Un terrible chemin vers la sagesse et la liberté

Anastasia FOMITCHOVA – Volia (Grasset 2025. 280 pages. 22 euros)

Premier de couverture livre

Bien sûr, nous sommes tous, dans la mouvance d’Histoire & Liberté, contre la guerre de Poutine en Ukraine et nous ruminons avec dégoût les motivations affichées du chef du Kremlin prétendant lutter contre les néo-nazis-bourreaux-des-malheureux-russophones-des-régions-de-Donetsk-et-de-Louhansk.

Bien sûr, nous savons qu’en 1991 la Russie a récupéré toutes les armes nucléaires ukrainiennes contre la reconnaissance officielle de l’indépendance de l’Ukraine dans ses frontières d’alors. Avec en prime les garanties de sécurité des Occidentaux (déjà !).

L’Etat ukrainien existait alors et il existe encore malgré l’occupation russe de la Crimée en février 2014 puis la tentative manquée, en février 2022, de le défaire militairement tout entier.

Bien sûr, nous dénonçons la complaisance du Rassemblement National et de LFI qui, refusent de participer à toute mobilisation en faveur d’une Ukraine qui défend pourtant l’Europe et la démocratie contre l’impérialisme russe.

Bien sûr, nous condamnons les horreurs commises par l’armée de Poutine contre la population civile, les bombardement aveugles, les tortures, les enfants raflés et déportés en Russie.

Mais nous n’avons pas l’idée depuis nos lieux de vie douillets de ce qui se passe précisément au front. La guerre : les morceaux de corps, les hémorragies qu’on ne peut arrêter, les éclats d’obus qui cisaillent les chairs, le phosphore qui brûle la peau jusqu’aux os et liquéfie les poumons en cas d’inhalation, les souffrances atroces.

Et en même temps, la volonté de résister, de tenir, d’être, tout simplement. C’est cela que nous fait toucher, du cœur, Anastasia Fomitchova, une jeune franco-ukrainienne des équipes médicales présentes sur le front, face à l’armée russe.

Volia (un mot qui signifie volonté et liberté), son journal de bord en quelque sorte, ses souvenirs de la ligne de front,vient d’être publié aux éditions Grasset.

Attention. On n’en ressort pas indemne. Vies brisées net ou longues souffrances vous poursuivent longtemps après avoir lu ce livre.

Et l’on tremble après l’avoir refermé pour les vies épargnées jusqu’ici, un rien fasciné par ce qu’elles endurent et comprennent, de s’être confrontées à elles-mêmes : « La guerre a cette faculté de nous ramener à l’essentiel où seule une frontière existe véritablement : celle qui délimite la vie de la mort ». Fasciné, on l’est aussi, par leur infinie volonté de voir l’Ukraine vivre libre. Volia.

Pierre Rigoulot, le 27 novembre 2025

27 Nov 2025


Parution le 11 septembre : Encyclopédie des euphémismes contemporains – SAMI BIASONI

Encyclopédie des euphémismes contemporains - Biasoni

Rencontre avec l’auteur le jeudi 6 novembre à 18h au Café du Pont-Neuf, 14 quai du Louvre 75001-Paris

14 Sep 2025


DIDIER RYKNER – Mauvais genre au musée (Les Belles Lettres 2024. 274 pages. 21,50 euros)

DIDIER RYKNER - Mauvais genre au musée (Les Belles Lettres 2024. 274 pages. 21,50 euros)

Didier Rykner, fondateur et directeur de la rédaction de La Tribune de l’Art, explore la manière dont sont abordés aujourd’hui notre environnement culturel et plus particulièrement les musées. Particulièrement sensible à la progressive substitution qui s’opère sous nos yeux du jugement esthétique au jugement moral et politique, l’auteur, en connaisseur, multiplie les exemples. Les grands musées d’Europe et d’Amérique du Nord connaissent tous en effet cette dérive : l’art doit être au service d’une idéologie et plus précisément de celle du wokisme.

