Sur l’essence du poutinisme

Ce 14 mai à Paris Jean-François Bouthors nous donnait une stimulante conférence, destinée à « Comprendre ce que veut Poutine ».

Certes au cours des deux heures de son intervention, des questions et du débat avec l’auditoire, furent évoqués ou mentionnés : le narratif pseudo-historique cher au pouvoir moscovite, ses inquiétantes invocations du prétendu monde russe ou les divagations pseudo-religieuses qui tissent l’idéologie obscure du régime poutinien.

La dérive autocratique du personnage lui-même fut également soulignée, sans surprise, et le conférencier évita de s’attarder et d’y voir une sorte de fatalité russe.

La date cruciale de la fin de l’Union soviétique ne fut pas sa dissolution en 1991, mais bien l’arrivée au pouvoir de Youri Andropov en 1982

En effet il mit surtout en lumière l’un des points clefs de la genèse du poutinisme. Selon lui, la date cruciale de la fin de l’Union soviétique ne fut pas sa dissolution en 1991, mais bien l’arrivée au pouvoir de Youri Andropov en 1982. Celui-ci certes avait exercé certaines responsabilités au sein du PCUS, mais il était apparu surtout en tant que chef du KGB.

Pendant 60 ans, depuis la dictature de Staline, établie en 1922,  la Russie avait été gouvernée par le secrétariat général du Parti. Depuis 1982, si nous suivons l’éclairage proposé, aux apparatchiks et aux idéologues du marxisme-léninisme, a succédé la toute puissance de ceux qu’on appelle à Moscou les siloviki, les maîtres des organes dits de sécurité.

Ainsi sommes-nous invités à comprendre le régime poutinien, installé depuis bientôt un quart de siècle. Il est en ligne directe, le KGB ayant été rebaptisé FSB, le successeur d’Andropov. Ceci m’a donc conduit à ressortir de ma bibliothèque un petit livre oublié, quoique fort documenté, vieux de plus de 40 ans. Il avait été écrit par un des plus pertinents auteurs de la dissidence, Jaurès Medvedev. Celui-ci décrivait en 1983 « Andropov au pouvoir » [tr. Anne Beaupré in coll. Champs Flammarion, 254 pages].

Dès l’époque dite de la stagnation, sous Brejnev, l’État moscovite ne s’assignait plus comme tâche essentielle la collectivisation de la terre ou la priorité à l’industrie lourde mais la répression de la dissidence.

Cette lutte est définie de la manière suivante [chapitre VIII, page 87] :

« Depuis Lénine, la dissidence politique n’a pas été tolérée en Union soviétique. Ceci est caractéristique d’un Etat à parti unique, et même plus caractéristique encore d’un Etat communiste à parti unique. »

Le contexte est éclairé par le principe suivant :

« Selon la doctrine régnante, la société communiste constitue la forme la plus accomplie de développement social et la seule société juste possible ; aussi toute expression d’antisocialisme et d’anticommunisme est-elle considérée comme un délit. »

En vertu de cette doctrine implacablement logique :

« Le Code pénal de Staline, […] comporte plusieurs définitions complexes relatives aux crimes politiques, aux activités antisoviétiques et aux opinions antisocialistes ; toute personne peut ainsi être arrêtée et emprisonnée pour opinions antisocialistes ou critiques sans les avoir jamais exprimées en public : en privé, cela suffit. »

C’est ainsi que, dans les années 1930, « la chasse aux ennemis du socialisme atteignit un niveau de paranoïa général. » La Grande Terreur fut déclenchée en août 1936, avec le premier procès de Moscou à l’encontre de dirigeants historiques du parti bolchevik. Elle culmine entre août 1937 et novembre 1938, période qui vit la liquidation létale de 750 000 personnes, et la déportation de millions d’êtres humains.

Or, à partir de son discours secret prononcé en février 1956, lors du XX ème Congrès, « on doit à Khrouchtchev d’avoir mis fin à cette attitude paranoïaque vis-à-vis de la critique. En dénonçant les crimes de Staline, en réhabilitant ses nombreuses victimes et en adoptant d’autres mesures pratiques, il provoqua un changement d’interprétation du terme crime politique. »

Mais bien entendu ni Khrouchtchev ni, de 1964 à 1982, son successeur Brejnev n’ont renoncé à réprimer les oppositions. Elles deviennent « dissidence ». Les dissidents trouvent de nouveaux moyens de s’exprimer. Ils utilisant les failles de la légalité. Au goulag et aux internements psychiatriques, répond à cette époque le samizdat, etc.

À la même époque apparaît l’arme dont les dirigeants occidentaux croient pouvoir se contenter pour vaincre le totalitarisme : la scission entre les deux partis et les deux régimes, russe et chinois.

La reconstitution, de plus en plus évidente, d’un axe Moscou-Pékin, amène aujourd’hui à se départir d’une erreur couramment commise alors dans les milieux du courant occidental dominant. Elle attribue à Mao le mérite d’une imaginaire distance avec le stalinisme, sous prétexte qu’à partir de 1960 le fossé n’a cessé de s’élargir, pendant plus de 20 ans, entre Moscou et Pékin, au point que Nixon et Kissinger allèrent conclure en 1973 une belle et bonne alliance antisoviétique avec la Chine rouge.

Or, la dernière année du règne de Brejnev, avec l’arrivée d’Andropov au pouvoir, coïncida précisément avec les premières ouvertures de réconciliation que l’on peut dater du discours lu par un Brejnev déclinant à Tachkent, certainement rédigé par les services du KGB sinon par Andropov lui-même, en mars 1982.

On doit rappeler à ce sujet que les affrontements militaires de 1969 sur l’Oussouri avaient conduit les deux pays au bord de la guerre. L’un des premiers actes d’Andropov et du KGB au pouvoir fut en mars 1983 de négocier la révision des frontières sino-soviétiques héritées de la période dite des traités inégaux.

L’erreur de parallaxe la plus répandue en Occident consiste, cependant, à n’observer les relations entre Moscou et Pékin que sous le seul angle de la géopolitique

L’erreur de parallaxe la plus répandue en Occident consiste, cependant, à n’observer les relations entre Moscou et Pékin que sous le seul angle de la géopolitique. Malgré la sempiternelle référence aux valeurs démocratiques, le sort des dissidents n’est envisagé que de manière anecdotique comme si les deux États représentaient respectivement « les Russes » et « les Chinois », supposés unanimes et voués en tant que tels à une hostilité permanente. A un demi-siècle de distance, cette vision des choses était encore réaffirmée mécaniquement ce 19 mai sur LCI par Alain Bauer. Toujours brillant et éloquent, notre professeur de criminologie croyait pouvoir aller jusqu’à dire : « Mao haïssait Staline ». Contre-vérité absolue. En réalité, le Grand Timonier de la révolution chinoise nourrissait la plus grande admiration pour le Petit Père des Peuples et copiait assez fidèlement ses méthodes, dans tous les domaines.

Ce que Mao reprochait, au contraire, à Khrouchtchev, qu’il méprisait, c’était précisément sa rupture avec le stalinisme. Le poids de la rivalité entre les deux pays-empires n’est rien en comparaison de la lutte entre deux factions communistes.

L’injure suprême, adressée à partir de 1966 à l’encontre de Liu Shaoqi, numéro 2 du régime et président nominal de la république le qualifiait de « Khrouchtchev chinois ». Arrêté en 1967, molesté par les gardes rouges, il fut destitué en octobre 1968, et mourut en prison en 1969. Il ne fut réhabilité qu’en 1980 sous le règne de Deng Xiaoping, autre « Khrouchtchev chinois »…

Et ce à quoi nous assistons ressemble fort à un rétablissement, à Pékin comme à Moscou, d’un véritable stalinisme d’atmosphère dans le contexte d’une nouvelle guerre froide. Des anciens du KGB, on entend dire par les Moscovites : « c’était notre ENA ». Espérons seulement que la réciproque ne se révèle pas exactement symétrique…

Il devient donc urgent que, dans les pays libres de l’Europe, un courant d’opinion se solidarise plus activement avec les dissidents, en Russie comme en Chine.

JG Malliarakis, le 28 mai 2023

2 Juin 2024


Le « N’ayez pas peur ! » posthume d’Alexei Navalny

L’auteur, Yves Hamant, a vécu cinq ans à Moscou où il était attaché culturel à l’ambassade de France. Il fut le relais clandestin entre le couple Soljenitsyne, exilé en Occident, et le Fonds d’aide aux prisonniers politiques et à leurs familles, financé par les droits d’auteur de L’Archipel. Rentré en France, Yves Hamant a conservé de nombreux liens avec la Russie.

Histoire & Liberté

I – Non, il n’osera pas !

Jusqu’au bout, me suis-je dit en janvier 2021, non, il n’osera pas.

Jusqu’au bout, me suis-je dit, non, elles n’oseront pas.

Si, il a osé. Navalny est rentré à Moscou.

Si, elles ont osé : les autorités russes l’ont arrêté dès son arrivée.

Il ne pouvait pas ne pas s’attendre à la probabilité, sinon l’éventualité de ce qui lui est arrivé. Aussi, aujourd’hui, beaucoup n’arrivent pas à comprendre. Pourquoi n’est-il pas resté en Occident et n’a-t-il pas continué son combat de l’extérieur ? Exaltation, inconscience ? Un fol en Christ, a-t-on avancé en ressortant les clichés sur le mysticisme russe, l’âme slave, la Sainte Russie. En réalité, le fol en Christ est une variante de bouffon du roi qui peut dire toutes ses vérités au tsar et, précisément, le tsar n’ose pas le tuer.

