Un excellent article du Point : Comment naît une dictature sanguinaire?
Nous remercions notre ami Pierre Druez, de Bruxelles, d’avoir attiré notre attention sur un article remarquable touchant à la Chine, à la Révolution culturelle et plus largement au totalitarisme communiste.
Il a été écrit par David Adler, un écrivain américain du Connecticut, pour Quillette, un journal australien en ligne qui promeut le libre-échange d’idées sur de nombreux sujets.Le Pointpubliechaque semaine la traduction d’un article paru dansQuillette qui rappelle cette fois quel remarquable analyste de la politique chinoise et en particulier de la « Révolution culturelle » fut Simon Leys (1935-2014) pourtant à moitié blacklisté à Parisdans les années 1960/1970 « pour la franchise de sa dénonciation du maoïsme et ses cinglantes critiques d’admirateurs français du Grand Timonier,à l’instar de Roland Barthes.«
Conscients de ce que quelques extraits ne suffisent pas à rendre compte de la richesse de cet article, nous renvoyons avec insistance nos lecteurs à la lecture du Point et attendons avec impatience leurs réactions, notamment sur ce qui est affirmé de l’idéologie totalitaire.
H&L
« Ce que nous apporte Leys dans la compréhension de la Révolution culturelle, c’est de nous exposer qu’elle n’a pas tant été un événement spontané que le résultat d’un bras de fer entre Mao et le Comité central, où se trouvait Deng Xiaoping. Des années auparavant, le « Grand Bond en avant » de Mao s’était soldé par une famine dévastatrice, avec un bilan estimé entre 30 et 45 millions de morts. En réaction, Deng et le Comité central allaient obliger Mao à jouer un rôle essentiellement protocolaire, ou, selon l’expression chinoise, à « aller se reposer dans une voie de garage ». La révolution culturelle fut l’instrument de la vengeance de Mao. Au milieu du chaos qui s’ensuivit et du massacre de ses opposants par les Gardes rouges, Mao put reprendre le pouvoir ».
La lutte des classes était évidemment au cœur du maoïsme, mais Leys la qualifie de « grande mystification ». Si la chasse à la bourgeoisie occupait toute l’attention, il n’y avait plus de véritable bourgeoisie en Chine, dont la société ne comptait plus que le Parti et le Peuple. La bourgeoisie, race « pratiquement éteinte », écrit Leys, devait être inventée. Pour ce faire, la classe dirigeante est une bonne source d’approvisionnement, tant elle est « déchirée en permanence par une impitoyable lutte pour le pouvoir ; la clique victorieuse abandonne chaque fois ses collègues malchanceux à la fureur populaire, après les avoir préalablement affublés d’une identité “bourgeoise-capitaliste”. Elle fait ainsi d’une pierre deux coups: elle se débarrasse de ses rivaux, et elle fournit un exutoire au mécontentement des masses ».
« La compréhension par Leys de la dynamique du régime lui est venue de ses propres observations, mais aussi des écrits de Laszlo Ladany, père jésuite hongrois et sinologue basé à Hong Kong. Dans la recension d’un livre de Ladany pour la New York Review of Books en 1990, Leys écrit : «Un régime communiste est construit sur une triple fondation : la dialectique, le pouvoir du parti et la police secrète, mais dans son appareillage idéologique, le marxisme n’est qu’une option ». Pourtant, Mao ajoute une innovation théorique, prise très au sérieux par Leys : Mao a explicitement vilipendé le concept d’une humanité universelle ; là où le tyran soviétique n’a fait que mettre l’inhumanité en pratique, Mao lui a donné un fondement théorique, en énonçant l’idée – sans équivalent dans aucun autre pays communiste au monde – que seul le prolétariat serait en pleine possession de la nature humaine.
1 er commentaire :
Ce texte est passionnant et éclairant de bout en bout
je me permets juste de contester le privilège accordé à Mao d’avoir théorisé le refus d’une humanité universelle.