On ne nous fera pas l’injure de penser une seconde que nous défendons le temps des colonies, du patriarcat, de la « civilisation blanche », etc. Nous partageons donc certaines des préoccupations du wokisme. Mais il y a dans cette idéologie bien plus qu’un combat contre l’arrière-garde des « suprémacistes » mâles et blancs ! Il y a une moralisation omniprésente et un refus de prendre en compte la dimension historique des idées et des oeuvres. Pour le wokisme, le musée n’abrite pas des oeuvres créées dans un monde qui bien souvent n’est plus. Il a pour mission, en s’appuyant sur les oeuvres qu’il abrite, d’agir en faveur d’un monde nouveau, débarrassé des préjugés, un monde qui exalte l’égalité hommes-femmes et Noirs-Jaunes-Blancs.

Mieux : le wokisme atteste de la conscience aiguë des réalités et des conflits de ce monde, ramenés au Bien luttant contre le Mal. Un zeste de religiosité complète le tableau car la simple vue du Mal peut ruiner une âme. La peinture, la sculpture, l’architecture ont été longtemps réservées aux hommes ? L’important n’est pas de le reconnaître. Une histoire de l’art et des oeuvres d’art sans femmes, sans gays, sans Noirs, c’est mal et pire : cela risque fort de rendre misogyne, homophobe ou raciste !

Rykner dénonce les choix, qui découlent trop souvent de cette conception, favorables à des oeuvres en fonction du sexe de leur créateur plus que de leur qualité artistique. Le marché de l’art en est d’ailleurs faussé et une oeuvre médiocre mais féminine prend souvent, désormais, une valeur marchande inattendue.

Il arrive même que des critiques d’art s’indignent en constatant le faible nombre de tableaux peints par des femmes. Ridicule indignation contre un fait historique affirme Rykner : « il y avait peu de femmes artistes avant le XX ème siècle et aucun conservateur de musée ne s’est dit : je ne vais pas acheter un beau tableau parce qu’il a été peint par une femme ». On préfère pourtant accuser les « réactionnaires » d’invisibiliser (sic) les femmes. Cette « invisibilisation» n’existe pas en fait. « Il y a eu, bien longtemps, une difficulté plus grande pour les femmes d’accéder au métier et au statut d’artiste (…) Il s’agit d’un fait historique regrettable, certes, mais qu’on ne pourra jamais corriger pour ce qui concerne l’art ancien » souligne Rykner.

Pas plus qu’elle n’est misogyne, l’histoire de l’art n’est raciste. Mais la haine de l’Occident et de nous-mêmes est telle que certains critiques passent de l’usage du marbre blanc et à la valorisation de cette couleur, au rejet des « bronzés » et plus largement de l’Autre ! Et d’affirmer que, de l’éloge par Maurras de « la blanche Athènes » au nazisme, il n’y a qu’un (petit) pas ! Tant pis si l’on prend mieux conscience aujourd’hui de la polychromie grecque antique ou médiévale. L’important est de « dénoncer le racisme structurel de l’Occident »

Le phénomène analysé par Rykner se constate ailleurs, dans la vie de tous les jours, : les objets n’y ont pas plus d’histoire que les oeuvres d’art mais seulement un sens moral encore effectif aujourd’hui. La Nègresse de Biarritz, la « tête de nègre » que vendait le pâtissier de mon quartier et « le nègre joyeux », le marchand de café de la place de la Contrescarpe du V ème arrondissement de Paris, ont été « dégagés »…Mais l’on se fâche de ne pas les voir « en peinture », respectés et respectables, comme beaucoup de gens les voient aujourd’hui. Cachez ce sein que je ne saurais voir, disait Tartuffe. Montrez cette femme ou ce Noir que je ne saurais ne pas voir, disent les wokistes…Quant aux Blancs qui ont jadis défendu les opprimés, comme Mahé de la Bourdonnais à Saint-Denis de la Réunion ou Victor Schoelcher à Fort-de-France, tous deux ayant oeuvré à l’abolition de l’esclavage, ils ont été descendus – en tout cas leur statue – de leur piédestal. N’étaient-ils pas Blancs ?

Ainsi réécrit-on l’Histoire, sans manquer de souligner ce qui lui manque – par la faute des Occidentaux, bien sûr : un cadre vide, sur une cimaise de la Manchester Art Gallery, symbolise les oeuvres d’art que les femmes noires n’ont pas pu réaliser !