Point du tout. Navalny était un homme politique. Il a compris que son action ne pouvait être crédible si elle était menée de l’extérieur, aussi a-t-il décidé de rentrer en mettant en jeu sa liberté et sa vie. C’est la portée éthique de son engagement qui m’a touché alors. J’y ai vu un jalon dans l’histoire de la Russie post-soviétique. L’irruption d’un acte éthique dans la vie politique faisant écho d’une certaine manière à la manifestation de quelques dissidents soviétiques sur la place Rouge le 25 août 1968 après l’invasion de la Tchécoslovaquie. Ou à l’appel lancé par Soljenitsyne après la publication de l’Archipel du Goulag en décembre 1973 à « vivre sans obéir au mensonge »[1].

En Occident, et particulièrement en France d’après ce que je peux observer, sa mort a beaucoup touché, plus encore que l’invasion de l’Ukraine en 2022. Et plus encore que sa mort, le fait que les autorités aient attendu 15 jours pour rendre son corps à sa mère. Pourquoi, alors que l’on peut voir la guerre à la télévision chaque jour ? Sans doute parce que nous n’arrivons pas à nous identifier aux victimes des bombardements, des massacres, tandis que nous serons tous confrontés un jour ou l’autre à la perte d’un proche et à la nécessité de « faire notre deuil ». Que la famille de Navalny ait été empêchée de « faire son deuil » a été insupportable et a montré le sadisme du régime poutinien, a encore mieux fait appréhender son caractère criminel que l’invasion de l’Ukraine en 2022. Un média russe a pu écrire que par sa mort Navalny avait rendu un service posthume à Zelensky au moment où celui-ci effectuait une tournée en Europe pour convaincre les Etats occidentaux de lui livrer les armes dont il avait besoin.

Parmi les opposants russes, Alexeï Navalny appartient à une génération intermédiaire, entre les anciens (Grigori Iavlinski, Boris Nemtsov), qui ont été associés à la perestroïka, et les jeunes (Vladimir Kara-Murza, Ilia Iachine), qui, par leur âge, n’ont pu s’éveiller à la vie politique qu’après la chute de l’URSS. Sa jeunesse a encore été très ancrée dans l’univers soviétique. Cela ressort particulièrement de la façon dont il raconte comment il a embrassé la foi chrétienne orthodoxe : il s’est présenté comme un croyant post-soviétique typique, auparavant athée tellement enragé qu’il aurait été prêt à attraper par la barbe le premier curé venu[2]. Cette remarque pourrait s’appliquer à l’ensemble de son expérience, une expérience de « dé-soviétisation » en quelque sorte. Et tout son parcours révèle un homme capable d’évoluer, d’apprendre, une intelligence, une volonté, un humour, une force vitale, une énergie communicative.


[1] Yves Hamant, « Le “N’ayez pas peur d’Alexeï Navalny !” », sur le site de La Vie, 23/01/2021, https://www.lavie.fr/idees/debats/le-nayez-pas-peur-dalexei-navalny-70583.php
Laure Mandeville, « Le courage et la vérité : le choix soljenitsynien d’Alexeï Navalny », Le Figaro, 29/01/2021.
[2] https://www.opendemocracy.net/en/odr/akunin-navalny-interviews-part-i/

Photo: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Alexey_Navalny_in_2020.jpg

II. A la recherche de sa voie [1]

Le père de Navalny est originaire d’un village de la région de Tchernobyl, en Ukraine, il est entré à l’Académie militaire de Kiev et a fait carrière dans l’armée en recevant toutes ses affectations à travers le territoire de l’actuelle Fédération de Russie. Il a souvent déménagé, emmenant avec lui sa femme et ses enfants dans le monde clos de ces cités militaires soviétiques isolées de l’extérieur, avec leurs magasins, leurs cliniques et leurs écoles. Le jeune Navalny a dû passer son enfance dans une atmosphère marquée par le « patriotisme militaire » soviétique, néanmoins tempéré par le souvenir familial de la catastrophe de Tchernobyl et des dispositions des autorités pour la cacher. Sa mère, née près de Moscou, a fait des études de comptable. C’est une femme de tête et, quand l’économie s’est effondrée à la chute de l’URSS, elle a entrepris de tresser des paniers en osier et est allée les vendre, avec succès, au bord de la chaussée, en compagnie de son mari, qui l’a très mal vécu. Si vous avez parcouru la Russie dans les années 1990, vous vous souvenez du spectacle de ces gens alignés au bord des routes et vendant ce qu’ils pouvaient pour survivre.

A l’âge de 17 ans, en 1987, Alexeï est entré dans une faculté de droit à Moscou, mais, à la sortie, comme beaucoup de ses congénères, il a plutôt cherché sa voie dans le commerce. Il a d’abord rejoint l’entreprise familiale de tressage de paniers, puis a créé avec son frère cadet ses propres petites entreprises, tout en suivant par correspondance l’enseignement d’une faculté d’économie. Une dizaine d’années plus tard, grâce à une bourse obtenue avec la recommandation d’un économiste russe de renom, il poursuivra sa formation économique durant un semestre à l’université de Yale aux Etats-Unis (et par la même occasion, perfectionnera sa pratique de l’anglais).

En 1998, au cours de vacances en Turquie – c’était le luxe que l’on s’offrait à l’époque quand on avait gagné un peu d’argent en ces année-là, la Turquie faisait alors figure d’Eldorado – il a fait la connaissance de Ioulia, du même âge que lui, diplômée en économie. Il a raconté qu’il avait eu le coup de foudre pour elle et, deux ans plus tard, ils se mariaient[2]. C’était un couple fusionnel et Ioulia participera étroitement à toutes les activités d’Alexeï. Ils eurent deux enfants. Navalny a confié que leur naissance avait marqué un tournant dans sa vie, lui avait fait prendre conscience de ses responsabilités. Il découvre la foi chrétienne orthodoxe, devient un pratiquant sincère, mais sans rigorisme, ouvert aux autres confessions et religions, étudie la Bible et le Coran. Jamais il ne fera de ses convictions religieuses un atout politique.

C’est au même moment qu’il s’engage en politique. En 2000, il s’inscrit à Iabloko, parti qui s’est formé dans les années 1990 avec un programme de démocratie politique et d’économie libérale tout en s’opposant à Boris Eltsine. Il a eu son heure de gloire et, sous la houlette de Grigori Iavlinski, il conserve alors tout son prestige, bien qu’il soit en déclin. Navalny y déploie son talent d’organisateur et sa capacité à mobiliser les jeunes, dont il partage les codes. Déjà il s’attaque à la corruption : sans-doute en a-t-il déjà perçu les effets en tant que chef de petites entreprises. Comme d’autres, il cherche son cap politique. Alors, de nombreux partisans de la démocratie ont soutenu l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, sans se formaliser de sa promesse d’aller « buter les terroristes (tchétchènes) jusque dans les chiottes » ni de son peu de cas des marins engloutis dans le naufrage du Koursk. Plus tard, il s’en voudra amèrement de les avoir suivis.


[1] Sur la biographie de Navalny, voir son site :
https://navalny.com
Les différents films qui lui ont été consacrés.
Ses entretiens avec l’écrivain Boris Akounine :
https://www.opendemocracy.net/en/odr/akunin-navalny-interviews-part-i
https://www.opendemocracy.net/en/odr/akunin-navalny-interviews-part-ii
https://www.opendemocracy.net/en/odr/akunin-navalny-interviews-part-iii
On peut aussi extraire des informations factuelles de la masse d’articles destinés à le dénigrer dans les médias russes.

[2] https://sobesednik.ru/politika/20201130-lyubov-vyvela-navalnogo-iz-kom?ysclid=lu9kvlegm5663702519

III. Le sandwich qui ne passe pas

Navalny, tout en s’engageant dans la voie démocratique, n’est pas insensible au discours identitaire entendu dans son enfance et se rend compte de son emprise sur une partie de l’opinion. Il se rapproche de figures de ce courant, devenues odieuses aujourd’hui, tel Zakhar Prilepine, et se laisse aller à traiter les Caucasiens de Russie de « cafards » : il aura beau s’excuser, cette insulte xénophobe lui sera indéfiniment reproché. Cela lui vaudra d’être exclu de Iabloko en 2007. Il est vrai qu’auparavant, Navalny s’était opposé à l’inertie des dirigeants du parti. Par la suite, il participera parallèlement à des manifestations de protestation contre les atteintes à la liberté d’expression et la falsification des élections et à des « marches russes » : on y scande que « ça suffit de nourrir le Caucase », c’est-à-dire que la Tchétchénie reçoit trop de subventions et l’on y dénonce l’afflux d’immigrés venus des anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale.

En 2008, de nouveau de manière grossière, il soutient l’intervention russe en Géorgie en accusant le président géorgien Mikheil Saakachvili de l’avoir provoquée[1]. Par la suite, il affirmera sa foi dans un heureux avenir européen pour la Géorgie et, du fond de sa colonie pénitentiaire, demandera la grâce de Saakachvili, agonisant en prison après toutes sortes de péripéties[2].

A partir de 2011, il s’attaque au monopole du parti « Russie unie » sur tous les organes élus du pouvoir et lance un slogan qui fait mouche en le désignant comme « le parti des filous et des voleurs ». En 2013, il se présente à l’élection du maire de Moscou : coup de tonnerre, il arrive en seconde position et, selon les résultats affichés, il obtient 27% des voix après le candidat du pouvoir, Sergueï Sobianine, avec 51%. Dès lors, les autorités lui imputent toutes sortes de délits pour le traîner en justice, notamment pour une escroquerie supposée aux dépens de la filiale russe de la société Yves Rocher.

