BRUNO LE MAIRE ÉCRIT SUR CELIA CRUZ (1)
Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, aujourd’hui voué aux gémonies, est déjà un personnage de roman : il apparaît sous le nom de « Bruno Juge » dans le dernier ouvrage de Michel Houellebecq, « Anéantir ». C’est un homme plutôt complexe, en instance de divorce, solitaire, assez touchant, dormant dans les locaux de son ministère à Bercy. Le Maire est, on le sait, ami de Houellebecq. Sûrement parce qu’il est aussi écrivain.
Franchement, je n’aurais jamais lu un de ses livres s’il n’avait eu pour décor et sujet La Havane. Pas celle d’aujourd’hui, non. Celle de 1949, du temps de la présidence démocratique de Carlos Prío Socarrás, renversé en 1952 par Fulgencio Batista. L’auteur commet quelques erreurs, celle de considérer Prío comme un « dictateur », plus tard « en exil », qui ne fut pas assassiné à Miami, mais se suicida (en 1977, apparemment en rapport avec des révélations explosives qu’il comptait faire publiquement à propos de l’assassinat de Kennedy, le 22 novembre 1963).
Il y a un certain nombre d’anachronismes délibérés, qui passent pourtant comme des lettres à la poste, car ils sont intelligents. Il s’agit d’une histoire musicale : deux frères, Franz et Oskar, tous deux d’origine juive, ayant fui l’Allemagne nazie et habitant à New York, décident d’aller faire une virée dans la capitale cubaine pour assister à un concert du grand pianiste Vladimir Horowitz, né près de Kiev (Le Maire insiste là-dessus, dans une allusion -qui est aussi une prise de position- limpide à la guerre de Poutine), qui se définit comme ukrainien et non comme russe.
Tout cela se déroule bien avant l’avènement du castrisme, ce qui démontre la vitalité de la culture cubaine d’autrefois. Pas de celle d’aujourd’hui. L’écrivain balaye le Líder Máximo en quelques lignes : « L’enthousiasme est retombé : la nostalgie le remplace dans les cœurs des dépositaires (une poignée de fous) de la sainte relique du communisme cubain. »
Par contre, ce qu’il raconte avec amour, c’est la musique cubaine, celle de Benny Moré avec ce merveilleux bolero, Cómo fue, et celle de notre grande « Úrsula Hilaria Celia Caridad de la Santísima Trinidad Cruz Alfonso » : Celia Cruz. Il décrit un de ses concerts dans un cabaret, comme j’en ai tant vus, chantant, entre autres, deux morceaux de ses dernières années, de peu avant 2003, et non pas de 1949 (mais qu’importe !: qui ne les connaît ?), La vida es un carnaval et La negra tiene tumba’o. Ce chapitre est extrêmement suggestif, d’autant qu’il donne lieu à une des quelques scènes érotiques pour lesquelles Bruno Le Maire a été violemment critiqué par de grands moralistes, toutes tendances politiques confondues. Pourtant, à côté de ce que moi-même j’écris, elles sont plutôt gentillettes.
Fugue américaine est un très bon livre, à lire par tous les polyglottes qui se respectent (y figurent des expressions en allemand, en italien, en espagnol de Cuba naturellement). Le Maire aurait-il raté sa vocation ? Je me souviens que, lors de la primaire des Républicains en 2016, qu’il avait complètement ratée, son slogan était « Le renouveau, c’est Bruno ». Et si à présent, le renouveau (de la littérature française), c’était vraiment Bruno ?
Je veux imaginer que Bruno Le Maire s’est documenté dans quelques-uns de mes ouvrages, notamment Cuba, de Batista à Castro, dans celui de Marcel Quillévéré, « Cuba : une histoire de l’île par sa musique et sa littérature » et dans les Trois tristes tigres de G. Cabrera Infante, entre autres.
En tout cas, je recommande vivement la lecture de ce livre, à tous les amoureux de la musique, particulièrement la cubaine, et de la culture de Cuba, qui fut autrefois libre.
Jacobo Machover
(1) Bruno Le Maire : Fugue américaine, éd. Gallimard 2023