La tendance ne semble pas s’inverser encore. Didier Rykner nous donne à méditer, vers la fin de son ouvrage, sur le programme d’un « événement » annuel organisé par le Musée de Rouen, que voici :

2016 : Patrimoine et diversité, la place des musées

2018 : Egalité hommes-femmes. Où en sont les musées ?

2020 : Le musée et ses contestations

2021 : Musée : lieu de domination ou d’émancipation?

2022 : Les musées face à la crise écologique.

No comment.

Pierre Rigoulot, le 16 mai 2025

18 Mai 2025


Régis Genté - Notre Homme à Washington Trump dans la main des Russes

Quelle est la nature des relations entre Trump et Poutine ? La question est aussi ancienne que lancinante mais elle est revenue au premier rang des interrogations en particulier pour tous ceux que préoccupe le destin de l’Ukraine.

Ecrit avant l’élection de novembre dernier, le livre de Régis Genté Notre homme à Washington (Grasset, 2024), sous-titré « Trump dans la main des Russes »  éclaire l’actualité sous un jour spécifique dans la mesure où il s’agit d’une exploration des liens entre Donald Trump et la Russie sur une période de plus de quarante ans.

L’auteur, journaliste spécialisé sur l’Europe de l’Est, s’appuie sur des documents et des témoignages avérés pour étayer sa thèse selon laquelle Trump aurait été repéré par les services soviétiques dès les années 1980. Grande continuité puisque, dès cette époque, Trump multiplie les déclarations contre l’OTAN… Et formidable prescience des services russes qui ne pouvaient quand même pas prévoir qu’ils investissaient sur un futur président des Etats-Unis. Cependant, nul complotisme ici, rien que des faits. 

Selon Régis Genté, Trump est devenu très tôt un “contact confidentiel” c’est-à-dire une personne que les services russes “cultivent” en la soutenant, sans qu’elle soit nécessairement consciente de jouer en retour un rôle actif qui leur sera favorable. En l’occurrence les services russes ne cesseront d’apporter d’opportuns soutiens financiers via la horde de mafieux, d’espions et d’oligarques qui a envahi les Etats-Unis après l’effondrement de l’Union Soviétique. A chaque fois qu’il frôle la faillite, de généreux personnages à la fortune trouble achètent des appartements surpayés dans ses Trump Towers ou investissent dans ses autres projets immobiliers. A l’inverse Trump, qui s’est rendu trois fois en Russie depuis 1987, n’a jamais réussi à fourguer une Trump Tower à Moscou – c’est un de ses arguments de défense.

L’auteur est particulièrement prolixe autour de la campagne de 2016 car il dispose de deux sources officielles d’enquête. Un rapport du Sénat – alors à majorité républicaine mais pas la même qu’aujourd’hui… – et le rapport du conseiller spécial Robert Mueller, certes publié de façon expurgée mais quand même très explicite. On y découvrira notamment la gamme inattendue des services offerts par la Deutsche Bank.

Régis Genté souligne bien qu’il n’existe pas de “smoking gun” prouvant une collusion directe mais que le faisceau d’indices est suffisamment conséquent pour susciter des interrogations quant aux racines de la grande mansuétude qui est la marque de la nouvelle politique américaine vis-à-vis du Kremlin. La simple fascination pour un autocrate (l’hypothèse psychologique) ou la volonté de redéfinir des zones d’influence (l’hypothèse géostratégique) paraissent des explications très insuffisantes au regard de l’obstination dans les prises de position de Donald Trump et des siens depuis le 20 janvier dernier : toujours favorables à la Russie et hostiles à l’Ukraine. En reliant les événements les plus récents, le lecteur pourra facilement écrire la conclusion que le livre laisse en suspens.

Antoine Cassan, le 29 avril 2025

29 Avr 2025


Le passé humain a mis longtemps à sortir d’un mode de structuration religieux qui consacrait l’entente entre le sacré et le social. C’est ainsi que dans la société féodale, la domination se présentait sans masque, appuyée sur une justification religieuse.