En 2014, des journalistes lui demandent quelle forme de régime il préconise pour la Russie. Si de nombreux politologues considèrent qu’un pays aussi vaste nécessite un régime présidentiel fort, lui se prononce pour une république parlementaire[3] aussi décentralisée que possible : le régime actuel est fédéral sur le papier, mais totalement unitaire dans les faits et toutes les décisions viennent d’en haut (la « verticale du pouvoir »). Ils l’interrogent sur la Crimée, qui vient d’être annexée à la Russie. La retournerait-il à l’Ukraine s’il devenait président ? Et lui de répondre avec sa gouaille habituelle dans une répartie malheureuse : « ce n’est pas un sandwich au saucisson que l’on peut se passer et se repasser[4] ». Il considère que, pour l’instant, de facto la Crimée fait partie du territoire russe, mais que, lorsque les conditions seront réunies, il faudra demander leur avis aux habitants et organiser un vrai referendum. Il ne doute pas du résultat, qui sera douloureux pour les Ukrainiens, mais les libèrera du poids d’une population freinant leur développement par son conservatisme et son orientation pro-russe. En revanche, il se prononce sans hésitation contre l’occupation du Donbass et appelle la Russie à cesser de financer la guerre. Cette guerre est entretenue par Poutine pour empêcher l’Ukraine de se moderniser, de se diriger vers l’Europe, Poutine cherche à démontrer que la révolution du maïdan contre des dirigeants corrompus ne peut conduire qu’à la guerre civile. Il est remarquable que Navalny l’ait relevé, bien avant que Poutine n’ait fait comprendre qu’il ne voulait pas d’une Ukraine apparaissant comme un contre-modèle pour la Russie[5]. Navalny estime tout au contraire que la Russie a tout intérêt à ce que l’Ukraine soit un Etat prospère.


[1] https://navalny.livejournal.com/274456.html
[2] a-navalnyy-prizval-vlasti-gruzii-otpustit-saakashvili-iz-tyurmy-na-lechenie?ysclid=lu49kg8x15365914637
[3] Le plaidoyer de Navalny pour la démocratie parlementaire relève d’une véritable réflexion politique que l’on lui dénie souvent et rejoignant par exemple l’essai de Juan J. Linz, Presidential or Parliamentary Democracy: Does It Make a Difference? Juan J. Linz, grand spécialiste des régimes autoritaires et totalitaires, ainsi que des « transitions démocratiques », s’est efforcé de démontrer que la démocratie parlementaire était plus favorable à la démocratie que les régimes présidentiels, qui ont tendance à virer à l’autoritarisme.
[4] https://www.youtube.com/watch?v=2czpumACjsM
[5] Yves Hamant (entretien avec), « Le poutinisme, phénomène multifactoriel », Esprit, mars 2022. https://esprit.presse.fr/actualites/yves-hamant/le-poutinisme-un-phenomene-multifactoriel-43913

IV. Le combat singulier contre Poutine

Navalny jette toutes ses forces dans la dénonciation de la corruption, elle est endémique et touche un jour ou l’autre tout habitant du pays. Il a le génie d’élaborer et de diffuser sous forme d’émissions vidéo sur youtube des enquêtes approfondies mêlées d’humour sur la corruption des dirigeants : elles lui vaudront la célébrité.  Plus encore, il constitue tout un réseau d’équipes participant à cette tâche à travers tout le pays, ce qu’aucun parti hors système n’avait réussi à faire. Désormais, il est l’ennemi N°1 du pouvoir et Poutine lui vaut une haine personnelle implacable.

En 2018, il tente de se présenter aux élections présidentielles, après une campagne à l’américaine entamée longtemps à l’avance avec des équipes de campagne et des meetings à travers tout le pays. Ses supporters sont régulièrement interpelés, condamnés à des amendes et des peines de détention administrative. Lui-même est agressé – on lui jette un acide au visage – et il passe en tout 60 jours en détention. Il réunit néanmoins les 300 000 signatures exigées d’un candidat sans parti, mais la commission électorale refuse finalement de l’enregistrer sous prétexte qu’il est sous le coup d’une peine avec sursis infligée pour détournement de fonds.

La voie électorale apparaissant désormais définitivement fermée, Navalny lance la stratégie de « vote intelligent » consistant, lors des élections ultérieures, à voter pour n’importe quel candidat plutôt que le candidat du pouvoir et en choisissant au cas par cas parmi ceux qui sont les plus acceptables (disons les moins pires !).

En 2020, les évènements s’enchaînent. Il effectue une enquête sur la corruption en Sibérie. Dans le vol du retour, de Tomsk à Moscou, il est subitement pris de malaise. L’équipage décide d’atterrir à Omsk pour le faire conduire à l’hôpital. Ses proches obtiennent qu’il soit transporté à Berlin pour être soigné : les médecins découvrent qu’il a été empoisonné par un agent neurotoxique extrêmement puissant, le maintenant célèbre novitchok. Contre toute attente, il se rétablit. Le journaliste Christo Grozev entre en contact avec lui, il appartient à l’ONG Bellingcat qui effectue des enquêtes époustouflantes à partie d’open sources et des réseaux sociaux. Avec cette aide, Navalny piège et couvre de ridicule les hommes du FSB chargés de l’empoisonnement : en se faisant passer pour un cadre du FSB, Navalny entre directement en communication téléphonique avec l’un d’eux, qui lui révèle tous les détails de l’opération. Il en sort une vidéo visionnée des millions et des millions de fois[1]. Navalny décide de rentrer en Russie et est arrêté dès sa descente d’avion. Au moment de son arrestation, son équipe lance sur le net une nouvelle enquête vidéo, cette fois sur un palais que Poutine s’est fait construire au bord de la mer Noire : nouveau retentissement mondial.

Son succès aux élections municipales de Moscou en 2013, sa dénonciation de la corruption, sa popularité faisaient de Navalny un opposant insupportable pour Poutine, qui l’a fait placer sous une étroite surveillance. Navalny pensait que sa notoriété le protégerait, que l’on n’oserait pas l’éliminer et quand on a découvert qu’il avait été empoisonné, il a eu du mal à le croire.

Or Poutine est guidé par le « code d’honneur » des « voleurs dans la loi », autrement dit de la mafia, par son expérience d’agent du KGB, la paranoïa et l’hubris d’un dictateur enfermé dans son bunker[2]. Il obéit à sa propre logique, déconcertante et contradictoire. Il assène cyniquement les mensonges les plus énormes en ne pouvant pas ignorer que ses interlocuteurs savent qu’il ment, mais en même temps, il est très soucieux de son image dans l’opinion, y compris dans l’opinion internationale. Enfin, nous prêtons à ses services secrets une omniscience, une toute puissance et une efficacité qu’ils n’ont pas, si bien que nous n’admettons pas qu’ils puissent connaître des ratés et que, s’il en survient, nous les expliquons par de savants calculs machiavéliques.


[1] Documentaire réalisé par Daniel Roher, sorti en 2022. Oscar du meilleur film documentaire en 2023. https://navalny-film.io/ Doublé en français et visible sur France 5 jusqu’au 17 mai 2024 : https://www.france.tv/films/longs-metrages/5802426-navalny.html
[2] Yves Hamant, « L’argot chez Poutine : marqueur d’un “code de vie” », in G. Ackerman et S. Courtois (dir.) Le livre noir de Vladimir Poutine, Paris, Laffont-Perrin, 2022, p. 107-119.

V. La vengeance du « parrain »

La tentative d’empoisonnement ayant échoué, Poutine a-t-il préféré se débarrasser de Navalny en le laissant partir en Allemagne, ce qui n’excluait peut-être d’ailleurs pas de l’éliminer à l’étranger ? De son retour en Russie à sa mort, Navalny a été balloté de la prison en colonies pénitentiaires à régime sévère et régulièrement enfermé au cachot. En décembre 2023, on est resté sans nouvelles de lui pendant plusieurs semaines. On a retrouvé sa trace le 25 décembre dans la colonie de redressement à régime spécial du village de Kharp à 60 km au nord du cercle polaire à environ 100 km à vol d’oiseau de Vorkouta, un des lieux emblématiques du Goulag. Ce camp est renommé pour la dureté de ses conditions de détention, notamment liées au froid, et ses difficultés d’accès. Il s’agissait d’abord de couper Navalny de ses contacts et à peu près en même temps, trois avocats qui l’avaient défendu ont été incarcérés, coupables d’avoir fait passer ses lettres à l’extérieur. Ne s’agissait-il pas aussi de le faire mourir de mort lente pour la satisfaction sadique du chef du Kremlin de le voir souffrir (ce que l’on appelle en allemand la Schadenfreude) ? Que le corps épuisé de Navalny ait brusquement lâché n’est pas une hypothèse à éliminer. On ne peut pas non plus écarter celle d’une brimade qui aurait mal tourné. Sinon, quel signe aurait voulu donner Poutine en le faisant éliminer précisément un mois avant l’élection présidentielle ? Sa mort annoncée à cette date le 16 février semble avoir plutôt embarrassé les autorités. Leurs atermoiements pour rendre le corps à la famille peuvent s’expliquer par le temps nécessaire pour effacer les traces d’une action externe, mais aussi par le souci d’éviter que ses obsèques ne coïncident avec le grand discours annuel de Poutine fixé pour cette année au 29 février. Il a fallu toute la ténacité de sa mère, sa résistance aux pressions et au chantage pour que les obsèques de Navalny aient finalement lieu le lendemain, vendredi 1er mars, à Moscou, qu’elles soient célébrées dans la paroisse qu’il fréquentait et qu’il soit inhumé dans un cimetière à proximité. Malgré le bouclage du quartier empêchant d’accéder à l’intérieur, les caméras de surveillance, et la présence policière n’ont pas dissuadé la foule de venir lui rendre hommage.  Post-mortem, Navalny a réuni aussi bien des fidèles de l’Eglise orthodoxe que des anciens habitués des manifestations auxquelles il appelait. Ainsi, à l’extérieur des grilles, on a pu entendre un chœur improvisé chanter une panikhida, un office des morts et la foule reprendre à l’initiative de ses proches la chanson de Franck Sinatra My Way et aussi scander : « la Russie sans Poutine ». Puis, pendant tout le week-end, ses admirateurs, hommes et femmes, jeunes et vieux, sont venus fleurir sa tombe, s’étirant en une longue file de plusieurs kilomètres une fleur à la main depuis la station de métro. A travers tout le pays, ils se sont donné le mot pour déposer des fleurs, allumer des bougies à un endroit convenu, formant ainsi des centaines de petits mémoriaux improvisés. Des centaines de personnes ont été interpelées et conduites au poste de police.

