Compte-rendu : DEPORTÉS EN URSS – Récits d’Européens au goulag 1939-19501
Il me semble que le nombre de publications sur le Goulag est en augmentation, ce qui, au moment où Poutine fait tout pour revaloriser Staline, est très positif. Et d’autant plus que les témoins et acteurs survivants du Goulag sont de moins en moins nombreux.
18 récits ont été conservés parmi les 160 recueillis par l’équipe d’Alain Blum et constituent la trame de ce livre, Déportés en URSS. La plupart des témoins étaient des enfants au moment où ils ont été déportés, car les plus âgés ont maintenant disparu. La majorité d’entre eux n’a cependant pas été envoyée dans des camps, mais appartenait à des familles de « déplacés spéciaux », c’est-à-dire assignés à résidence dans des zones inhospitalières d’URSS pour y travailler.
En 1984, Pierre Rigoulot avait publié Des Français au Goulag, basé sur les récits d’un certain nombre de Français mais aussi d’Italiens, de Japonais, d’Espagnols qui, pour diverses raisons, avaient été déportés dans les camps soviétiques. Ce nouvel ouvrage apporte des compléments utiles car il est centré sur les déportés d’Europe centrale et orientale, dont la situation est peu connue en France. Ainsi, apprend-on l’existence de plusieurs grandes vagues de déportation dans ces zones, suite au pacte germano-soviétique du 23 août 1939 et aux annexions soviétiques qui en découlèrent. L’épuration stalinienne entreprise immédiatement visa surtout les élites politiques, économiques et militaires de ces pays.
En Pologne, les Soviétiques organisèrent plusieurs grandes vagues de déportations. La première, en février 1940, visa les « colons militaires », c’est-à-dire les anciens membres de l’armée polonaise à qui avaient été attribuées des terres dans les zones frontalières. La deuxième, en avril de la même année, concerna surtout les membres des classes possédantes et leurs familles. La troisième, en juin, conduisit à la déportation de réfugiés qui avaient fui la Pologne occidentale occupée par les Allemands. 80% étaient juifs, et paradoxalement la déportation au Goulag leur évita l’extermination par les nazis. Une quatrième vague en juin 1941 compléta les trois premières.
Dans les pays baltes, la même épuration fut pratiquée dès l’annexion de juin 1940. Mais l’invasion allemande y mit provisoirement fin.
Même chose en Ukraine occidentale, où la répression frappa surtout les nationalistes et résistants à l’annexion. Mais là encore, la région fut occupée par les nazis dès le 22 juin 1941.
Enfin l’annexion de la Bucovine du Nord et de la Bessarabie par l’URSS, résultat du pacte germano-soviétique, permit aux Soviétiques de déporter une partie de la population, notamment allemande, qui s’étaient installée en Roumanie pendant la domination autrichienne.
De nouvelles déportations furent entreprises par les Soviétiques, dès que ces différents territoires furent libérés de la présence nazie par l’Armée rouge. Ce fut le cas dans les pays baltes à partir de 1943, où furent déportés surtout ceux qui avaient collaboré, de gré ou de force, avec les nazis. Puis il y eut de nouveau des arrestations nombreuses après la guerre, du fait de la résistance des populations à la soviétisation, en particulier à la collectivisation des terres.
La répression reprit aussi en Pologne, en Roumanie et en Ukraine occidentale, où le mouvement de résistance nationaliste à l’occupation soviétique était très actif.
Quant aux autres territoires libérés par l’Armée rouge qui, soit avaient été annexés par Hitler (Tchécoslovaquie, Bulgarie, Yougoslavie), soit avaient fait alliance avec lui (Hongrie, Roumanie), ils furent aussi épurés d’une grande partie de leurs « Allemands ethniques » qui furent envoyés au Goulag.
Enfin, à la fin de la guerre, les Soviétiques pratiquèrent des rafles de jeunes hommes en Allemagne même, où ils réouvrirent d’anciens camps gérés par les nazis au temps du IIIe Reich !
Et lorsqu’ils soviétisèrent les pays européens de l’Est pour les intégrer dans leur bloc, ceux qui étaient considérés comme un obstacle potentiel à cette soviétisation furent à leur tour jetés dans des camps sur place ou déportés en URSS.
Les 18 récits choisis par les auteurs illustrent tous une de ces situations. Le seul qui soit presque réconfortant est celui de deux jeunes Juifs qui « eurent la chance » d’être déportés – et de survivre – tandis que le reste de leur famille restée en Pologne pour l’un, en Lituanie pour l’autre, était exterminée.
Henry Welch, le petit Polonais, parti avec sa mère, son oncle et sa tante en Pologne orientale, fut arrêté avec sa famille car sa mère avait refusé de prendre la nationalité soviétique. Ils furent envoyés à Arkhangelsk travailler à l’abattage du bois. Mais le cas des Polonais est particulier puisque après l’invasion de l’URSS, sous la pression de ses nouveaux alliés, Staline dut accepter d’amnistier les Polonais présents sur le sol russe. Les Welch furent donc amnistiés en 1941 mais ne réussirent pas à quitter le pays comme 80 000 de leurs compatriotes le firent sous la conduite du général Anders.