Celle-ci a été remplacée par un principe alternatif aux « droits de Dieu » : L’Habeas  Corpus, officialisé en 1679. Puis les Droits de l’Homme ont supplanté le droit divin des rois. Après un long processus qui a mis cinq siècles à se mettre en place, on a donc vu émerger nos sociétés démocratiques et libérales qui combinaient un cadre politique, une légitimation des rapports sociaux et une vision collective.

Ce mode d’organisation est en train de voler en éclat.

L’arrimage à un passé fondateur réputé indépassable a fait place à l’ouverture vers un avenir à inventer qui a conduit à un extrémisme démocratique.

C’est ainsi que les libertés individuelles se sont totalement exprimées au détriment d’un destin collectif dont la nation se sent aujourd’hui dépossédée. Autrement dit le collectif a été partiellement dissous au profit de l’individu.

Et, sans bruit, la crise de la démocratie s’est installée.

Marcel Gauchet appelle à la création d’une instance de diagnostic indépendant dont la mission consisterait à rechercher des éléments collectifs pour sauver la démocratie.

L’auteur constate qu’aujourd’hui l’histoire s’est effacée derrière le présent économique, la socialisation derrière l’individualisation enlevant aux individus le sens de la responsabilité sociale tout en s’acharnant à les faire exister comme individu. Et la politique porteuse d’une vision derrière le politique, à courte vue.

En outre, le droit s’est imposé comme la référence centrale qui commande partout et inspire toute la vie sociale au détriment du pouvoir des élus.

Aujourd’hui, nous devrions vivre un âge d’or de la démocratie puisque la société civile a gagné son indépendance complète.

Pourtant, nous assistons à une radicalisation des appels à démocratiser la démocratie.

Cette tendance entraîne les acteurs politiques traditionnels à faire marche arrière pour remobiliser l’idéal démocratique. Ils sont considérés comme illibéraux.

Parallèlement, on voit se développer une protestation populiste qui s’incarne par une affirmation d’ordre identitaire en réaction à la pluralisation de l’existence collective. Elle appelle à redonner la priorité à la cohésion collective grâce à l’autorité du politique.

Le nouveau défi politique lancé aux démocraties est de préserver les libertés individuelles tout en maîtrisant le destin collectif. Ceci ne pourra se faire, d’après le philosophe, que si la politique et la « moralité » reprennent leur place. On a vu, en effet, surgir un couple juges/medias qui conduit en douceur à un moralisme émotionnel et le pouvoir à l’impuissance.

Il s’agit de redonner aux indépendances une appartenance hors de laquelle elle flotte dans le vide et de réarmer la conscience historique du présent.

Affirme t-il.

Sabine Renault-Sablonière, le 2 avril 2025

1 Avr 2025


Jung Chang, qui a passé une partie de sa vie en Chine, est un auteur célèbre en particulier pour avoir écrit, avec son mari Jon Halliday, une biographie de Mao Zedong qui fait autorité1.

Les Cygnes sauvages, qui raconte l’histoire de sa famille, n’est pas une publication récente mais sa réédition en livre de poche l’année dernière donne l’occasion de lire ou relire cette œuvre captivante. Elle y décrit les vies de sa grand-mère, de sa mère et d’elle-même, lesquelles reflètent la situation à la fois banale et particulière de trois générations de femmes chinoises tout au long du XX ème siècle.

Sa grand-mère, Yu Fang, était née en 1909, soit deux ans avant la destitution du dernier empereur et l’établissement d’une république dirigée par Sun Yat-sen. Mais en réalité le pays s’était disloqué en une mosaïque de fiefs dirigés par des seigneurs en compétition permanente. La visite en Mandchourie du général Xue, un de ces potentats, décida du sort de la jeune Yu Fang. Car elle était ravissante et, qui plus est, avait les pieds bandés, ce qui était un atout supplémentaire. Remarquée par le général, elle devint à 15 ans, non pas comme elle l’espérait, son épouse, mais une de ses nombreuses concubines. Elle eut une fille, que l’épouse légitime voulut récupérer. Yu Fang réussit à s’enfuir avec sa fille et finalement épousa un médecin âgé avec lequel elle fut très heureuse.