VI. Les derniers messages de Navalny

Navalny voulait laisser un message d’optimisme. A la fin du film mentionné plus haut, il terminait sur ces mots en anglais :

« Mon message au cas où l’on me tuerait est très simple : ne vous rendez pas ! »

Puis le réalisateur lui a demandé de s’adresser en russe aux téléspectateurs et il a dit en achevant sur un large sourire :

« Il ne faut pas se rendre. Si cela arrive, cela signifiera que nous sommes extraordinairement fort à ce moment-là où ils auront décidé de me tuer. Et nous devons utiliser cette force : ne pas nous rendre, nous rappeler que nous sommes une force énorme qui ploie sous le joug de ces mauvais types uniquement parce que nous ne pouvons pas concevoir à quel point nous sommes forts. Tout ce qu’il faut pour le triomphe du mal, c’est l’inaction des honnêtes gens. C’est pourquoi il ne faut pas rester inactif. »

Par sa personnalité, Navalny est entré dans l’histoire et est devenu l’objet d’une vénération touchante au point que certains de ses admirateurs, sous le coup de l’émotion, ont parlé de le canoniser. Son appel au courage restera une référence, mais portera-t-il des fruits ? C’est toute la question des effets des actes éthiques évoquée au début de l’article. Nombre de ses partisans ont plutôt vu dans sa mort et le nouveau durcissement du régime manifesté à cette occasion la fin de leurs espoirs de changements. Cependant, toutes ces personnes qui ont osé s’afficher pour lui rendre hommage ne témoignent-elles pas de l’existence d’une minorité plus vaste qu’on ne le pense ? Et n’a-t-elle pas mis en œuvre son mot d’ordre de « vote intelligent » lors de l’élection présidentielle en votant pour le pâle Vladislav Davankov ou glissant dans l’urne un bulletin nul ? La grossièreté avec laquelle les résultats ont été falsifiés et présentés prouve que le « vote intelligent », sans qu’on ne puisse, certes, le lier entièrement à Navalny, a recueilli un nombre de voix bien plus considérable que celui affiché, de l’ordre de la vingtaine ou trentaine de millions.

Navalny rêvait d’une Russie non seulement libre, mais heureuse, contrastant avec le malheur qui traverse toute son histoire et même sa littérature. Il a laissé une très belle page à ce sujet : « Comme la vie serait bonne sans le mensonge permanent, sans la liberté de ne pas mentir »[1] .

Dans son combat contre le Léviathan, il n’a pas échappé à des sentiments de haine. Il l’a laissé éclater non seulement contre le régime et ses affidés, mais aussi contre les démocrates – au nombre desquels il avait été – qui avaient eux-mêmes amené Poutine au pouvoir. Il ne voulait pas se laisser gagner par cette haine, appelait à ce qu’on l’aide à la surmonter et surtout appelait à ce que l’on en tire les leçons et que, si la chance se présentait à nouveau, on ne la laisse pas échapper une deuxième fois[2].

Tout ce qu’il subissait le faisait rêver d’étrangler et d’exécuter ses ennemis. Sans renoncer à ses objectifs politiques, il s’efforçait de chasser ces pensées et était parvenu à ne pas se transformer en une bête en cage. Après la tragédie du Crocus Hall Center le 22 mars 2024 à Moscou et la réponse du pouvoir, combien cet appel à ne pas se laisser gouverner par la haine était-il prémonitoire.


[1] https://www.fontanka.ru/2021/02/20/69777878/?ysclid=lu9ouhef9l546393196
[2] https://novayagazeta.ru/articles/2023/08/11/moi-strakh-i-nenavist?ysclid=lu8kqdt9z3192915212


6 Avr 2024


Prigojine, ou la liquéfaction du pouvoir de Poutine ?

Le 23 juin 2023 entrera peut-être dans l’histoire russe comme le début de l’effondrement du pouvoir de Poutine.

Il n’est pas question ici de parier sur le sort du coup armé de Prigojine et de sa milice Wagner qui ont investi le 24 juin Rostov-sur-le Don et Voronej en réclamant la tête du ministre des armées Choïgou.

Cet évènement jette une lumière crue sur le fonctionnement de l’Etat russe, livré depuis plus de vingt ans à des mafieux et des prédateurs. L’équilibre très précaire entre les vassaux de Poutine, fort bien résumé par Galia Ackerman (Franc-tireur n° 82, 7 juin 2023), disparaît aujourd’hui sous les yeux du maître du Kremlin.

Ecoutons Françoise Thom, qui a livré fin mars 2023 [1], devant les Amis d’Histoire & Liberté, une analyse des principaux « symptômes qui montrent que le système est au bout du rouleau », parmi lesquels le « phénomène Prigojine ».

* La scission des élites russes

F. Thom : « Les évolutions sont inquiétantes pour Poutine parce qu’on assiste à une fragmentation du pouvoir du Kremlin depuis cette guerre. Le processus avait déjà commencé, on l’a vu par exemple au moment du covid où tout d’un coup le pouvoir central a disparu en Russie et Poutine a finalement confié aux gouverneurs la tâche de gérer la crise. Il y a eu là une liquéfaction du pouvoir central qui était déjà assez intéressante et remarquée.

Mais maintenant, le processus de liquéfaction est beaucoup plus avancé et on le voit dans le phénomène Prigojine. Prigojine qui était à l’origine un chien de garde de Poutine (une espèce de rottweiler qu’il s’était donné pour discipliner la haute hiérarchie militaire, pour la tenir en laisse), a visiblement outrepassé le rôle qui lui avait été attribué par Poutine et il est maintenant en train de violer la règle d’or du système poutinien qui consistait à régler toutes les querelles de l’élite à l’intérieur du système, sans qu’il n’en sorte rien, sans que la chose ne transpire et surtout sans faire appel aux masses.

Prigojine […] montre d’abord la scission de l’élite, ce que Poutine voulait éviter depuis son arrivée au pouvoir en 2000 – la première règle qu’il a appliquée, c’est celle du monolithisme parce qu’il attribuait la désagrégation de l’Union soviétique sous Gorbatchev à la scission de l’élite. Pour Poutine, le monolithisme de l’élite était vraiment la vache sacrée de son système. Maintenant nous avons une situation qui rappelle l’époque eltsinienne, où finalement les querelles au sein de l’élite sont portées à l’extérieur, se répercutent dans les médias. Et surtout vous avez des personnages qui font appel à la population. Prigojine a une rhétorique démagogique, néobolchevique : il dit qu’« il faut faire cracher les riches », qu’il faut « fusiller davantage », prendre l’exemple de Staline. Mais il n’est pas le seul : par exemple, Medvedev, le toutou de Poutine (plutôt un caniche qu’un rottweiler, mais il commence à se donner des crocs de rottweiler), lui aussi rappelle que Staline finalement fusillait les directeurs d’entreprises du secteur militaro-industriel et qu’il faudrait se souvenir de cette saine pratique.

Vous avez tous les symptômes d’une guerre intestine au sein des élites russes […]. C’est ce que craignait Poutine par-dessus tout. »

* La sclérose du système Poutine

F. Thom : « Le système poutinien à ses débuts, avant que Poutine ne s’enferme dans son espèce d’autisme, était d’une grande souplesse. La démocratie Potemkine a marché longtemps ; bien sûr Poutine a écrasé tout de suite les libertés en Russie, les libertés de [l’ère] Eltsine, mais ça n’est pas apparu tout de suite, il a créé des faux partis, tout cela était crédible de l’extérieur. […] Le système s’est sclérosé, mais il est parfaitement concevable qu’il soit de nouveau fonctionnel si on met quelqu’un de plus jeune et de moins stupide. […] Le poutinisme intelligent, c’était […] l’époque où Poutine avait de très bons cerveaux, [Gleb] Pavlovski qui vient de mourir, l’architecte du système poutinien avec toute cette fausse démocratie, et puis [Vladislav] Sourkov qui était aussi intelligent et très nuisible. Poutine s’est brouillé avec les éléments intelligents […] en 2011 parce qu’une partie des artisans de son système voulait que Medvedev reste au pouvoir, […] donc Poutine les a marginalisés et puis il s’est appuyé sur de francs abrutis et le système s’est abêti prodigieusement au fur et à mesure.

[… Les] éléments fondamentaux sur lesquels repose le système poutinien, c’est le pillage de la Russie par un petit groupe proche du pouvoir, […] le placement des capitaux à l’Ouest, le contrôle des immenses flux financiers par une poignée de gens […] qui en viennent à nourrir des ambitions extravagantes, forcément, par leur position : étant riches à millions et voyant toute la servilité des Occidentaux devant eux, ils en viennent fatalement à avoir ce que le camarade Staline appelait le vertige du succès.

