Marxisme et idéologie – par Pierre Druez (Partie 1)

Notre ami Pierre Druez, de Bruxelles, nous adresse cette longue réflexion sur l’idéologie en régime capitaliste et dans le système marxiste. Nous en publions aujourd’hui la première partie.

Nos sociétés ne sont pas fondées sur une idéologie au sens où le marxisme est une idéologie. A savoir idée-mot versus réel. En langage normal, les mots ne sont jamais supérieurs au réel qu’ils sont censés désigner, ils cernent à peu près, imparfaitement, sans englober et totaliser, ce à quoi ils renvoient. Dans l’idéologie marxiste les mots sont censés représenter la totalité et l’essence du réel, comme le souligne Hannah Arendt. Ce qui n’est pas nommé par l’idéologie n’existe pas. Ce qui est nommé par l’idéologie existe dans le sens, extrêmement péjoratif ou laudatif, fixé par l’idéologie : bourgeois, koulak, progressiste, peuple, etc. Seuls les mots de l’idéologie importent, le réel doit s’y conformer, le réel qui n’est pas assimilable par l’idéologie constitue un obstacle en soi et doit être éliminé.

Sans doute, il existe une idéologie capitaliste ambiante qui nous incite à gagner plus, à dépasser autrui, à consommer plus mais elle ne fait qu’accentuer des tendances primitives naturelles dont nous sommes tous l’objet. Ne pas les reconnaître ne les supprime pas mais au contraire les exacerbe : les peuples sortis du communisme s’avèrent en moyenne nettement plus avides de biens matériels et de démonstrations de richesse matérielle que les autres.  L’idéologie capitaliste, ni aucune autre, ne ressemblent à l’idéologie marxiste – totalisante et totalitaire à un degré infiniment supérieur à tout ce qui l’a précédé sur terre, et à ce qui l’a suivi, durable ou éphémère, comme fascisme et nazisme.

L’islamisme c’est autre chose, plus secondaire selon moi, qui a des équivalents très anciens liés aux sociétés traditionnelles,  bien plus contraignantes et étouffantes que celles dites – avant la mode d’auto-dépréciation en vogue – civilisées.

En système dit capitaliste démocratique, on peut très bien vivre à « l’idéologie capitaliste », sans y adhérer mentalement et pratiquement et on ne manque pas de la contester, de chercher des alternatives, de les essayer et finalement de progresser selon un trend positif à-travers conflits, crises et renouveaux. C’est une évolution qui a quelque chose de dialectique. J’incline à croire par exemple que la démocratie américaine se renforcera après – grâce à?- sa dernière crise.

L’idéologie qui préside à nos destinées est aussi, partiellement, inspirée des Lumières, dont les penseurs divergent sur pas mal de points mais se rassemblent autour d’un essentiel dont on devrait peut-être exclure Rousseau, quelque part précurseur de l’écologisme. Le fondement de cette idéologie est le respect de la dignité de la personne individuelle, de la diversité, de la liberté de penser, de s’exprimer, de s’associer, d’innover, de créer, de vivre autrement, de circuler, de contester, de râler ouvertement ! C’est aussi la séparation des pouvoirs, la création et l’acceptation de contre-pouvoirs et de pouvoirs compensateurs. C’est la garantie du respect des libertés et droits fondamentaux. L’Etat et ses représentants ne sont pas aux dessus de toute critique; ils ne sont ni inamovibles ni intouchables. Ils sont soumis au Droit et aux institutions presqu’au même titre que tout citoyen lambda. Moins ou davantage selon les Etats. Toujours davantage avec le temps. La Justice est (imparfaitement bien sûr) indépendante du pouvoir exécutif, de même les pouvoirs législatif, médiatiques, éducationnels et informatifs en général. Les minorités sont protégées et les malchanceux, faibles, démunis, handicapés, malades pris en compte dans la mesure des possibilités économiques, pratiques, culturelles et mentales. L’avenir n’est pas écrit, il est à forger de façon à ce qu’il continue à s’avérer, globalement, meilleur, mieux vivable par la majorité, que le passé. Le système lui-même se remet en question continûment. Son autocritique permanente est inhérente à sa nature et à son fonctionnement.

