro qui le poussa hors du pays, et il s’institua alors messager de la révolution dans le Tiers Monde, soucieux de créer des foyers de guérilla en Afrique et en Amérique latine. Mais sa mission au Congo fut un échec, celle en Bolivie un fiasco qui se termina par son exécution  par l’armée bolivienne et la CIA le 9 octobre 1967.

La légende du Che n’est donc qu’une légende, que Jacobo Machover déconstruit pas à pas en s’appuyant sur des sources solides. A lire ou à relire!

Florence Grandsenne


[1] L’affaire Padilla : le poète Heberto Padilla fut contraint à une autocritique publique infamante.

[2] Il s’agit des UMAP, unités militaires d’aide à la production, où furent enfermés les « déviationnistes idéologiques », homosexuels, catholiques, Témoins de Jehovah etc.

5 Juin 2022


La Patrie et la Vie

(Le texte qui suit reprend, mais aussi complète et actualise, une tribune de l’auteur publiée dans Le Figarovox du 15 Juillet dernier)

Des manifestations réunissant des milliers de Cubains ont eu lieu à La Havane et dans une vingtaine d’autres villes le 11 juillet. La foule n’était cependant pas agressive, le premier jour en tout cas, comme on a pu le constater sur les vidéos d’amateurs diffusées sur les réseaux sociaux. Elle disait sa lassitude au gouvernement : lassitude devant tant de difficultés à vivre avec les pannes de courant, les pénuries alimentaires, le manque de médicaments. Certains, il est vrai, disaient plus, s’en prenaient à la dictature et demandaient plus de liberté.

La nouvelle de ces manifestations a fait le tour du monde. Il faut dire que des manifestations à Cuba, c‘est un événement ! Quelques unes de bien moindre ampleur ont eu lieu l’an dernier, en novembre, mais les précédentes remontaient à 1994 ! Et déjà, comme aujourd’hui, il s’agissait de protester contre la vie quotidienne difficile de la population cubaine.

On a là une première clef pour comprendre ces manifestations. Le quotidien des Cubains est une longue marche dans la pénurie, l’inconfort et, disons le mot : l’enfermement. Les voyages sont difficiles, voire impossibles, le courrier postal avec l’étranger inexistant, la presse réduite à celle du Parti, l’internet contrôlée – et supprimée quand l’exécutif en décide ainsi, comme on l’a vu après ces manifestations. Une des premières décisions des dirigeants cubains fut significativement de couper la parole à Dina Stars, une journaliste non officielle qu’interviewait la télévision espagnole.

Et cela fait plus de 60 ans que ça dure ! Les frères Castro ont réussi à installer un des pires régimes de la planète, associant l’échec économique à l’absence de liberté individuelle. Ce qui étonne, de loin, c’est non pas qu’il y ait eu ces manifestations, mais qu’il y en ait eu si peu. La police et l’armée quadrillent efficacement le pays, il est vrai, et le roman national, avait, il y a quelques décennies, une allure d’épopée. Les frères Castro et le justicier romantique Guevara avaient mené une lutte héroïque contre l’impérialisme américain et, de Sartre à Ségolène Royal, ils ne manquèrent pas d’intellectuels ni de politiques pour les applaudir.

Manipulé et trahi (mais qu’aurait-il fait de mieux s’il ne l’avait pas été?), Guevara n’est plus là. Les frères Castro non plus – ou si peu : Raul Castro, âgé de 90 ans, a participé en personne au lendemain de la manifestation, à une réunion du Bureau politique du PC. Un bureaucrate sans visage, un certain Diaz-Canel, leur a succédé et dirige le pays avec les mêmes arguments fatigués d’antan : si l’île connait des difficultés économiques, c’est la faute au blocus américain a-t-il répété alors qu’il ne s’agit que d’un embargo et que 80 % de ce que mangent les Cubains viennent des Etats-Unis!

L’origine des difficultés du régime castriste est en effet qu’il s’arc-boute sur les principes communistes : malgré les résultats lamentables des agricultures de type soviétique, on étatise toujours, à Cuba et…l’on achète sa nourriture au grand Satan américain. Et comme les caisses sont presque vides, on ne fait pas bombance.

Broutille que cela, pour les privilégiés au pouvoir. Ce qui compte aujourd’hui, comme hier du temps de Fidel, c’est la « lutte contre l’impérialisme » au nom de laquelle on mène la vie dure à la population. Diaz-Canel, l’a rappelé lors d’une visite récente à Pyongyang à son ami le Nord-Coréen Kim Jong Eun : nous sommes la « dernière tranchée » en lutte ouverte, frontale, avec l’impérialisme.