“Reste que Mao ajoute une innovation théorique, prise très au sérieux par Leys: Mao a explicitement vilipendé le concept d’une humanité universelle; là où le tyran soviétique n’a fait que mettre l’inhumanité en pratique, Mao lui a donné un fondement théorique, en énonçant l’idée – sans équivalent dans aucun autre pays communiste au monde – que seul le prolétariat serait en pleine possession de la nature humaine.”
Le délit récent, de crime contre l’humanité, désigne le comportement et la croyance qu’il n’existe pas une humanité universelle incluant d’une façon inconditionnelle tous les êtres humains.
On sait que le refus de l’universalité du genre humain fut affirmé par le nazisme, qui traitait ses ennemis en nuisibles, comme le faisait aussi le système communiste lors des grands procès.
Quant à Marx, son acte inaugural ( on pourrait presque parler de son péché originel) fut de faire disparaître la devise universaliste de la Ligue des Justes « Tous les hommes sont frères« , par l’appel à la lutte sans merci et sans la moindre considération humaine des prolétaires contre les bourgeois, sans trace que ces deux camps appartiendraient en quoi que ce soit à la même humanité.
On trouvait déjà dans les articles antérieurs de Marx l’affirmation selon laquelle le prolétariat, parce qu’il est privé de toute humanité, est le seul à représenter entièrement l’humanité à venir.
Le manichéisme absolu qui caractérise l’idée marxiste de la lutte des classes ne laisse rien de commun entre les ennemis.
Cette idée d’une humanité universelle n’a d’ailleurs rien d’un postulat universellement admis, pas plus que ne le sont les droits de l’homme présents dans la Déclaration universelle des droits de l’homme.
L’universalité de l’espèce humaine, et l’existence d’un Droit naturel, sacré et inviolable, qui en découle, est une conviction fragile.
André Senik
2e commentaire :
Merci cher André pour ton rappel, très pertinent et très utile, quant aux antériorités : Marx précéda Hitler et Staline, Hitler et Staline précédèrent Mao.
Ce qui m’intéresse dans la démarche de Leys, c’est son insistance sur le fait que le modèle totalitaire peut servir à toutes sortes d’idéologies prégnantes.
Pour ma part, ma conviction est que, après la mort de Mao, le PCC de Deng a, sans l’avouer, discrètement et progressivement, basculé de l’idéologie marxiste-léniniste à une toute autre idéologie, le nationalisme-antidémocratisme. Et que cela n’a pas perturbé la permanence du régime totalitaire maintenu par le PCC. Le basculement d’idéologie n’a pas fait de remous importants dans le PCC et il n’a pas non plus suscité de réaction significative de la population chinoise qui semble s’être contentée d’enregistrer que le Parti lui remplaçait un manuel de catéchisme par un autre.
Au total, un régime totalitaire a besoin d’une idéologie, il n’est pas emprisonné par son idéologie initiale.
Dominique Duel
3e commentaire :
André dit : « Je me permets juste de contester le privilège accordé à Mao d’avoir théorisé le refus d’une humanité universelle. »
J’ai eu la même réaction.
Il dit aussi : « Le manichéisme absolu qui caractérise l’idée marxiste de la lutte des classes ne laisse rien de commun entre les ennemis. »
Je plussoie.
On ne peut accepter le totalitarisme, le pouvoir total de certains sur les autres que via une dichotomie fondamentale. C’est pire que du manichéisme. Les mauvais ne sont pas que mauvais. Ils sont déshumanisés. Et même moins que des animaux ou des objets envers lesquels on peut éprouver, à la rigueur, des sentiment « humains ».
Ce ne doit JAMAIS être le cas envers les ennemis « de classe ». La compassion, la pitié, la charité et la bonté ne sont que des « sentiments petits-bourgeois » à prohiber.
Les Khmers rouges sont exemplaires à cet égard. Avant d’être conditionnés par l’idéologie, la plupart étaient des gens normaux. Ponchaud (relisez sonCambodge année zéro) a ainsi vu des adolescents gentils et sensibles métamorphosés en machines à tuer sans état d’âme.