*

Ajoutons un dernier mot : dans son « discours à la nation » le 24 juin au matin, Vladimir Poutine évoque « un coup de poignard dans le dos de notre pays et de notre peuple. C’est exactement le coup qui a été porté à la Russie en 1917, lorsque le pays a combattu pendant la Première Guerre mondiale. Mais la victoire lui a été volée. Les intrigues, les querelles, la politique politicienne dans le dos de l’armée et du peuple ont provoqué le plus grand choc, la destruction de l’armée et la désintégration de l’État, la perte de vastes territoires. Le résultat fut la tragédie de la guerre civile. » Poutine vient de décrire la situation dans laquelle il se trouve : celle du Tsar en 1917 à la veille des soubresauts qui le chasseront du pouvoir.

Nous reviendrons dans un prochain article sur les propositions de Françoise Thom pour l’après-Poutine ; nul ne sait quand sa chute interviendra mais les chancelleries doivent s’y préparer.

(24 juin 2023)

—–

[1] « Après Poutine, les erreurs à éviter », conférence-débat, 27 mars 2023.

Image: Wikimedia Commons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Putin_%282022-03-10%29_02.jpg

26 Juin 2023


Conférence-débat

Lundi 15 mai, de 18h à 20h, au 1er étage du Café du Pont-Neuf, 14 quai du Louvre, Florence Grandsenne et Pierre Rigoulot auront le plaisir de vous présenter leur livre : Quand Poutine se prend pour Staline, l’ombre de la Grande guerre patriotique sur l’Ukraine  (éditions Buchet-Chastel) qu’on trouve en librairie depuis le 4 mai.

Une des principales légitimations que donne Poutine à la  guerre qu’il a lancée contre l’Ukraine est qu’elle s’intègre au combat mené par la Russie contre le nazisme. Cette référence se justifie-t-elle?  Quel rapport y a-t-il et y a-t-il eu entre l’Ukraine et le nazisme ? Et la « Grande Guerre patriotique » de 1941 à 1945 peut-elle vraiment servir, comme le croit ou feint de le croire Poutine, de modèle de lutte contre le nazisme?

Pour rendre plausible cette fonction, le dirigeant russe ne truffe-t-il pas l’histoire russe de mythes et de mensonges ? Ce livre cherche à les débusquer en parcourant les prémices, le déroulement et les conséquences de l’affrontement militaire soviéto-nazi ..

Les Amis d’Histoire & Liberté

6 Mai 2023


Le grand historien américain Timothy Snyder a accepté de se rendre le 14 mars 1023 à une invitation par le Conseil de Sécurité de l’ONU pour s’exprimer sur « le concept de russophobie » que le KGB et Poutine cherchent à nous imposer, tout comme les islamistes cherchent à nous imposer « leur concept d’islamophobie ». Il a  pris l’initiative de retranscrire son intervention orale et de la faire traduire en français. Cela donne le texte ci-dessous, remarquable par sa pertinence, par sa précision et par sa densité.

Antoine Brunet

Mesdames et Messieurs,

Je suis ici aujourd’hui en ma qualité d’historien de l’Europe de l’Est, et plus particulièrement d’historien des massacres et des atrocités politiques. Je suis heureux que l’on m’ait demandé de vous informer sur l’utilisation du terme « russophobie » par les figures politiques de l’État russe. Je pense qu’une telle discussion vous apportera quelques éclaircissements sur la nature de la guerre d’agression menée par la Russie en Ukraine, ainsi que sur l’occupation illégale du territoire ukrainien par la Russie. Je m’exprimerai brièvement et je limiterai mon propos à deux points.

D’abord, les préjudices causés au peuple et à la culture russes sont principalement le résultat des politiques de la Fédération de Russie. Si nous sommes préoccupés par les dommages causés aux Russes et à leur culture, alors, nous devrions l’être par les politiques de l’État russe.

Deuxièmement, le terme « russophobie », dont nous discutons aujourd’hui, est utilisé dans cette guerre comme un élément de propagande impériale, dans laquelle l’agresseur prétend être la victime. L’année dernière, il a servi à justifier les crimes de guerre russes en Ukraine.

Permettez-moi de commencer par le premier point. Lorsque nous parlons de « russophobie », nous partons du principe que nous sommes préoccupés par les dommages infligés aux Russes. C’est un postulat que je partage évidemment : je partage cette inquiétude pour les Russes. Je partage cette inquiétude pour la culture russe. Rappelons donc les actions qui, l’année dernière, ont causé le plus grand tort au peuple russe et à sa culture. J’en citerai brièvement dix.

1. Le fait d’amener les Russes les plus créatifs et les plus productifs à émigrer. L’invasion russe de l’Ukraine a poussé environ 750 000 Russes à quitter la Russie, notamment certaines des personnes les plus créatives et les plus productives. Il s’agit d’un préjudice irréparable pour la culture russe, et c’est le résultat de la politique russe.

2. La destruction du journalisme russe indépendant, de façon à ce que les Russes ne puissent pas comprendre le monde qui les entoure. Il s’agit, ici également, d’une politique russe qui cause un préjudice irréparable à la culture russe.

3. La censure générale et la répression de la liberté d’expression en Russie. En Ukraine, vous pouvez dire ce que vous voulez, en russe ou en ukrainien. En Russie, c’est impossible.

Si vous tenez en Russie une pancarte disant « Non à la guerre », vous serez arrêté et très probablement emprisonné. Si vous tenez en Ukraine une pancarte disant « Non à la guerre », quelle que soit la langue dans laquelle elle est rédigée, il ne vous arrivera rien. La Russie est un pays où il n’y a qu’une seule langue principale et où l’on ne peut pas dire grand-chose. L’Ukraine est un pays où vous avez le choix entre deux langues, et où l’on peut dire ce que l’on veut. Ainsi, lorsque je me rends en Ukraine, les gens me racontent les crimes de guerre commis par les Russes en utilisant les deux langues, l’ukrainien ou le russe, à leur convenance.

4. L’attaque contre la culture russe par la censure des manuels scolaires, l’affaiblissement des institutions culturelles russes dans le pays et la destruction des musées et des organisations non gouvernementales consacrées à l’histoire russe. Tout ceci est le fait de la politique russe.

5. Le parallèle tracé entre la Grande Guerre patriotique et les guerres d’agression de 2014 et 2022 prive les générations futures de Russes de la réalité de leur héritage. Il s’agit encore de l’action de la politique russe. Elle cause beaucoup de tort à la culture russe.

6. La dévalorisation de la culture russe dans le monde et la disparition de ce que l’on appelait autrefois le « rousski mir » : le monde russe à l’étranger. Autrefois, de nombreuses personnes se sentaient proches de la Russie et de la culture russe en Ukraine. Deux invasions russes ont mis fin à cela. Ces invasions ont été des politiques de l’État russe.

7. Le massacre des russophones en Ukraine. La guerre d’agression russe en Ukraine y a tué plus de russophones que toute autre action, et de loin.

8. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a entraîné la mort massive de citoyens russes combattant comme soldats dans sa guerre d’agression. Quelque 200 000 Russes sont morts ou ont été mutilés. Il s’agit là, bien entendu, d’une politique russe, celle qui consiste à envoyer de jeunes Russes mourir en Ukraine.

9. Les crimes de guerre, les traumatismes et la culpabilité. Cette guerre a pour effet que toute une génération de jeunes Russes, ceux qui y survivront, se sentiront impliqués dans des crimes de guerre et seront hantés par les traumatismes et la culpabilité toute leur vie. C’est un grave préjudice pour la culture russe. Tous ces dommages causés aux Russes et à leur culture ont été provoqués par le gouvernement russe lui-même, principalement au cours de l’année dernière. Par conséquent, si nous sommes sincèrement préoccupés par les préjudices causés aux Russes, ce sont là des choses auxquelles nous devons penser. Mais la pire politique russe à l’égard des Russes est probablement celle que je vais exposer.

10. Le fait d’inculquer sans relâche aux Russes l’idée que le génocide est normal. Nous le voyons dans les affirmations répétées du président russe selon lesquelles l’Ukraine n’existe pas. Nous le voyons dans les fantasmes génocidaires des médias d’État russes. Nous le voyons dans la propagande de la télévision d’État regardée par des millions ou des dizaines de millions de citoyens russes chaque jour. Nous le voyons lorsque la télévision d’État russe présente les Ukrainiens comme des « porcs ». Nous le voyons lorsque la télévision d’État russe présente les Ukrainiens comme des « parasites ». Nous le voyons lorsque la télévision d’État russe présente les Ukrainiens comme des « vers ». Nous le voyons lorsque la télévision d’État russe présente les Ukrainiens comme des « satanistes » ou des « vampires ». Nous le voyons lorsque la télévision d’État russe proclame que les enfants ukrainiens devraient être noyés. Nous le voyons lorsque la télévision d’État russe proclame que les maisons ukrainiennes devraient être brûlées avec leurs habitants. Nous le voyons lorsque des personnes interviewées à la télévision d’État russe disent : « Ils ne devraient pas exister du tout. Nous devrions les faire éliminer par des pelotons d’exécution ». Nous le voyons lorsque quelqu’un déclare à la télévision d’État russe : « Nous allons en tuer un million, nous allons en tuer cinq millions, nous pouvons tous les exterminer », c’est-à-dire : tous les Ukrainiens.

Si nous étions sincèrement préoccupés par les préjudices subis par les Russes, nous nous préoccuperions de ce que la politique russe fait aux Russes. L’affirmation selon laquelle les Ukrainiens sont des « russophobes » n’est qu’un élément de plus du discours haineux de la télévision d’État russe. Dans les médias russes, ces autres affirmations au sujet des Ukrainiens se mêlent à l’affirmation selon laquelle les Ukrainiens sont russophobes. Par exemple, dans la déclaration à la télévision d’État russe où l’orateur propose que tous les Ukrainiens soient exterminés, le raisonnement exposé est qu’ils devraient tous être exterminés précisément parce qu’ils font preuve de « russophobie ».