Même si moins d’enfants souffrent de la faim à Cuba qu’en Corée du Nord, l’avenir n’y est pourtant pas rose. La situation risque même de s’y aggraver pour deux raisons majeures : les touristes sont moins nombreux à se rendre dans l’île et le Vénézuela est dans une situation économique si désastreuse qu’il ne peut plus assurer, au même rythme qu’avant, les livraisons de pétrole à bas prix que Cuba revendait au cours international. Ces deux facteurs, qui s’ajoutent à l’incapacité de l’agriculture d’Etat de nourrir la population cubaine, permettent en grande partie de comprendre la lassitude grandissante de la population cubaine. Il y a même une manière de refus existentiel largement répandu dans la population qui joue son rôle : la « lutte », les Cubains connaissent. C’est la pratique du système D, la débrouille à laquelle ils sont acculés dans un tel système. Mais ce dont il ne veulent plus, c’est des appels à l’affrontement à mort avec le monde extérieur que résume le mot d’ordre castriste : Patria o muerte ! la Patrie ou la mort… L’un des slogans lancés lors des manifestations était au contraire : « Patria y Vida », La patrie et la vie, titre d’un morceau de hip-hop entendu des millions de fois sur You Tube, et sorte d’hymne à une autre vie, lancé par de jeunes musiciens, Maykel Castillo, en prison depuis deux mois, et Luis Manuel Otero, qui vient d’être arrêté lui aussi. Leur « mouvement », baptisé « San Isidro » du nom de leur quartier à La Havane, était bien présent lors des manifestations, qu’il rythmait plus qu’il ne les dirigeait, comme un « oui » à la vie et à des années-lumières des perroquets au pouvoir répétant ce que disait Fidel Castro il y a presque exactement 60 ans, le 30 juin 1961, au sujet de l’art : au sein de la révolution, il lui permettait tout. Mais contre la révolution, rien !

Les jours du régime castriste sont-ils cependant comptés? Sans doute les données sociales changent à Cuba et l’on a vu avec ces manifestations du début de la semaine que les réseaux sociaux jouaient un rôle actif dans la mobilisation. Grâce à eux, toute une jeunesse pour qui la Sierra Maestra et la Baie des Cochons sont de l’histoire ancienne, contourne les interdits, s’informe sur le monde extérieur et informe ce dernier sur ce qui se passe à Cuba. Via Youtube, Diana Stars est suivie par des milliers de gens. Et Yoani Sanchez, quant à elle, s’exprime dans son quotidien en ligne 14ymedio.

La présence parmi les gens arrêtés ou disparus suite aux manifestations, de dissidents plus âgés comme José Daniel Ferrer et Manuel Cuesta Morua, deux des principaux dissidents du pays, montre peut-être une rencontre de deux générations. Voilà donc l’opposition au régime qui grandit. La fermeté de l’Union européenne, qui a clairement condamné la répression, confortera cette opposition dans ses choix et renforcera l’isolement des dirigeants communistes. L‘Union européenne comme les Etats-Unis ont fait à l’occasion de ces manifestations ce que l’on attendait d’eux, ni plus ni moins : ils ont lancé un appel en faveur de la liberté à Cuba, et entre autre, de la liberté de manifester sans être arrêté par la police (on compte 130 arrestations et un mort). On notera avec satisfaction que les démocraties libérales de chaque côté de l’Atlantique étaient cette fois sur la même longueur d’onde alors qu’on assistait en général, ces dernières décennies, à l’expression de désaccords implicites : aux dénonciations du castrisme par les Etats-Unis s’opposaient des appels par l’Europe au dialogue et à la coopération économique. C’est tout juste si l’on se souvenait qu’il y avait des prisonniers politiques dans l’île.

Malgré ces indications favorables à la révolte de la population cubaine, il faut cependant rester prudent. Diaz-Canel a retenu les leçons du Venezuela où le pouvoir a su diviser la population et où les manifestation répétées ont fini par lasser…Le n°1 cubain a donc appelé les communistes du pays à s’opposer à ces manifestations « aux ordres de l’étranger ».

L’armée et la police sont encore très puissantes.

Ensuite le pouvoir cubain n’est pas totalement isolé : que vont faire ses alliés, la Chine communiste et la Russie? L’une comme l’autre sont considérées comme des amies de Cuba et se verront appelées à l’aide si jamais le régime castriste chancèle.