Mais l’histoire de sa vie montre à quel point la population dans cette Chine ancienne était corsetée par tout un système de traditions extrêmement contraignantes, auxquelles il était quasiment impossible d’échapper . Les femmes en étaient les principales victimes. Le bandage des pieds qui en faisait des impotentes, le mariage arrangé par les parents pour leurs propres intérêts, la soumission totale ensuite au chef de famille, le système extrêmement développé des concubines (tout homme un peu riche ou un peu puissant devait en avoir), et leur vie quasiment de domestiques dans une maison dominée par l’épouse et les enfants légitimes.

Tout changea pour la génération suivante. La famille avait survécu à l’occupation japonaise et à la guerre. Tchang Kai-tchek dirigeait alors le pays. Le carcan s’était nettement desserré. La fille de Yu Fang, Bao Qing, élevée par un beau-père bienveillant, put faire des études. Sortir, parler avec des garçons sans que tout le monde s’indigne devenait possible. Mais convaincue que le communisme était le système juste qui sortirait la Chine de ses difficultés, Bao Qing devint très jeune une militante active, et épousa à l’âge de 18 ans un militant encore plus actif, placé à un haut poste de la hiérarchie communiste. Ce fut à un autre carcan qu’elle dut faire face, celui imposé par le Parti communiste, d’autant plus que son mari, extrêmement rigide, faisait toujours passer les injonctions du Parti avant les intérêts de sa famille.

Les deux jeunes époux furent extrêmement satisfaits de la victoire de Mao et subirent, sans les contester, – c’était d’ailleurs impossible – les mesures prises par le nouveau régime. Ils vécurent la période des Cent Fleurs, celle du Grand Bond en avant, et les différentes famines provoquées par ces politiques aberrantes qui firent des dizaines de millions de morts.

Sans cesse menacés d’être considérés comme des contre- révolutionnaires avec les sanctions que cela supposait (et qui touchaient l’ensemble de la famille, enfants compris), ils se dévouaient corps et âme à leurs activités militantes.Mais leur statut de hauts responsables communistes permit à la famille d’échapper au pire, en particulier aux famines, tandis que certains de leurs oncles, tantes, neveux et nièces moururent de faim.

Jung Chang, l’auteur de ce livre – originellement nommée Er-hong, soit « deuxième cygne sauvage », car c’était la deuxième fille du couple- naquit en 1952. Elle connut une vie plutôt confortable, protégée de toutes les difficultés par « un cocon de privilèges » puisque ses parents étaient cadres du Parti.

Elle fut élevée dans le culte de Mao, comme la plupart des enfants chinois d’alors. Aussi, lorsque ce dernier lança en 1965 la « Révolution culturelle » fut-elle poussée à participer à la « chasse aux sorcières » organisée par le régime. Les écoliers –facilement enclins à la violence du fait de leur endoctrinement – devaient dénoncer leurs enseignants « suspects », participer à leur lynchage, comme le suggérait Mao. Puis le mouvement s’étendit: les intellectuels et anciens « ennemis de classe » furent persécutés, toutes les traces de la culture ancienne –les « quatre vieilleries » selon Mao – furent détruites. Sans grand enthousiasme, Jung Chang qui avait été élevée dans le respect des adultes, devint « garde rouge » et dut participer aux « réunions de dénonciation ». Commença ensuite une toute autre période de la vie de la famille car le père, choqué par l’évolution de la situation et faisant passer ce qui lui semblait son devoir avant son intérêt et celui de ses enfants, émit quelques critiques sur la politique de Mao. Il entra de ce fait dans la catégorie des « véhicules du capitalisme ». Lui et sa femme connurent alors la prison, les coups, les humiliations publiques. Bao Qing fut incitée à divorcer, ce qu’elle refusa.

Puis toute la famille – il y avait cinq enfants – fut dispersée dans différents camps à la campagne (la « rééducation par le travail») d’où ils ne purent sortir qu’en 1972. Le père de Jung Chang mourut cependant des mauvais traitements qu’il avait subis. Il fut plus tard réhabilité, après le décès de Mao en 1976. Du fait de la libéralisation du régime par Deng Xiao Ping, Jung Chang put obtenir une bourse et entrer à l’université. Elle devint professeur d’anglais et partit en Angleterre, où elle vit actuellement.