Le marxisme appliqué est, à l’inverse, une application idéologique figée, à part, d’un genre radicalement nouveau. Il prétend expliquer tout de l’homme et de la société, exhaustivement, et ce aussi bien au passé, au présent que dans le futur. Y est lié un art et une technique de la dialectique qui permettent de justifier tout événement, quel qu’il soit, y compris son contraire. Procédé qui permet un prêt-à-expliquer universellement applicable qui est ultra confortable mentalement.

Sa vision de l’Histoire au moment où il a été conçu est comiquement aberrante et sa vision de l’évolution future a été non seulement démentie par les faits mais, en sus, l’évolution s’est avérée se dérouler exactement en sens inverse des prédictions marxistes. Au lieu d’appauvrissement croissant de l’ensemble et de masses de plus en plus démunies, on a assisté à l’inverse.  Au lieu du cloisonnement entre « nantis » et « exploités », on a assisté à des flux interclasses exponentiels. Au lieu de la restriction croissante du petit nombre de gens ayant à l’époque une vie satisfaisante on a assisté à tout le contraire. Malgré le pas en arrière accidentel actuel, on tend vers l’éradication de l’extrême pauvreté, en dehors de l’Afrique subsaharienne, où l’amélioration par tête reste néanmoins une réalité. N’oublions pas que la pauvreté, la précarité extrême, a été le mode de survie dominant durant les dizaines de millénaires qui nous ont précédé et que ce que nous vivons aurait été inimaginable pour nos ancêtres.

La vision marxiste de l’économie est simpliste et purement prédatrice et guerrière. Elle ignore les échanges selon les milliards d’avantages comparatifs incessants et croissants internationalement comme étant le principal facteur d’accroissement du bien-être avec les progrès scientifiques, technologiques et organisationnels. Comme s’il n’y avait qu’une tarte donnée une fois pour toutes et que, si l’un gagne dans un échange, l’autre perd. C’est comiquement absurde mais il y en a encore qui y croient surtout parmi les écologistes. Selon ces derniers notre bien-être s’améliorerait au détriment de la terre-mère, nouvelle victime surexploitée.

La vision marxiste de l’homme est encore plus réductrice que sa conception de l’économie et en outre, elle est tout simplement monstrueuse. L’individu n’a pas de valeur en soi. Il n’est que le produit de son appartenance de classe. Laquelle déterminerait toutes ses caractéristiques. N’importe qui pourrait devenir n’importe qui en fonction, non de son environnement familial initial, pourtant surdétermination majeure de chacun de nous, mais de sa situation économico-sociale, de son étiquette de classe et du conditionnement du milieu, ce qui a conduit aux gags du lyssenkisme.

Les inégalités matérielles génèreraient seules les inégalités de bien-être et de bonheur et les inégalités matérielles auraient une origine, une seule : l’invention de la propriété privée. C’est un des plus gros gags marxistes. L’instinct de propriété, de territoire, de possessivité est bien sûr, en réalité donnée, naturel, inscrit dans nos gènes, lié à notre nature d’humain, d’hominidé, de mammifère, d’animal, et d’être vivant.

Le marxisme nie la personne et sa spécificité propre, incite à la guerre de classes incessante et qualifie les sentiments, la compassion, l’amour individuel, la générosité, de sentiments petits-bourgeois. Alors que ce sont les forces d’attraction qui maintiennent sur orbite toute civilisation digne de ce nom (cf Arthur Koestler).