Mais nous n’en sommes pas encore là…1

Pierre Rigoulot

crédit image : Cuba, Havana | Flickr

1. v. « Bon week-end à Montargis », de Benoît Villiers, 5 juin 2021

18 Juil 2021


Colombie : Petro cherche à obtenir dans la rue ce qu’il n’a pu trouver dans les urnes

Les manifestations ont pris fin dans l’ensemble du pays a l’exception de Cali, nous y reviendrons, et d’une ou deux municipalités. Les troubles se poursuivent à Bogota. Depuis le 28 avril, que la « grève nationale » a donné lieu, après les marches et manifestations a des débordements incontrôlés. Le gouvernement a dû faire appel à la police et à l’armée et l’opposition a parlé de répressions, des violences policières ce qui a conduit à une augmentation de la violence dans les rues, le pillage de magasins et une insécurité dans plusieurs quartiers de Bogota. Mercredi soir, le 23 juin, la destruction du « Portal » de Suba, du Transmilenio, le système de transport urbain de la ville, a obligé la Maire de Bogota, Claudio Lopez, à déclaré : « Nous n’allons pas accepter le vandalisme ». Elle avait auparavant demandé à Gustavo Petro de calmer ses troupes et de les faire cesser les violences, déclenchant ainsi une controverse avec le principal dirigeant de l’opposition au gouvernement. Il y a donc bien une politisation de ces conflits ; ce qui donne raison aujourd’hui a tous ceux qui dénonçaient l’action de Petro d’envenimer en sous-main la situation pour profiter du chaos afin de prendre le pouvoir par la rue qu’il n’avait pas pu obtenir par les urnes. Dernière minute : un motocycliste est mort vendredi 25 a Bogota en raison d’une « obstruction violents de la part certains manifestants » a dénoncé samedi 26 la maire de la capitale colombienne qui a interdit les rassemblements a Suba et Las Americas, deux des terminus du Transmilenio.

Il ne s’agit plus de protestations pacifiques mais de guérilla urbaine. Le vandalisme a pris de graves proportions à Bogota. Ce sont bien des groupes radicaux, organisés, avec des bombes incendiaires, des armes et des casques, financés par quelques politiques qui génèrent le chaos. La lassitude ressentie par la population, en Colombie, en général, et à Bogota, en particulier, doit faire face a une escalade de la violence pour attirer l’attention. Alors que baisse la protestation sociale, apparait un autre type de violence. Gustavo Petro est responsable, selon la Maire, d’entretenir cette violence et ceux qui le suivent sont les plus radicaux. La protestation sociale a dégénéré avec les groupes illégaux et radicalisés.

A Cali, la situation est désormais clarifiée par la capture de Leonardo Diaz Escobar, alias Richard, ex-chef de la colonne mobile Jacobo Arenas des Farc et aujourd’hui à la tête de la structure urbaine mise en place par Ivan Marquez un des chefs des dissidences de Farc qui se cache au Venezuela. La revue Semana a révélé qu’alias Richard a été arrêté avec 7 autres membres des Farc dont une femme, par la police après des interceptions téléphoniques qui permirent d’apporter de nouvelles preuves de l’infiltration d’Ivan Marquez. C’est lui qui assure l’approvisionnement en argent, logistique et en armes de ces groupes liés aux Farc et même anciens des Farc. Ils ont ainsi organisé le blocage des routes d’accès à Cali et à Buenaventura, la ville portuaire du Pacifique ou venaient les armes et bombes incendiaires utilisées par les « muchachos », les jeunes au chômage ou étudiants de l’université del Valle de Cali. Les communications téléphoniques révèlent ainsi que les chefs rassemblaient ces groupes de jeunes, les payaient, leurs donnaient des fusils pour aller se battre contre la force publique et la police.

Une démonstration supplémentaire que la paix négociée par l’ex-président Santos et les Farc n’a pas obtenu le but souhaité ; les dissidents des Farc continuent d’organiser « les luttes » pour prendre le pouvoir en Colombie avec l’appui plus ou moins déclaré du Venezuela et de Cuba qui n’ont pas abandonné l’idée de renverser le pouvoir légal de Colombie pour installer a sa place une régime qui partage la même idéologie.

Jacques Carbou

Le 25 juin 2021

(Crédit photo : El alcalde Mayor de Bogotá, Gustavo Petro | Flickr)

29 Juin 2021


Que se passe-t-il en Colombie ?

