Le bonheur totalitaire, La Russie stalinienne et l’Allemagne hitlérienne en miroir

Bernard Bruneteau

Editions du Cerf, Paris 2022, 386 p., 24€

S’ils avaient eu connaissance de la célèbre phrase de Staline en 1935, “La vie est devenue meilleure, camarades, la vie est devenue plus joyeuse!”, les détenus du Goulag auraient été interloqués. Tout aussi stupéfaits auraient été les Juifs d’Allemagne en entendant Hitler vanter le bonheur du peuple sous le 3ème Reich. “Le peuple est aujourd’hui plus heureux en Allemagne que partout ailleurs dans le monde”.

Pourtant, pour nous qui voyons avant tout la terreur et le manque de libertés des deux régimes totalitaires que sont le communisme stalinien et le nazisme, l’attachement qu’éprouvait une grande partie de la population de ces pays à leur régime ne cesse de nous surprendre.

Certes, nous avons longtemps entendu les thuriféraires occidentaux de Staline et Hitler vanter le bonheur des peuples dans ces pays. Mais depuis longtemps plus personne n’y croyait, convaincus que cette vision idyllique était le résultat des propagandes nazie et communiste et de voyages Potemkine trafiqués.

Comment peut-on alors associer bonheur et totalitarisme? L’auteur de cet ouvrage ne conteste en rien le fait que le totalitarisme est inséparable de la terreur. Mais ce mode de domination ne fut pas exclusif. Depuis les années 1970-80, de nouvelles pistes de la recherche historique centrées sur l’histoire sociale insistent aussi sur la “force de la mobilisation, de l’enthousiasme et du militantisme” en faveur des régimes nazi et communiste. Il faut admettre que l’attachement d’une partie, majoritaire semble-t-il, de la population à ces régimes et à leurs chefs fut réelle. L’ouvrage de Svetlana Alexeievitch, La fin de l’homme rouge, montre bien en Russie une nostalgie du régime passé qui ne cesse de nous étonner, mais qui explique peut-être le soutien actuel d’une large partie de la population russe à Poutine.

Les totalitarismes auraient-ils inventé une forme de bonheur? C’est à cette question que Bernard Bruneteau s’est attelé dans son livre  “Le bonheur totalitaire. La Russie stalinienne et l’Allemagne hitlérienne en miroir”. Bien évidemment, dans les deux cas, ce bonheur ne profitait qu’aux “inclus” du système. Mais de quoi était-il fait ?

L’auteur, dépassant l’éternelle polémique sur la possible comparaison entre nazisme et communisme – comparaison ne veut pas dire assimilation – fait une étude extrêmement fouillée de ces deux systèmes sous cet angle, celui du “bonheur totalitaire”.

Ainsi, même si chacun a pour fondement une idéologie spécifique, différente, et parfois même opposée, ces idéologies ont un point commun essentiel, leur nature messianique. C’est bien cette promesse du bonheur qui a fait la popularité de ces régimes.

Certes, il fallait pour atteindre cet avenir radieux en passer par une douloureuse croisade : détruire l’ancien monde, fondé sur la domination de la bourgeoisie et sur l’individualisme, et se débarrasser de ceux qui faisaient obstacle à cette régénération, Juifs pour les uns, “ennemis du peuple” pour les autres. Alors, devaient disparaître les antagonismes sociaux et se constituer la “communauté du peuple” (Volksgemeinschaft) et celle du “peuple laborieux”.

Le contexte a facilité la réception de ce nouveau millénarisme par les populations allemande et soviétique : les anciennes valeurs culturelles (dont la religion) étaient en voie de disparition,  les deux pays sortaient d’une terrible phase de chaos (guerre mondiale, guerre civile, problèmes économiques…). Or “ces religions politiques prescrivaient un remède définitif au mal rongeant la société” écrit l’auteur et promettaient de remplacer le désordre par l’ordre, de constituer une société nouvelle fondée sur l’unité du peuple, après que celui-ci soit devenu homogène (ethniquement pour Hitler, socialement pour Staline).

Bruneteau étudie les caractéristiques des deux régimes pour percevoir la réalité de ce “bonheur” totalitaire. Qui en étaient les bénéficiaires? Qu’ont gagné les “inclus” de ces régimes à leur établissement? 

Il met l’accent sur les possibilités d’ascension sociale – d’autant plus que la répression contre les Juifs et les “ennemis du peuple” avait laissé de nombreuses places vacantes -, pour ceux qui acceptaient d’entrer dans le jeu en intégrant le Parti ou ses organisations satellites. Tous les “inclus” bénéficièrent d’avantages sociaux : fin du chômage, protection sociale, et un peu plus de consommation pour les classes modestes, tels étaient les gains acquis par la population. Mais il constate que même ceux qui ne bénéficièrent d’aucun avantage matériel y trouvèrent leur compte par des gratifications symboliques. Notamment les femmes, qui semblent pourtant les laissées-pour-compte de ces régimes, en particulier le régime nazi! Bruneteau écrit: “Ces régimes ont créé des opportunités de promotion ou de consommation, multipliant des formes de sociabilités nouvelles par le biais des organisations de masse qu’ils créaient conformément à leur projet d’encadrement “total”.

C’est sur ce dernier aspect que l’auteur insiste, expliquant leur succès avant tout par l’importance du sentiment de communauté. Les deux dictateurs firent tout pour le stimuler : les pratiques sociales – fêtes, défilés, rassemblements- culture de masse, participation aux organisations satellites, donnaient aux classes modestes le sentiment qu’elles n’étaient pas les oubliées du régime, qu’elles étaient intégrées à la collectivité. Création d’une certaine considération sociale et disparition de l’isolement, tels furent les atouts des régimes totalitaires .

Hitler résumait ainsi la fonction des grandes réunions national-socialistes:

“En elle, l’homme qui se sentait isolé au début dans sa qualité de partisan futur d’un jeune mouvement et qui cède facilement à la peur d’être seul, reçoit pour la première fois l’image d’une plus large communauté, ce qui produit sur la plupart des hommes l’effet d’un encouragement et d’un réconfort.”

Cette brillante synthèse permet d’éclairer un peu plus l’origine de l’adhésion réelle d’une grande partie de la population à ces deux régimes totalitaires, résultat d’une politique d’inclusion fonctionnant parallèlement à la  politique d’exclusion. Il existait bien, écrit Bruneteau, un bonheur à vivre dans le pays de Staline ou d’Hitler, ou en tout cas une promesse de bonheur. Et paradoxalement, conclut-il, celle-ci a été “au principe des utopies totalitaires et des expériences politiques les plus tragiques du XX ème siècle”. 

Florence Grandsenne

13 Avr 2022

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