Le cas de l’autre petit garçon juif, Iser Sliomovicius, est plus tragique car celui-ci ne réussit pas à quitter la Sibérie pour Kaunas avant 1963. Son plus grand regret est de n’avoir pu faire des études puisque cela était interdit aux enfants de déportés.
Autre cas paradoxal, qui rappelle certains cas français : le départ volontaire ! Bien sûr, pas au Goulag, mais en Union soviétique, patrie de tous les espoirs.
Jan Bohdan vivait en Russie subcarpathique, région tchécoslovaque alors occupée par la Hongrie fasciste. Agé de 18 ans, il partit à l’automne 1939 avec quatre compagnons, non par sympathie communiste, mais parce qu’il fuyait l’occupation hongroise et qu’il voyait l’URSS comme « prospère et antifasciste ». Aussitôt arrêté, il écopa de trois ans de travaux forcés dans un camp. En 1943, les autorités soviétiques lui proposèrent de le libérer à condition qu’il rejoigne les rangs de l’armée tchécoslovaque en formation sur leur sol.
Tous ces récits éclairent les déportations organisées dans les territoires annexés par Staline, et leur déroulement bien connu : le très long voyage dans des conditions inhumaines, l’arrivée dans des zones glaciales ou arides, sans lieux d’accueil pour les familles, puis le travail dans les kolkhozes ou dans la forêt. Ou dans un camp : c’est le cas de Klara Hartmann, une Hongroise de 14 ans, arrêtée durant l’hiver 1944-45, lorsque l’Armée rouge occupa son pays. Accusée d’espionnage, elle fut condamnée à 10 ans de camp et envoyée en Sibérie, puis au Kazakhstan. Dans son récit, elle raconte sa solitude car ne parlant que le hongrois et faisant partie d’un pays qui avait été allié d’Hitler, elle ne pouvait se lier avec les autres déportées qui lui menaient la vie dure, principalement les Russes. Elle raconte aussi ses souffrances car malgré son jeune âge elle dut travailler comme les autres à l’abattage du bois puis à la fabrication de pisé. Elle ne fut libérée qu’à la mort de Staline.
Plusieurs récits concernent des déportés polonais. Leur situation fut rendue compliquée par les aléas des relations entre Staline, les Alliés, et les différents gouvernements polonais provisoires. L’amnistie de 1941 ne permit pas à tous les déportés de rentrer dans leur pays, d’autant plus que les autorités exigeaient qu’ils prissent la nationalité russe.
La persécution des Baltes fut terrible aussi et se prolongea largement après la fin de la guerre. Par exemple, le père de Silva Linarte, qui vivait en Lettonie, fut arrêté en 1941 car il était directeur d’une association catholique. Les autres hommes de la famille, qui possédaient des commerces, furent aussi condamnés à des peines allant de trois à dix ans. Toute la famille fut déportée dans la région de Krasnoiarsk. Silva n’avait que deux ans, et ne se souvient plus du terrible voyage durant lequel sa petite sœur mourut. Son père fut envoyé dans un camp, où il mourut aussi en 1941. Quant à elle, à sa mère et à ses trois sœurs, elles furent envoyées dans un kolkhoze au milieu de la taïga, où elles souffrirent énormément de la faim et du froid. Rentrée en Lettonie en 1946, la famille fut de nouveau déportée en Sibérie lors des purges de 1950. Ce n’est qu’en 1956 que Silva et ce qui restait de sa famille purent rentrer en Lettonie.
Autre exemple de ces déportations qui eurent lieu à la fin de la guerre: celle de Ekaterina Szas, qui appartenait à la communauté allemande installée en Transylvanie, alors terre roumaine. Après la victoire soviétique, ses membres furent accusés d’avoir collaboré avec les nazis et arrêtés. En janvier 1945, Ekaterina et sa famille furent envoyées travailler dans un camp en Ukraine, du côté de Dnipropetrovsk. Elles ne purent rentrer qu’en octobre 1949.
Il y a dans cet ouvrage d’autres récits fort intéressants de ces survivants du Goulag, qui sont maintenant très âgés mais virent leur déportation avec des yeux d’enfants, sans vraiment comprendre le sens de ces départs vers l’Est. Ils montrent aussi l’histoire compliquée et douloureuse de ces régions d’Europe centrales prises en étau entre les persécutions nazies et les persécutions soviétiques.
1 DEPORTÉS EN URSS
Récits d’Européens au goulag 1939-1950
Dirigé par Alain Blum, Maria Craveri et Valérie Niveton
Editions Autrement. Collection Mémoires/Histoire
311 pages, 24€