Depuis trois semaines, la situation reste assez confuse en Colombie. Les manifestations qui ont commencé le 28 avril avaient d’abord pour objectif de dénoncer la réforme fiscale proposée par le gouvernement du président Duque. Celui-ci a finalement décidé de la retirer pensant ainsi rétablir le calme dans le pays. Mais cela n’a pas suffi et les manifestations ont repris dans plusieurs villes. Il est vrai que la réforme était malvenue dans un pays déjà fortement affecté par de Covid 19.

La Colombie avait déjà connu des manifestations en novembre 2019 durant lesquelles les commentateurs et analystes politiques voyaient l’action de Gustavo Petro, ancien maire de Bogota, candidat malheureux aux élections présidentielles. On disait donc que ce qu’il n’avait pu obtenir par les urnes il voulait le prendre par la rue. Il est certain que toute l’opposition de gauche en Colombie est mobilisée contre le gouvernement et cherche à orienter, diriger voire récupérer les mouvements de protestations qui ont éclaté dans tout le pays : à Pereira, à Medellin, à Baranquilla, à Tunja, etc. A Bogota et à Cali, en particulier, les manifestations ont rapidement dégénéré en actes de vandalisme, saccages et pillages de nombreux supermarchés et magasins. Ces actes de délinquance s’expliquent aussi par la présence de nombreux Vénézuéliens sans travail qui ont préféré venir en Colombie plutôt que mourir de faim au Venezuela. Dans les rues de Bogota, dans les bus du Transmilenio, le système de transports de la ville, de nombreux Vénézuéliens survivent depuis quelques années par la mendicité. D’autres se sont associés aux bandes délinquantes de Colombie. En outre, l’arrivée massive de ces réfugiés vénézuéliens incluait aussi certains « terroristes » envoyés par Maduro. Il y a deux ans déjà, Diosdado Cabello, le numéro 2 du régime Vénézuélien, déclarait – et il l’a répété depuis – « que la Colombie allait connaitre des troubles qui iraient jusqu’au chaos pour renverser le gouvernement colombien ». Il est probable que des groupes se sont infiltrés dans les marches pour attaquer la police et saccager. A Cali, il y a eu des affrontements entre groupes de civils ; les indigènes qui soutiennent la grève ont bloqué les routes d’accès a la ville et vandalisé les voitures ; des civils fortement armés se sont opposés à leur entrée dans la ville. Cali a connu des problèmes d’approvisionnement en essence, aliments et médicaments et une augmentation des prix qui profitent, comme toujours a des spéculateurs au détriment des classes pauvres et sans ressources. Aux dernières nouvelles, le calme semble être revenu à Cali.

Le président Duque a engagé des négociations avec les différents comités de grève sans résultat décisif jusqu’à présent. Il a proposé le retrait de la reforme de la santé, un soutien économique pendant la pandémie et des mesures pour contrer la pauvreté et les inégalités. Duque, accompagné des ministres de l’économie et de l’éducation a rencontré 51 leaders étudiants, et offert la gratuité des frais de scolarité pour les étudiants les plus pauvres des universités publiques pendant le second semestre de l’année. Les manifestations continuent cependant. Les chiffres font état de 42 morts depuis le début mais aussi de 849 policiers blessés. On a dénombré 33.000 manifestants pour 44 rassemblements un jour de grève dans le pays.

On ne peut s’empêcher de se demander à qui profite le climat d’insurrection ainsi entretenu, en ayant en mémoire les manifestations qui avaient éclaté au Chili, au Pérou et en Equateur. Le 10 mai, le gouvernement colombien a déclaré « persona non grata » un fonctionnaire de l’ambassade de Cuba accrédité en Colombie pour « activités incompatibles avec les relations diplomatiques ».

Pour expliquer tous ces évènements, le jeune essayiste et politologue argentin Agustin Laje Arrigoni parle de « révolution moléculaire », idée théorisée par Felix Guattari dans le livre qui porte ce titre, publié en 1977 (réédité en 1980 puis en 2002). L’extrême gauche, en Amérique latine, a lu la traduction espagnole du livre en essayant de mettre en pratique cette idée d’une multiplication des luttes sociales qui surgissent de différents groupes avant de s’associer et de créer ainsi des mouvements de masse.

Nous sommes au-delà des schémas marxistes classiques comme le prophétisait Guattari.

Jacques Carbou

Le 20 mai 2021

(crédit photo : Manifestation Paris mai 2021 | Philippe Agnifili | Flickr)

23 Mai 2021