J’ai entendu d’anciens tortionnaires khmers rouges ne pas manifester la moindre culpabilité : leurs victimes, à leur yeux, n’étaient pas des gens, c’était des « réactionnaires » etc. , au mieux, des pourritures à éliminer, des insectes nuisibles, les épurations successives sont des campagnes de désinfection.
Un ennemi de classe n’est pas une personne.
Si les ennemis de classe n’existent pas on les invente, comme les paysans riches dans les zones occupées par Mao avant 1949. Les moins pauvres étaient érigés en ennemis de classe à éradiquer. Les autres étaient incités à les haïr, à applaudir ou à participer à leurs supplices.
Pour tout un chacun, rien n’est plus motivant que de disposer de supports de projection sur lesquels on se débarrasse de tout ce qu’on ne supporte pas, ou mal, en nous et qu’on dénie naturellement dans les sociétés civilisées, comme les pulsions de meurtre par exemple !
En éliminant les personnes désignées comme ennemis de classe on peut avoir réellement l’impression de se purifier et de participer à la purification de l’humanité et à la progression de sa marche vers l’avenir radieux.
En ce qui concerne la Chine, et d’après mes informations, certes lacunaires, le marxisme, avec Xi, y est plus enseigné que jamais . Tous les membres du Parti subissent une formation continue et, régulièrement, il sont soumis à des contrôles quant à la correction de leur pensée marxiste-léniniste à la sauce Mao et Xi.
Il n’y a pas, je crois, basculement d’idéologie, il n’y a qu’adaptation du marxisme-léninisme aux temps nouveaux.
Par ailleurs mettre nazisme et communisme sur le même plan dans le pot totalitaire commun me semble et m’a toujours semblé abusif.
Les régimes communistes malgré leurs différences et leurs évolutions sont toujours fondés sur l’idéologie marxiste délirante et pathogène appliquée par un Parti-Etat structuré hiérarchiquement rigoureusement et disposant sur les gens d’une concentration de pouvoirs sans équivalent dans l’Histoire.
Le nazisme n’a sévi que dans un seul pays dans un contexte historique très particulier et pendant seulement 6 ans de paix et 6 ans de guerre. Il a été définitivement éradiqué en 1945.
Le nazisme est toujours, presque partout, quotidiennement, érigé en incarnation du mal. Le communisme sévit depuis 1917, a généré plus de dégâts humains et plus de victimes que l’addition du nazisme, du fascisme et des deux guerres mondiales ; et il fait tous les jours de nouveaux ravages. Tout cela est encore sous-enseigné, sous-médiatisé, et même souvent nié.
La surreprésentation du nazisme en tant que mal absolu dans l’enseignement, les médias et les productions culturelles n’est pas innocente de la part de ceux qui haïssent la démocratie sociale-libérale, affublée de l’étiquette capitaliste ; même quand ils ne sont pas marxistes, les haineux viscéraux ont besoin de supports de projection coupables des inégalités, injustices, violences et dont l’élimination serait censée apporter paix, égalité, fraternité et paradis terrestre !
Cette illusion résulte aussi d’une ignorance de l’histoire factuelle globale et du refus ou rejet de la nature humaine avec toutes ses composantes – inéliminables sauf à éliminer l’humain lui-même !
Le communisme est beaucoup plus totalitaire que ne le fut le nazisme. C’est la vie de chacun dans tous ses aspects qui est malmenée. Il existait des libertés de circulation, d’information, d’expression, d’association, de création, … , en régime nazi impensables dans le moins répressif des régimes communistes. Si on y était ni opposant politique, ni membre d’une minorité persécutée ou assassinée, on pouvait y mener une vie normale, ce qui est impossible en régime communiste
En ce qui concerne l’article, bravo! C’est une synthèse quasi parfaite et en sus au style clair et agréable !
Je ne trouve vraiment rien à critiquer, … et pourtant je cherche toujours à critiquer !
Pierre Druez
(crédit photo: Mao Zedong in 1959 (cropped) – Search results for « mao » – Wikimedia Commons)
.
.