Personnellement, c’est la première fois que je lisais un ouvrage montrant ce que fut la vie quotidienne des Chinois durant ces différentes phases de la politique maoïste. Ces mémoires nous font réaliser ce qu’est vraiment vivre – et mourir – sous un régime totalitaire fondé sur une surveillance permanente des uns et des autres, sur des dénonciations encouragées par l’obsession de Mao de « faire sortir le serpent de leur nid », c’est-à-dire de démasquer tous ceux qui oseraient s’opposer à son régime et à lui. Un livre passionnant.

Florence Grandsenne, le 19 janvier 2025

  1. Jung Chang et Jon Halliday : Mao: L’histoire inconnue , Gallimard 2006 ↩︎

19 Jan 2025


Benoît Rittaud, Mythes et légendes écologistes, éditions de l’Artilleur, 2023, 250p. 20 € 

Hésitations sur le nucléaire, défense de l’environnement associée à des mouvements violents, mise en cause, sans doute assez discutable, mais soutenue par une bonne partie de la population, des exigences phytosanitaires des Verts par les militants syndicalistes agricoles. Dans l’histoire de l’écologie politique, les années actuelles ne compteront pas parmi les plus glorieuses.                                                                  

Mais l’impatience des militants écologistes, leur extrémisme et leur haine de la démocratie libérale ne sont pas seulement l’effet de fautes politiques, c‘est à dire de la méconnaissance de ce que les gens peuvent accepter ou de l’indifférence à leurs réticences. Ces attitudes semblent constitutives de leur idéologie même. Les Grünen allemands se divisaient en réalistes et en utopistes. Les Verts français, eux, veulent révolutionner la société française au nom de l’urgence qu’il y a à réagir à la catastrophe qui vient, à l’apocalypse qui menace sans doute aucun.        

Benoît Rittaud, dans son tout récent ouvrage, Mythes et légendes écologistes, publié aux éditions de l’Artilleur, dénonce cette « course aux extrêmes », et l’empressement à confondre les problèmes environnementaux qui se posent à nous tous et les signes du prochain (et certain) désastre planétaire. Comme le totalitarisme, l’écologie politique veut mener une lutte à la vie à la mort contre la société « capitaliste » qui, soucieuse de profits immédiats, ignore qu’elle conduit l’humanité (comme d’ailleurs d’autres sociétés) à une catastrophe majeure. Benoît Rittaud résume ainsi, cette certitude, certes infondée mais structurant quand même toutes les actions des Verts, en énonçant leur mythe central : « sa puissance et son égoïsme de court terme conduisent l’humanité à détruire l’environnement à l’échelle planétaire, ce qui va bientôt provoquer un effondrement global que l’on ne pourra éviter (ou freiner) que par une transformation profonde de notre société ». Du haut de ce mythe, on accueille les remarques de bon sens avec mépris.                                                                                     

Même chez les savants bardés de diplômes d’aujourd’hui, un mythe se nourrit non d’expérience ni de raison mais de signes. Aussi les trouvent-ils, ces signes, et c’est pourquoi leurs appels se multiplient depuis une cinquantaine d’années, annonçant le Grand effondrement pour le lendemain ou presque. M. Guterres, le secrétaire général de l’ONU, visiblement plus catastrophé par l’effondrement climatique « déjà commencé » que par le piétinement par la Russie et la Chine des sanctions qu’elles avaient eux-mêmes votées, leur emboîte le pas et fait même mieux : l’apocalypse n’est pas pour demain : selon lui, elle a commencé hier.            

Impossible dans ce registre d’entendre raison. On admet par exemple du bout des lèvres que la surveillance des forêts s’est accrue, que les moyens engagés pour la protéger sont de plus en plus importants. Mais de là à reconnaître ouvertement que la surface forestière globale de la France progresse, il y a une marge qu’on préfèrera laisser dans l’ombre ! De même, parler d’apocalypse à venir et par notre faute, cela vous a quand même une autre gueule que prendre en considération cette idée que les variations climatiques actuelles pourraient être surtout « liées aux interactions gravitationnelles entre le soleil et les principales planètes du système solaire » ! La radio et la télévision préfèrent en général interpeler l’auditeur : la situation est grave ! Il faut faire quelque chose! une catastrophe nous menace ! L’auteur de ces lignes, souvent intéressé par ce qui se passe sur le 38 me parallèle dans la péninsule coréenne connait bien ces moues de déception quand il commente avec placidité la dernière menace de Pyongyang et l’annonce d’une possible guerre prochaine.   La promesse d’un « océan de flammes » est quand même plus excitante ! Et l’audimat monte en même temps que l’adrénaline. De la même façon, « La bien-pensante écologique exige que tout aille mal ». Nouvelle preuve de sa proximité avec le totalitarisme, cette posture écologique assimile ce qu’elle « constate » avec ce qui a une valeur éthique : le réchauffement climatique est, et c’est mal, et c’est de notre faute…

