[DEBAT] Dans le choc des civilisations, l’Europe doit affirmer la sienne, celle du monde libre
J’ai écouté récemment sur CNews une discussion entre Laurent Joffrin et Charlotte d’Ornellas, une brillante journaliste de Valeurs actuelles.
Celle-ci reprochait à l’Europe de ne pas se défendre en tant que civilisation, face à la Turquie d’Erdogan et à la Russie de Poutine, en tout en ajoutant l’idée, c’est moi qui résume, qu’une l’Europe-puissance n’était pas concevable étant donné les différences d’intérêts et de politiques extérieures entre les États qui la composent.
Le point de vue sous-jacent à cette critique m’a semblé être proche du point de vue nationaliste martelé par d’Eric Zemmour: il faut défendre notre civilisation nationale qui est française et chrétienne.
Ces deux-là reprennent à leur compte l’idée de Huntington sur le choc des civilisations, mais estiment que la France doit mener ce combat mondial seule et souveraine.
Malheureusement, Laurent Joffrin m’a semblé mal à l’aise sur ce terrain.
Il n’a pas riposté à ce point de vue national-souverainiste en assumant la raison d’être et la nécessité historique de l’Europe qu’est son appartenance au camp et à la civilisation de la liberté, de l’État de droit et des Lumières, qui sont des valeurs universalistes.
Or ce désaccord risque d’être au centre des prochaines élections présidentielles.
Notre adversaire je crois, ce sera la tentation du Brexit et celle de l’illibéralisme de Orban.
Il me semble que nous devrions argumenter notre différend avec Valeurs actuelles et Zemmour en insistant sur le fait qu’ils ne définissent pas notre civilisation européenne comme nous, disons en tant qu’appartenant au monde libre.
Leur discours civilisationnel est nationaliste, et c’est tout, tandis que nous souhaitons que l’Europe développe une politique de Puissance et une politique de civilisation face aux autres blocs civilisationnels.
Nos nationaux rétrécissent notre civilisation à ses origines chrétiennes et ne se battent sur le terrain proprement civilisationnel que pour sauver la culture spécifique de la fille aînée de l’Église catholique.
C’est pourquoi face aux autres blocs ils raisonnent seulement en termes de Realpolitik.
C’était déjà au fond le point de vue strictement national de De Gaulle, qui n’a jamais parlé de combattre idéologiquement ni le communisme ni même vraiment le nazisme.
Sans l’Europe-puissance continentale et civilisation occidentale, la civilisation du monde libre serait menacée.
André Senik
Merci pour ce texte. Comment l’Europe basée principalement sur des principes économiques et dénuée de discours idéologique pourrait elle s’ériger en puissance globale. Les valeurs qu’elle est censée (censée…) représenter sont a peine présentes « en arrière-plan », de façon supposée, mais pas de façon explicite : chrétienté, droits de l’Homme ne sont pas défendues par des forces européennes concrètes, prêtes à en découdre au cas où… Alors que ces forces militaires sont bien visibles dans tous les autres blocs.L’Europe vit dans l’idée que ses valeurs implicites seront forcément respectées. D’où l’épisode du « sofa » qui montre -si besoin- le peu de cas du dirigeant turc pour les « idées et valeurs européennes ». Il n’en irait pas très différemment à l’Est et en Extrême-Orient. L’impuissance et les bras ballants de la Présidente de la Commission et la grossièreté crasse du Président du Conseil sont extrêmement parlants et significatifs à cet égard. Faut il passer par des termes très « intellectuels » pour le démontrer.
Rappel : « Le Vatican, combien de chars ? » Inutile de convoquer Kant, ni Descartes ou Montesquieu….Soyons réalistes, simplement.
Didier Devred
Réponse à Didier Devred
Les carences actuelles de l’Europe sont indéniables comme vous le soulignez mais ceux qui en tirent la conclusion souverainiste que la France doit s’émanciper de l’Europe pour mieux défendre la civilisation française dans ses fondements chrétiens, ceux-là ne peuvent pas prétendre peser dans le choc mondial des civilisations.
Sur ce plan, l’Europe est indispensable. Elle a des alliés dans le bloc civilisationnel du monde libre, et c’est ce bloc qu’il faut consolider sur tous les plans.
Je crois que ce point sera au centre du débat des prochaines présidentielles.
André
Pourquoi adopter un ton polémique et ridiculiser l’Union européenne pour la faiblesse de ses moyens militaires et son absence de politique extérieure précise ? On peut répondre à cela qu’une défense européenne est souhaitable mais que la situation est complexe : l’OTAN protège évidemment l’Europe occidentale et la mise sur pied d’une défense proprement européenne ne parait pas, à tort ou à raison, la priorité des priorités pour la plupart des Etats européens qui savent qu’ils bénéficient du parapluie américain.
Quant à la politique étrangère, en effet il serait bon qu’elle soit plus claire, plus précise et plus crédible, mais il ne faut pas dire qu’elle n’existe pas. Il y a de la part de l’Union Européenne une condamnation de tout Etat qui ne respecte pas les droits de l’homme et la démocratie et qui ne respecte pas les traités internationaux. Pour Poutine comme pour Xi, l’Union européenne a une politique étrangère et elle est détestable. Elle ose juger sévèrement la tentative d’empoisonnement d’un opposant en Russie ou la mise au pas brutale de minorités comme les Ouighours ou les Tibétains en Chine.
Mais revenons à la critique par André de la définition étroitement nationaliste de la France par Eric Zemour. La thèse de ce dernier est que la France se constitue sur un socle catholique après l’effondrement de l’empire romain. Le reste viendra simplement s’ajouter à cette essence sans la modifier, sans la faire évoluer. Et pourquoi figer pour les siècles des siècles la culture et l’identité françaises? On ne sait. Les progrès de l’esprit critique, de Montaigne à Voltaire, l’universalité affirmée au XVIII e siècle des droits de l’homme, ont contribué à faire évoluer cette identité française qui se définit aussi maintenant par ce qui n’est pas seulement elle : des valeurs, qui surmontent et dépassent ses réalités ethniques ou religieuses, et structurent une civilisation commune à une grande partie de l’Europe – avec ses différences, ses limites géographiques imprécises, ses reniements tragiques.
La France, c’est cela aussi : une composante de la civilisation européenne. Renforcer les liens entre les Etats et les régions où s’épanouit cette civilisation, travailler à donner à celle-ci plus de moyens de se défendre, bien définir ce qui peut lui nuire et la renforcer, autant de tâches très utiles ! Et guère risibles, même si deux représentants de l’Union européenne n’ont pas osé réagir à une insolence du Grand Turc!
Pierre Rigoulot