Affirmer que les Ukrainiens doivent être tués parce qu’ils souffrent d’une maladie mentale nommée « russophobie » est néfaste pour les Russes, car elle les éduque au génocide. Mais bien entendu, cette affirmation est pire encore pour les Ukrainiens.

Voici une photo que j’ai prise dans le sous-sol de l’école de Yahidné, dans la région de Tchernihiv, en Ukraine. À Yahidné, les occupants russes ont détenu toute la population du village dans ce sous-sol. Certaines personnes ont été exécutées, d’autres sont mortes d’épuisement. Il est écrit « 59 enfants » : c’est le nombre d’enfants emprisonnés dans cet espace extrêmement réduit. Au rez-de-chaussée de l’école, des graffitis russes reprenaient des slogans de la propagande télévisée — par exemple, que les Ukrainiens sont des « diables ».

Ceci m’amène à mon deuxième point. Le terme « russophobie » constitue une stratégie rhétorique que nous connaissons grâce à l’histoire de l’impérialisme.

Lorsqu’un empire attaque, il prétend être la victime. La rhétorique selon laquelle les Ukrainiens sont « russophobes » est utilisée par l’État russe pour justifier une guerre d’agression. Le langage est fondamental. Mais c’est le contexte dans lequel il est utilisé qui importe le plus. Et voici ce contexte : l’invasion russe de l’Ukraine, la destruction de villes ukrainiennes entières, l’exécution de dirigeants locaux ukrainiens, la déportation forcée d’enfants ukrainiens, le déplacement de près de la moitié de la population ukrainienne, la destruction de centaines d’hôpitaux et de milliers d’écoles, le ciblage délibéré de l’approvisionnement en eau et en chauffage pendant l’hiver. Tel est le contexte. C’est ce qui se passe réellement.

Le terme « russophobie » est utilisé dans ce contexte pour affirmer que la puissance impériale est la victime, alors même que la puissance impériale, la Russie, mène une guerre atroce. Il s’agit là d’un comportement typique dans l’Histoire : la puissance impériale déshumanise sa victime et prétend être la seule victime. Lorsque la victime réelle (en l’occurrence, l’Ukraine) s’oppose aux attaques, aux meurtres et à la colonisation, l’empire affirme que vouloir la paix est déraisonnable, qu’il s’agit d’une maladie : c’est alors une « phobie ».

Cette affirmation selon laquelle les victimes ont perdu la raison, qu’elles sont « phobiques », qu’elles sont atteintes d’une « phobie », vise à détourner notre attention de l’expérience vécue par les victimes dans le monde réel. Une expérience faite d’agression subie, de guerre et d’atrocité. Le terme « russophobie » est une stratégie impériale conçue pour conformer une guerre d’agression bien réelle aux sentiments des agresseurs, supprimant ainsi l’existence même et l’expérience vécue par les personnes qui subissent le plus cette guerre. L’impérialiste dit : « Nous sommes les seuls ici. Nous sommes les vraies victimes. Et nos sensibilités heurtées comptent davantage que la vie des autres ».

Aujourd’hui, les crimes de guerre de la Russie en Ukraine peuvent être et seront évalués par le droit ukrainien — car ils ont lieu sur le territoire ukrainien —, et par le droit international. À l’œil nu, nous pouvons constater qu’une guerre d’agression a lieu, ainsi que des crimes contre l’humanité et un génocide.

L’utilisation du mot « russophobie » dans ce contexte, l’affirmation que les Ukrainiens sont des malades mentaux plutôt que les victimes d’atrocités, est une rhétorique coloniale. Elle s’inscrit dans une pratique plus large d’incitation à la haine. C’est pourquoi cette réunion est importante : elle nous aide à voir le discours de haine génocidaire tenu par la Russie. L’idée que les Ukrainiens souffrent d’une maladie appelée « russophobie » est utilisée comme argument pour les détruire, au même titre que les arguments selon lesquels ils sont de la « vermine », des « parasites », des « satanistes », etc.

Prétendre être la victime, alors que l’on est en fait l’agresseur, n’est pas une défense. C’est, en réalité, une partie intégrante du crime. Les discours de haine à l’encontre des Ukrainiens ne sont pas des éléments de la défense de la Fédération de Russie ou de ses citoyens : ils sont un élément des crimes que les citoyens russes commettent sur le territoire ukrainien. En ce sens, en convoquant cette réunion, l’État russe a trouvé le moyen, une fois de plus, d’avouer ses crimes de guerre. Je vous remercie de votre attention.

J’ai ensuite pris la parole une deuxième fois, en réponse à une question du représentant russe.

Merci, Monsieur le Président. C’est un honneur d’être parmi vous et parmi les diplomates. Le représentant russe a jugé bon de me demander quelles sont mes sources, et je suis très heureux de le faire.

Si l’on veut se référer aux sources des déclarations des hauts fonctionnaires de la Fédération de Russie, je renvoie le représentant russe au site Internet du Président de la Fédération de Russie. Il y trouvera des discours du président de la Fédération de Russie niant l’existence de l’Ukraine au motif que l’Ukraine a été inventée par les nazis, niant l’existence de l’Ukraine au motif qu’elle a été inventée par les communistes, et niant l’existence de l’Ukraine au motif qu’un viking y a été baptisé il y a un millénaire. Je ne me prononce pas ici sur la validité historique ou la logique de ces arguments. Je me contente de souligner qu’il s’agit de documents publics : ce sont des déclarations du président de la Fédération de Russie. De même, Dmitri Medvedev, vice-président du Conseil de Sécurité russe, a usé à plusieurs reprises, sur sa chaîne Telegram, du type de langage génocidaire dont il a été question aujourd’hui.

Pour ce qui concerne les sources de la télévision d’État russe, c’est très simple : je citais la télévision d’État russe. La télévision d’État russe est un organe de l’État russe. Comme l’a dit le Président de la Fédération de Russie, la télévision d’État russe représente les intérêts nationaux russes. Les déclarations faites par la télévision d’État russe et d’autres médias d’État sont donc importantes, non seulement comme expressions de la politique russe, mais également comme preuves de la motivation génocidaire de la population russe. À tel point que les présentateurs de la télévision russe eux-mêmes se sont inquiétés à voix haute de la possibilité d’être poursuivis pour crimes de guerre. Je renvoie donc le représentant de la Fédération de Russie aux archives vidéo des chaînes de télévision publiques russes. Quant à ceux d’entre vous qui ne parlent pas le russe, je les renvoie à l’excellent travail de Julia Davis, qui a compilé des archives télévisuelles russes.

Si la question porte sur les sources concernant les atrocités russes en Ukraine, elles sont bien connues et ont été abondamment documentées. Le plus simple serait, pour l’État russe, d’autoriser les journalistes russes à couvrir librement les événements en Ukraine. Pour tous les autres, le plus simple serait de se rendre en Ukraine, un pays qui a un président bilingue démocratiquement élu et représentant une minorité nationale, et de demander à la population ukrainienne de parler de la guerre, en ukrainien ou en russe. Les Ukrainiens parlent les deux langues et peuvent vous répondre dans les deux langues.

Le représentant de la Fédération de Russie a jugé bon d’attaquer mes qualifications. Je prends ce reproche de l’État russe comme une fierté, car il constitue un détail certes mineur, mais qui s’inscrit dans une attaque plus large contre l’histoire et la culture russes. J’ai consacré mon travail d’historien, entre autres, à la chronique des meurtres de masse de Russes, y compris lors du siège de Leningrad. Au cours de ma carrière, j’ai été fier d’apporter des éléments nouveaux aux historiens ukrainiens, polonais et plus généralement européens, ainsi qu’aux historiens russes. Il est regrettable que les principaux historiens et chercheurs russes ne soient pas autorisés à pratiquer librement leur discipline dans leur propre pays. Il est regrettable que des organisations telles que Mémorial, qui ont accompli un travail héroïque pour l’histoire de la Russie, soient désormais criminalisées dans leur pays.

Il est également regrettable que les lois sur la mémoire en Russie empêchent toute discussion ouverte sur l’histoire russe. Il est regrettable que le mot « Ukraine » ait été banni des manuels scolaires russes. En tant qu’historien de la Russie, j’attends avec impatience le jour où l’on pourra discuter librement de la passionnante histoire de la Russie.

À propos d’histoire, le représentant russe a nié l’existence de l’histoire ukrainienne. Je renvoie le représentant russe à d’excellentes études réalisées par des historiens connaissant à la fois l’ukrainien et le russe, comme le récent travail de mon collègue Serhii Plokhy à Harvard. Je renvoie le public en général à mon cours en accès libre sur l’histoire ukrainienne à Yale : il fera, je l’espère, comprendre l’importance de l’histoire ukrainienne avec plus d’éloquence que je ne saurais le faire ici.

Plus essentiellement encore, je voudrais remercier le représentant de la Russie de m’avoir aidé à démontrer ce que je tentais d’expliquer dans mon exposé. Ce que j’ai essayé d’exprimer, c’est qu’il n’appartient pas au représentant d’un grand pays de déclarer qu’un petit pays n’a pas d’histoire. Ce que le représentant russe vient de nous dire, c’est que chaque fois que les Ukrainiens, dans le passé ou aujourd’hui, affirment qu’ils existent en tant que société, cela constitue de l’ « idéologie » ou de la « russophobie ». Le représentant de la Russie nous a ainsi aidés en illustrant le comportement que voulais décrire. Comme j’ai tenté de le démontrer, rejeter l’histoire d’autrui, ou la qualifier de maladie, est une attitude coloniale aux implications génocidaires. Un empire n’a pas le droit de dire qu’un pays voisin n’a pas d’histoire. Affirmer qu’un pays n’a pas de passé est un discours de haine génocidaire. En nous aidant à tracer le lien entre les paroles de la Russie et ses actes, cette réunion aura donc été utile. Je vous remercie pour votre attention.