Ce petit livre de Benoît Rittaud est clair, agréable à lire, parsemé d’exemples originaux, parfois drôles et souvent scandaleux. On aimerait que ce coup de pied sanitaire dans une des bienséances idéologiques majeures de notre temps soit le point de départ d’une défense accrue de l’environnement enfin raisonnable.

Pierre Rigoulot

20 Fév 2024


Quand Poutine se prend pour Staline (1)

En attaquant en février 2022 l’Ukraine, censée être dirigée par un gouvernement nazi, Vladimir Poutine s’est prétendu le digne successeur de Staline, chef victorieux de ce que les Russes appellent la « Grande Guerre patriotique ».

Mais c’est une guerre mythique que Vladimir Poutine a pris comme modèle. Gommés les deux ans d’alliance avec Hitler, qui n’ont pris fin qu’à l’initiative du chef nazi et ont abouti à l’annexion par l’URSS des pays Baltes de la moitié de la Pologne. Gommée, la direction incompétente de Staline – car la guerre a été gagnée non grâce à son génie militaire comme veut le faire croire la version enseignée en URSS, mais malgré ses ordres inefficaces et sanguinaires, si peu économes en vies humaines. Gommés, son usage du mensonge et son mépris total des règles du droit international, qui ont abouti à la mainmise de l’URSS sur la moitié de l’Europe, avec son cortège de viols et de pillages, de déportations et d’exécutions, et à l’installation pour plus de 40 ans de régimes totalitaires.  

Car n’est pas l’opposition au nazisme qui animait le chef du Kremlin  mais la volonté de sauvegarder et  d’étendre son empire.

En ce sens, oui, Vladimir Poutine est bien l’héritier de Staline.

Sur cette guerre menée contre l’Ukraine plane décidément l’ombre de « la Grande Guerre patriotique ». Mais la  différence essentielle avec celle-ci, Poutine ne la voit pas : la Russie de Staline, contrainte et forcée, avait à ses côtés les pays qui luttaient pour la démocratie et la liberté. Aujourd’hui,  au contraire,  Vladimir Poutine les combat.

H&L

(1) Pierre Rigoulot, Florence Grandsenne : Quand Poutine se prend  pour Staline, L’ombre de la Grande Guerre patriotique sur l’Ukraine, éd. Buchet-Chastel, Paris, 250 p. ,22,90 €qUAN

24 Mai 2023


BRUNO LE MAIRE ÉCRIT SUR CELIA CRUZ (1)

Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, aujourd’hui voué aux gémonies, est déjà un personnage de roman : il apparaît sous le nom de « Bruno Juge » dans le dernier ouvrage de Michel Houellebecq, « Anéantir ». C’est un homme plutôt complexe, en instance de divorce, solitaire, assez touchant, dormant dans les locaux de son ministère à Bercy. Le Maire est, on le sait, ami de Houellebecq. Sûrement parce qu’il est aussi écrivain.

Franchement, je n’aurais jamais lu un de ses livres s’il n’avait eu pour décor et sujet La Havane. Pas celle d’aujourd’hui, non. Celle de 1949, du temps de la présidence démocratique de Carlos Prío Socarrás, renversé en 1952 par Fulgencio Batista. L’auteur commet quelques erreurs, celle de considérer Prío comme un « dictateur », plus tard « en exil », qui ne fut pas assassiné à Miami, mais se suicida (en 1977, apparemment en rapport avec des révélations explosives qu’il comptait faire publiquement à propos de l’assassinat de Kennedy, le 22 novembre 1963).

