Jung Chang, qui a passé une partie de sa vie en Chine, est un auteur célèbre en particulier pour avoir écrit, avec son mari Jon Halliday, une biographie de Mao Zedong qui fait autorité1.
Les Cygnes sauvages, qui raconte l’histoire de sa famille, n’est pas une publication récente mais sa réédition en livre de poche l’année dernière donne l’occasion de lire ou relire cette œuvre captivante. Elle y décrit les vies de sa grand-mère, de sa mère et d’elle-même, lesquelles reflètent la situation à la fois banale et particulière de trois générations de femmes chinoises tout au long du XX ème siècle.
Sa grand-mère, Yu Fang, était née en 1909, soit deux ans avant la destitution du dernier empereur et l’établissement d’une république dirigée par Sun Yat-sen. Mais en réalité le pays s’était disloqué en une mosaïque de fiefs dirigés par des seigneurs en compétition permanente. La visite en Mandchourie du général Xue, un de ces potentats, décida du sort de la jeune Yu Fang. Car elle était ravissante et, qui plus est, avait les pieds bandés, ce qui était un atout supplémentaire. Remarquée par le général, elle devint à 15 ans, non pas comme elle l’espérait, son épouse, mais une de ses nombreuses concubines. Elle eut une fille, que l’épouse légitime voulut récupérer. Yu Fang réussit à s’enfuir avec sa fille et finalement épousa un médecin âgé avec lequel elle fut très heureuse.
Mais l’histoire de sa vie montre à quel point la population dans cette Chine ancienne était corsetée par tout un système de traditions extrêmement contraignantes, auxquelles il était quasiment impossible d’échapper . Les femmes en étaient les principales victimes. Le bandage des pieds qui en faisait des impotentes, le mariage arrangé par les parents pour leurs propres intérêts, la soumission totale ensuite au chef de famille, le système extrêmement développé des concubines (tout homme un peu riche ou un peu puissant devait en avoir), et leur vie quasiment de domestiques dans une maison dominée par l’épouse et les enfants légitimes.
Tout changea pour la génération suivante. La famille avait survécu à l’occupation japonaise et à la guerre. Tchang Kai-tchek dirigeait alors le pays. Le carcan s’était nettement desserré. La fille de Yu Fang, Bao Qing, élevée par un beau-père bienveillant, put faire des études. Sortir, parler avec des garçons sans que tout le monde s’indigne devenait possible. Mais convaincue que le communisme était le système juste qui sortirait la Chine de ses difficultés, Bao Qing devint très jeune une militante active, et épousa à l’âge de 18 ans un militant encore plus actif, placé à un haut poste de la hiérarchie communiste. Ce fut à un autre carcan qu’elle dut faire face, celui imposé par le Parti communiste, d’autant plus que son mari, extrêmement rigide, faisait toujours passer les injonctions du Parti avant les intérêts de sa famille.
Les deux jeunes époux furent extrêmement satisfaits de la victoire de Mao et subirent, sans les contester, – c’était d’ailleurs impossible – les mesures prises par le nouveau régime. Ils vécurent la période des Cent Fleurs, celle du Grand Bond en avant, et les différentes famines provoquées par ces politiques aberrantes qui firent des dizaines de millions de morts.
Sans cesse menacés d’être considérés comme des contre- révolutionnaires avec les sanctions que cela supposait (et qui touchaient l’ensemble de la famille, enfants compris), ils se dévouaient corps et âme à leurs activités militantes.Mais leur statut de hauts responsables communistes permit à la famille d’échapper au pire, en particulier aux famines, tandis que certains de leurs oncles, tantes, neveux et nièces moururent de faim.
Jung Chang, l’auteur de ce livre – originellement nommée Er-hong, soit « deuxième cygne sauvage », car c’était la deuxième fille du couple- naquit en 1952. Elle connut une vie plutôt confortable, protégée de toutes les difficultés par « un cocon de privilèges » puisque ses parents étaient cadres du Parti.
Elle fut élevée dans le culte de Mao, comme la plupart des enfants chinois d’alors. Aussi, lorsque ce dernier lança en 1965 la « Révolution culturelle » fut-elle poussée à participer à la « chasse aux sorcières » organisée par le régime. Les écoliers –facilement enclins à la violence du fait de leur endoctrinement – devaient dénoncer leurs enseignants « suspects », participer à leur lynchage, comme le suggérait Mao. Puis le mouvement s’étendit: les intellectuels et anciens « ennemis de classe » furent persécutés, toutes les traces de la culture ancienne –les « quatre vieilleries » selon Mao – furent détruites. Sans grand enthousiasme, Jung Chang qui avait été élevée dans le respect des adultes, devint « garde rouge » et dut participer aux « réunions de dénonciation ». Commença ensuite une toute autre période de la vie de la famille car le père, choqué par l’évolution de la situation et faisant passer ce qui lui semblait son devoir avant son intérêt et celui de ses enfants, émit quelques critiques sur la politique de Mao. Il entra de ce fait dans la catégorie des « véhicules du capitalisme ». Lui et sa femme connurent alors la prison, les coups, les humiliations publiques. Bao Qing fut incitée à divorcer, ce qu’elle refusa.
Puis toute la famille – il y avait cinq enfants – fut dispersée dans différents camps à la campagne (la « rééducation par le travail») d’où ils ne purent sortir qu’en 1972. Le père de Jung Chang mourut cependant des mauvais traitements qu’il avait subis. Il fut plus tard réhabilité, après le décès de Mao en 1976. Du fait de la libéralisation du régime par Deng Xiao Ping, Jung Chang put obtenir une bourse et entrer à l’université. Elle devint professeur d’anglais et partit en Angleterre, où elle vit actuellement.
Personnellement, c’est la première fois que je lisais un ouvrage montrant ce que fut la vie quotidienne des Chinois durant ces différentes phases de la politique maoïste. Ces mémoires nous font réaliser ce qu’est vraiment vivre – et mourir – sous un régime totalitaire fondé sur une surveillance permanente des uns et des autres, sur des dénonciations encouragées par l’obsession de Mao de « faire sortir le serpent de leur nid », c’est-à-dire de démasquer tous ceux qui oseraient s’opposer à son régime et à lui. Un livre passionnant.
Florence Grandsenne, le 19 janvier 2025
19 Jan 2025