(image: Wikimedia, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Timothy_Snyder_lecture_2016_2.jpg)

10 Avr 2023


Nous recevrons mercredi 1er février Galia Ackerman  pour mieux connaître et comprendre les réactions de l’opinion publique russe face aux vues et aux projets de Vladimir Poutine.  Galia Ackerman, comme vous le savez, a co-dirigé avec Stéphane Courtois la publication du Livre Noir de Poutine. Elle est également très présente sur la chaîne LCI pour commenter l’actualité de l’Ukraine.
Notre rencontre aura lieu de 18 à 20h, au 1er étage du Café du Pont-Neuf, 14 quai du Louvre.

Histoire & Liberté

19 Jan 2023


Guerre d’Ukraine : résumé au 28 septembre 2022

Poutine (et d’autres) considère comme une catastrophe la chute de l’URSS. Il l’attribue aux fautes commises par Gorbatchev et s’est donné pour mission de reconstituer les frontières issues de la grande guerre patriotique.

Depuis son accession au pouvoir, il a très habilement joué, à la manière mise au point et longtemps pratiquée avec succès par Hitler, affirmant au départ un pacifisme de bon aloi puis grattant peu à peu le terrain, chaque succès appelant un succès plus grand. L’opération du Donbass devait donner la possibilité de reprendre rapidement la totalité de l’Ukraine ; son succès permettrait de s’intéresser aux pays Baltes, puis à la Finlande, ensuite à la Pologne, sans compter la Moravie, la Roumanie, etc.… : progression par étapes, en convaincant à chaque fois l’ennemi que l’ultime opération ne vaut pas la peine de déclencher une guerre.

Poutine a cru que Munich était oublié, même en Angleterre et aux Etats-Unis.

Les Etats-Unis ont fait capoter l’opération spéciale qui devait en quelques jours renouveler la brillante opération de Budapest en 1956.

Il apparaît que, toutes choses restant égales par ailleurs, l’Ukraine sera en mesure de bouter les Russes hors d’Ukraine y compris de la Crimée. Poutine ne peut pas céder sans tout perdre.

Qu’adviendra-t-il ? Coup d’état ? Assassinat ? Chaos ? Poutine ou un autre autocrate de l’appareil ?

En tout état de cause, la Russie aura perdu son image : comme l’Afghanistan a tué l’URSS, l’Ukraine tuera la Russie. La Chine bien sûr, qui agit avec Poutine avec la plus extrême habileté, sera la première gagnante. On peut imaginer qu’elle pose à son tour la question des frontières : la limite du fleuve Amour date de l’époque coloniale ; la Mandchourie est chinoise ; la Russie peut être un arrière-pays fructueux … ; toutes les ex-colonies du pourtour soviétique (pieusement appelées « Républiques » depuis la création de l’URSS) s’émanciperont définitivement pour le plus grand profit de la Turquie ou de l’Iran notamment ; l’Inde sera par ailleurs totalement émancipée ; les prétentions moyen-orientales seront obsolètes ; l’Afrique ne respectera plus le tyran déchu.

Ceci ne préjuge pas d’un avenir radieux : la Chine respectera l’Amérique mais la bombe atomique étant inutilisable, les programmes « classiques » d’armements nouveaux seront décuplés par beaucoup et les risques de conflits sur la planète multipliés.

JLC

7 Oct 2022


Gorbatchev, notre éveil à la complexité du monde

Au lendemain de la mort de Mikhail Gorbatchev,  beaucoup rappellent avec raison la place à part qu’il occupa  parmi les secrétaires généraux du Parti communiste de l’Union soviétique. Et de fait, le contraste est saisissant – et jusqu’à la caricature – quand on l’oppose au Brejnev vieillissant ou à Tchernenko, tant sur les décisions prises pendant l’exercice de son pouvoir que sur son style, sa manière. A l’extérieur comme à l’intérieur, d’ailleurs : conflits armés en Angola, en Amérique centrale, en Afghanistan vont trouver leur solution ou vont littéralement s’évaporer pendant qu’il dirige l’URSS..

Mais le « moment Gorbatchev », pour reprendre le titre d’un des livres majeurs de Françoise Thom, a bouleversé aussi nos habitudes intellectuelles d’analystes du monde communiste. Il a rendu inutiles  (et conscients de l’être) les militants anticommunistes systématiques et a priori que nous étions et nous a transformé en observateurs plus méfiants, moins soumis à une grille de lecture préalable.

Rappelons quelques étapes de cette mutation.

Tout en reconnaissant qu’avec Gorbatchev un style nouveau se mettait en place, que se multipliaient les négociations avec les Etats-unis sur divers conflits locaux et qu’à l’égard des opposants et dissidents au sein de l’URSS, la répression s’amoindrissait, les bons connaisseurs du monde communiste appelaient à la méfiance. La coexistence pacifique, les dirigeants soviétiques le reconnaissaient eux-mêmes, avait été un autre moyen de combattre le capitalisme, la prise en compte des nationalistes internes, notamment baltes, pouvait donc être une ruse pour leur faire accepter leur dépendance et les inciter à rester au sein de l’URSS. La mise en place de « fronts populaires » à la fin des années 80 pouvait être une manière de récupérer les contestations, et Michel Heller rappelait que Gorbatchev conversant avec Sakharov, ce n’était pas si étonnant : même Staline avait téléphoné à Boris Pasternak pour qu’on sache quel brillant Chef ouvert au dialogue il était…

Avec Michel Heller, Alain Besançon, Annie Kriegel et quelques autres appelaient donc à la prudence. Les Soviétiques usaient d’un art consommé de la désinformation. Ce n°1, qui soulevait tant d’espoirs avec sa pérestroïka et sa glasnost, ne reconnaissait pas les vertus de la démocratie mais cherchait surtout la fin d’une compétition qui épuisait le régime communiste. Sa main tendue aux Européens en vue d’une « Maison commune » était un moyen inavoué de s’infiltrer dans les rouages politiques et économiques des démocraties. Gorbatchev se déguisait peut-être en babouchka souriante face au Chaperon rouge européen, mais le loup communiste avait toujours grand faim.

 Pourtant, un beau jour, il fallut en convenir. Le communisme qui prétendait se réformer en Europe, ça ne marchait pas. Non seulement ça ne marchait pas, mais ça s’effondrait. La Pologne et la Hongrie rétablissaient les élections démocratiques, les Allemands de l’Est franchissaient le Mur de Berlin et les troupes soviétiques laissaient faire. Bientôt c’est l’URSS et l’ensemble du système, du moins en Europe, qui s’effondra. La démocratie avait gagné la longue guerre froide qui l’opposait au communisme. On le devait à Reagan et à sa « guerre des étoiles », mais aussi à Gorbatchev qui n’avait justement pas voulu la guerre, ni contre son propre peuple ni contre les Européens. Victoire définitive? C’était même la fin de l’Histoire à laquelle nous assistions, disaient certains. Le Diable était vaincu. On n’entrait pas au Paradis mais presque.

Gorbatchev et ses réformes furent bientôt oubliés. La transition proposée du socialisme au libéralisme fut tentée sans grande précaution. La vie quotidienne des Soviétiques, qui n’était déjà pas brillante, se détériora donc. La mise à jour des effroyables persécutions des décennies précédentes et la prise de conscience que la Russie nouvelle était un pays pauvre et peu craint désormais dans le monde alimenta une nostalgie que nous eûmes, nous les observateurs, du mal à admettre. Ainsi donc, le peuple russe regrettait l’oppression des communistes? Que n’avions nous pas su voir dans notre dénonciation du totalitarisme rouge?  A mesure  que les années passaient, il fallut se rendre à l’évidence : des paramètres comme le nationalisme étaient à prendre en compte, tout comme  la satisfaction du peuple à se sentir partie d’un grand tout militairement puissant. Il suffisait de relire Svetlana Alexéievitch, prix Nobel, pour comprendre la naïveté dans laquelle nous étions tombés en saluant la victoire définitive de la démocratie sur le monde communiste à l’issue du mandat de Gorbatchev. Sans doute, ne fallait-il pas non plus voir dans le maelström russe la résurrection du communisme comme certains l’affirmaient. Vladimir Poutine n’est pas le fils de Staline et le régime qu’il dirige peut bien présenter quelques points communs avec l’URSS : il est un syncrétisme spécifique qui regroupe, de manière plus ou moins cohérente, l’orthodoxie, l’impérialisme, le sentiment obsidional, la mégalomanie. Tout cela est sans doute utilisé par le pouvoir et enseigné à la population – et une partie d’entre elle y trouve son compte. Le monde bousculé par Gorbatchev a laissé tomber de curieux fruits. Notre regard qui se contentait de ce que nous savions ou croyons déjà savoir, s’est brouillé. Les réalités historiques sont neuves et complexes, voilà ce que nous découvrons (même en prétendant que nous le savions depuis longtemps) grâce aux réformes tentées par Gorbatchev, leur échec et leur suite.

La Russie de Poutine n’est pas une amie du monde occidental. Mais de qui parlons-nous?  De l’Etat ? De la population ? Son obsidionnalité est-elle entièrement jouée ? A quelles conditions la Russie peut-elle être fière d’elle-même? L‘impérialisme lui est-il consubstantiel ?

Le monde tel qu’il est demande que nous prenions parti tout de suite et de manière claire. Car aujourd’hui, une barbarie ambitieuse doit être arrêtée. Mais il n’est plus possible de décrire paresseusement notre adversaire comme le Diable. C’est cela aussi que nous a apporté le moment Gorbatchev.