Il y a un certain nombre d’anachronismes délibérés, qui passent pourtant comme des lettres à la poste, car ils sont intelligents. Il s’agit d’une histoire musicale : deux frères, Franz et Oskar, tous deux d’origine juive, ayant fui l’Allemagne nazie et habitant à New York, décident d’aller faire une virée dans la capitale cubaine pour assister à un concert du grand pianiste Vladimir Horowitz, né près de Kiev (Le Maire insiste là-dessus, dans une allusion -qui est aussi une prise de position- limpide à la guerre de Poutine), qui se définit comme ukrainien et non comme russe.

Tout cela se déroule bien avant l’avènement du castrisme, ce qui démontre la vitalité de la culture cubaine d’autrefois. Pas de celle d’aujourd’hui. L’écrivain balaye le Líder Máximo en quelques lignes : « L’enthousiasme est retombé : la nostalgie le remplace dans les cœurs des dépositaires (une poignée de fous) de la sainte relique du communisme cubain. »

Par contre, ce qu’il raconte avec amour, c’est la musique cubaine, celle de Benny Moré avec ce merveilleux bolero, Cómo fue, et celle de notre grande « Úrsula Hilaria Celia Caridad de la Santísima Trinidad Cruz Alfonso » : Celia Cruz. Il décrit un de ses concerts dans un cabaret, comme j’en ai tant vus, chantant, entre autres, deux morceaux de ses dernières années, de peu avant 2003, et non pas de 1949 (mais qu’importe !: qui ne les connaît ?), La vida es un carnaval et La negra tiene tumbao. Ce chapitre est extrêmement suggestif, d’autant qu’il donne lieu à une des quelques scènes érotiques pour lesquelles Bruno Le Maire a été violemment critiqué par de grands moralistes, toutes tendances politiques confondues. Pourtant, à côté de ce que moi-même j’écris, elles sont plutôt gentillettes.

Fugue américaine est un très bon livre, à lire par tous les polyglottes qui se respectent (y figurent des expressions en allemand, en italien, en espagnol de Cuba naturellement). Le Maire aurait-il raté sa vocation ? Je me souviens que, lors de la primaire des Républicains en 2016, qu’il avait complètement ratée, son slogan était « Le renouveau, c’est Bruno ». Et si à présent, le renouveau (de la littérature française), c’était vraiment Bruno ?

Je veux imaginer que Bruno Le Maire s’est documenté dans quelques-uns de mes ouvrages, notamment Cuba, de Batista à Castro, dans celui de Marcel Quillévéré, « Cuba : une histoire de l’île par sa musique et sa littérature » et dans les Trois tristes tigres de G. Cabrera Infante, entre autres.

En tout cas, je recommande vivement la lecture de ce livre, à tous les amoureux de la musique, particulièrement la cubaine, et de la culture de Cuba, qui fut autrefois libre.

Jacobo Machover

(1) Bruno Le Maire : Fugue américaine, éd. Gallimard 2023

7 Mai 2023


Conférence-débat

Lundi 15 mai, de 18h à 20h, au 1er étage du Café du Pont-Neuf, 14 quai du Louvre, Florence Grandsenne et Pierre Rigoulot auront le plaisir de vous présenter leur livre : Quand Poutine se prend pour Staline, l’ombre de la Grande guerre patriotique sur l’Ukraine  (éditions Buchet-Chastel) qu’on trouve en librairie depuis le 4 mai.

Une des principales légitimations que donne Poutine à la  guerre qu’il a lancée contre l’Ukraine est qu’elle s’intègre au combat mené par la Russie contre le nazisme. Cette référence se justifie-t-elle?  Quel rapport y a-t-il et y a-t-il eu entre l’Ukraine et le nazisme ? Et la « Grande Guerre patriotique » de 1941 à 1945 peut-elle vraiment servir, comme le croit ou feint de le croire Poutine, de modèle de lutte contre le nazisme?

Pour rendre plausible cette fonction, le dirigeant russe ne truffe-t-il pas l’histoire russe de mythes et de mensonges ? Ce livre cherche à les débusquer en parcourant les prémices, le déroulement et les conséquences de l’affrontement militaire soviéto-nazi ..

Les Amis d’Histoire & Liberté

6 Mai 2023