Selon le marxisme-léninisme des origines, si l’on supprime la propriété privée, au moins des moyens de production, si on met tout en commun (même les femmes au début de l’URSS… avant de bannir la sexualité plus sévèrement que les religieux intégristes(1), et si on parvient à faire travailler efficacement les gens en les motivant, non par la poursuite de leur intérêt personnel, mais par celui de l’intérêt collectif,  par la construction du communisme/socialisme, sans que le souci d’eux-mêmes et de leurs proches les écarte de la progression vers l’avenir radieux,  sous la houlette d’un Parti par définition plus infaillible que le pape, on arrivera à une société où chacun travaillera spontanément, comme il voudra et pourra, dans l’intérêt de tous et disposera à volonté de tout ce dont il a besoin pour vivre heureux. Ce sera une société d’abondance parfaitement juste et parfaitement égalitaire. Alléluia ! Sonnez trompettes !

Ce Grand Soir ressemble au Paradis des chrétiens ou des musulmans mais il sera instauré sur terre.

En attendant l’élite du Parti dispose de tout et de chacun à loisir, sans que personne n’ait les moyens pratiques de se défendre contre son arbitraire, ses oukases et ses abus… privés… les plus ignobles.

La source de la foi et de l’espérance en ces paradis futurs, religieux ou dénués de transcendance, est archaïque, inconsciente, psychologique, et c’est la même pour les religions comme pour le marxisme : il s’agit du fantasme d’assomption narcissique que nous portons tous en nous comme l’explique Janine Chasseguet-Smirgel. C’est le souvenir cellulaire inconscient du vécu intra-utéral de notre première réalité physique en devenir. In utero, celle-ci a vécu le temps d’avant le temps et l’espace; nous croyions tous alors être tout et tout-puissants; nous étions chacun à nous-mêmes notre propre fin, il n’y avait nul autre, nul antagonisme, nul supérieur/inférieur/pouvoir, nulle différence, nul extérieur. Nos besoins étaient instantanément satisfaits, nulle tension entre besoin/désir et satisfaction, un minimum de perturbations.

Ainsi au paradis communiste ou chrétien, il n’y aura plus d’insatisfaction, plus de jalousie, plus de domination, plus de frustration, plus de violence, plus d’agressivité, plus d’injustice, finie la moindre inégalité entre les hommes, plus besoin d’Etat ni de pouvoir ni d’autorité. L’homme nouveau sera advenu. Selon la légende, ce fut l’état du monde lors du communisme originel, mythe marxiste qui est l’équivalent du paradis originel chrétien. Rejoint par le mythe écologiste d’une nature paradisiaque d’avant l’apparition de l’homme.

C’est bien sûr un état fictif, fantasmatique, imaginaire, utopique dans la vie et le monde réels d’après la naissance. C’est aussi un état auquel nous aspirons tous, sans exception même si nous ne nous en rendons pas toujours compte. Nous en gardons toute la nostalgie car nous avons tous cru le vivre avant « l’atterrissage » de la naissance. En ce sens il a existé, cet état, mais illusoirement et sans possibilité de retour ni de répétition. C’est le principal facteur d’attraction des religions qui le promettent après la mort moyennant l’exigence de sacrifices préalables. Marx condamne les religions car selon lui elles conduisent à l’acceptation de l’exploitation et empêchent les croyants de croire en sa religion sans transcendance, à savoir qu’il y a moyen de réaliser le paradis sur terre et qu’il FAUT le faire…moyennant de terribles sacrifices préalables !  « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Le marxisme est, dans ses applications, à la fois une praxis et une nouvelle religion sans transcendance, la plus dogmatique et la plus impitoyable de toutes. Et aussi la plus destructive car imposant au réel, à l’humain et à la nature, ce qu’ils ne sont pas et ne peuvent pas devenir.

(1) https://www.lemonde.fr/televisions-radio/article/2017/11/29/tv-la-double-vie-petite-histoire-de-la-sexualite-en-urss_5222308_1655027.html

9 Fév 2021

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