Pierre Rigoulot

Notre ami Jean-Louis Carillon lui a adressé quelques jours plus tard les remarques suivantes que nous ne postons qu’aujourd’hui… avec nos excuses pour ce retard.

H&L

Pierre Rigoulot écrit : « Le monde tel qu’il est demande que nous prenions parti tout de suite et de manière claire. Car aujourd’hui, une barbarie ambitieuse doit être arrêtée. Mais il n’est plus possible de décrire paresseusement notre adversaire comme le Diable. C’est cela aussi que nous a apporté le moment Gorbatchev . »

Mais arrêter la barbarie est un vœu pieux : la barbarie fait partie de la guerre poutinienne. Cette guerre est essentielle et vitale pour l’Ukraine mais aussi désormais pour la Russie. On ne peut imaginer un armistice comme en Corée.

La défaite de la Russie dans sa guerre d’Ukraine et la libération de la Crimée sont possibles. Tout dépend de la ténacité américaine : Biden souhaitera-t-il au final ne pas humilier son adversaire ? Comment ne pas l’humilier ? Toutes choses restant égales par ailleurs, il semble que l’empire de Catherine II vit ses derniers feux. Après la guerre, qu’adviendra-t-il de la Russie ? Qui succèdera à Poutine : Poutine ? Un autre Poutine ? Le chaos ? La Chine qui attend son heure ?

La France n’est jamais totalement sortie de la révolution française (même sa constitution est périodiquement remise en cause). Comment sortir de la révolution de 1917 ? Gorbatchev n’avait fait qu’accélérer un processus dont les développements devenus incontrôlables lui échappèrent.

Certes, le Diable ne prend plus la figure de Lénine. Mais il existe.

Jean-Louis Carillon

crédit photo: https://www.flickr.com/photos/unisgeneva/4885367578

20 Sep 2022


La Russie de Poutine n’a plus sa place au Conseil de sécurité de l’ONU

Si l’ONU n’aspirait qu’à être une assemblée générale des États exerçant leur pouvoir sur leurs peuples, tous les États du monde y auraient les mêmes droits, chacun disposant du droit de véto, et l’ONU n’aurait aucun pouvoir.

C’est cette conception que défendit Goebbels, en septembre 1933, à la Société des Nations.  « Messieurs, déclara-t-il, charbonnier est maître chez soi. Nous sommes un État souverain. Laissez-nous faire comme nous l’entendons avec nos socialistes, nos pacifistes et nos Juifs. »

Du moins, l’Allemagne nazie n’était-elle pas membre d’un Conseil de Sécurité de la SDN.

Mais si l’ONU a mission de faire respecter le droit international par les États qui le violent, elle ne peut pas accorder un droit de veto à l’un de ces États au sein de son Conseil de sécurité.

La Russie actuelle, qui est mène une guerre d’agression contre l’Ukraine, et qui cherche à se procurer des armes et des soldats en Corée du Nord, doit pour le moins être exclue du Conseil de sécurité.

Tant que cet État criminel sera coupable et juge à la fois, les décisions de l’ONU seront frappées de nullité ou de paralysie.

Il se peut que les procédures existantes et que les rapports de force au sein de l’Assemblée Générale de l’ONU rendent cette exclusion impossible. La question devra alors être posée publiquement aux États du monde libre : comment faire évoluer le Droit international et ses instances, pour assurer la défense du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ?

André Senik

12 Sep 2022


Nous reproduisons ci-dessous un extrait passionnant d’un long et remarquable entretien d’Adam Michnik avec le journaliste Christian Longchamp paru il y a quelques jours dans la revue La Règle du jeu que dirige  Bernard-Henri Lévy. Nous renvoyons nos lecteurs à ce très riche numéro 75 de La Règle du jeu pour lire l’entretien dans sa totalité. 

La manière précise dont Michnik évoque l’évolution de Poutine ou plutôt l’évolution de sa perception de Poutine fait de cette interview et en particulier du passage que nous reproduisons une lecture indispensable pour quiconque veut comprendre cette guerre et combattre l’agression russe.

Christian Longchamp pour La Règle du jeu (…)

Vous avez rencontré Poutine à plusieurs reprises. Lorsque vous observez sa trajectoire politique et psychologique depuis son accession à la présidence de la Fédération de Russie, comment lanalysez-vous ?

Poutine a suivi une route assez simple : du KGB au KGB ! Qu’est-ce que cela signifie au juste ? Comme vous l’avez indiqué, il m’est arrivé de le rencontrer. La première fois, après six mois de sa présidence, je suis allé l’interviewer pour Gazeta Wyborcza. J’ai eu une impression positive. Ce n’était évidemment pas un homme de mon monde, ce n’était pas un démocrate et un ancien dissident, je le savais. Comme je savais aussi que les Russes n’auraient jamais choisi Andreï Sakharov pour président. J’ai eu le sentiment que Poutine ne se servait pas de la novlangue soviétique. Il était calme, posé et répondait aux questions de façon très rationnelle. Mon ami, l’ancien dissident Sergueï Kovalev me disait « Adam, fais très attention, c’est un ancien sous-colonel du KGB ! ». Je lui ai répondu : « Sergueï, tu exagères ! George Bush a lui aussi travaillé pour une agence de renseignement, il l’a même dirigée. Il n’est pas un président extraordinaire, mais tu ne peux pas dire que les Etats-Unis ont placé à leur tête le chef de la CIA, c’est absurde ! ». Rétrospectivement, je dois avouer que Kovalev avait raison.

Lors de notre deuxième rencontre, à Varsovie, en janvier 2002, à l’occasion d’une visite officielle, le président polonais d’alors, Aleksander Kwasniewski, avait organisé une réception à laquelle il m’avait invité. À nouveau, les échanges que j’ai eus avec Poutine et Lavrov ont plutôt confirmé mon premier sentiment même si dès cette époque certains éléments négatifs apparaissaient de manière évidente pour moi. Sa manière ambiguë de traiter les oligarques était d’autant plus étrange que dans la société polonaise nous n’en avions pas. J’observais que certains d’entre eux étaient poursuivis pour corruption et je ne pouvais que m’en réjouir. Mais mes amis russes, anciens dissidents, me mettaient en garde : en Russie, on assiste à la fin de la politique et au début d’une nouvelle ère, celle des opérations des services spéciaux. Au moment où il s’attaquait aux oligarques, il s’en prenait aux médias indépendants. Les motivations étaient à chaque fois différentes. Ça pouvait être une condamnation au silence pour des raisons fiscales, par exemple. En 2005-2006, Poutine avait plus ou moins éliminé le pluralisme que l’on trouvait à la fin des années Eltsine, à la télévision notamment et dans les grands médias. C’était déjà très inquiétant. Par la corruption, en achetant des députés notamment, il liquidait les espaces d’expression. La démocratie n’était plus qu’une forme de vernis décoratif apposé sur des actions illégales et de censure. Je l’ai rencontré pour la dernière fois lors d’une rencontre du Club de Valdaï à Sotchi à laquelle j’ai été invité comme d’autres, intellectuels, hommes d’affaires ou personnalités influentes, des Français et des Américains notamment que le Kremlin considérait comme des idiots utiles à sa propagande. C’était avant l’attaque de la Russie en Géorgie en 2008. Mikhaïl Khodorkovski était emprisonné depuis plusieurs années. Je me souviens comme si c’était hier de la résidence de Poutine : elle ne respirait pas la modestie, de l’or, de l’argent, du marbre… Un luxe tape à l’œil disproportionné qui s’exprimait absolument partout. Et du caviar, de la vodka, d’autres alcools rares et chers, etc. Même les réceptions à l’Élysée n’ont jamais été aussi fastueuses ! (rire) Il faut noter, c’est important, que les démocrates russes étaient aussi présents, des journalistes, des écrivains, des activistes de partis d’opposition. Mais la rencontre avec Poutine fut réservée aux étrangers. La veille, un homme proche du Kremlin, un des organisateurs de cette rencontre, est venu me voir pour me proposer de demander à Poutine s’il allait ériger des monuments aux victimes de Staline. Je n’ai pas bien compris où il voulait en venir, mais je me suis dit « pourquoi pas ? ». Après la conférence de Poutine, alors que nous avions donc la possibilité de lui poser une question, j’ai pensé que si on m’avait incité à l’interroger sur la mémoire du stalinisme, c’était sans doute qu’on essayait de m’empêcher de l’interpeler sur un sujet qui ne concerne pas le passé, mais le présent… J’ai alors décidé de le questionner sur le « cas » Khodorkovski : combien de temps restera-t-il en prison ? Le monde entier ne comprend pas cet emprisonnement et veut savoir le sort qui lui est réservé. Poutine s’est soudainement agacé : « Khodorkovski a du sang jusqu’aux coudes ! » Mais il n’a pas été condamné pour cela, lui ai-je dit. « Ça n’a aucune importance, nous savons, nous savons pourquoi il a été condamné ! ». J’ai compris que face à moi se trouvait un gangster, un vrai gangster. Mais à cette époque, comme dans les années qui ont suivi, je continuais à penser que tout en étant un gangster, il était capable de raisonner. C’est la raison pour laquelle, jamais je n’aurais imaginé qu’il prendrait un jour la décision de bombarder Kiev. Quand c’est arrivé, j’ai compris que nous n’avions plus affaire à un gangster rationnel, mais à un gangster psychopathe.

Lorsque j’ai vu à la télévision comment, dans les jours qui ont précédé le 24 février, il traita publiquement ses collaborateurs, devant les caméras, le chef du renseignement extérieur russe en particulier, j’ai définitivement compris que cet homme était une malédiction pour la Russie, pour le monde et surtout pour l’Ukraine.

Image : https://www.flickr.com/photos/donkeyhotey/38606920925

6 Sep 2022