L’ECLAIREUR, de Sergueï Jirnov avec Jean-Luc Riva – Nimrod/Movie Planet 2022, 527 p. 23€

Comme beaucoup d’entre nous je suppose, j’ai été très intriguée par la participation aux émissions consacrées à l’Ukraine sur LCI d’un journaliste présenté comme ex-membre du KGB, Sergueï Jirnov. Bien qu’il soit connu du monde des medias depuis plusieurs années, je n’avais jamais entendu parler jusqu’alors de cet homme, très calme, un peu rigide, et parlant le français à la perfection. C’est pourquoi je me suis penchée avec une grande curiosité sur sa biographie, intitulée L’Eclaireur.

Dans ces mémoires, on suit toute sa vie en Union soviétique, de la petite enfance (il est né en 1961) sous le règne de Khrouchtchev jusqu’à sa fuite en Occident en 2001 pour échapper aux menaces que fait peser Poutine sur tout opposant à sa politique. Jirnov, en tant qu’ex-espion au service du KGB, est particulièrement visé, et il pense avoir survécu à une tentative d’empoisonnement.

L’auteur raconte tout d’abord son enfance, à l’époque où beaucoup de familles étaient logées dans des appartements communautaires. Une chambre pour toute la famille – père, mère, grand-mère et les deux enfants !- et le reste commun à plusieurs familles : cuisine, toilettes et salle de bain. Mais au bout de quelques années durant lesquelles ses parents ont dû le mettre en pension, ce qui l’a fait beaucoup souffrir, ces derniers, des ingénieurs, obtiennent un appartement en banlieue à Zelenograd, un quartier pour cadres à 25 km de Moscou. Il y mène avec sa famille une vie relativement privilégiée, et bénéficie de très bonnes écoles.

Sa scolarité est très brillante. Surtout, il a l’oreille musicale, ce qui lui permet d’apprendre les langues étrangères avec une grande facilité et de les parler quasiment sans accent. Il a une passion toute particulière pour le français. C’est cette aptitude qui l’a fait repérer par le KGB, en particulier durant les « Olympiades des langues étrangères » d’où il est sorti premier.

En Union soviétique, être brillant voulait dire être remarqué par le KGB et y faire carrière. Ce fut son cas. Il est convoqué et, ravi, passe aisément tous les examens demandés. Il est intégré alors au MGIMO, institut d’Etat des relations internationales, sorte d’ENA soviétique. Lui-même est surpris de ce succès car bien qu’il soit un travailleur infatigable, le piston est nécessaire pour entrer dans cette école très prisée. Mais sa tante vient de se remarier avec un membre du KGB et il pense que celui-ci est intervenu en sa faveur. En tout cas, il fait sa scolarité d’étudiant dans cet institut d’élite, dans lequel l’enseignement est centré sur la connaissance du reste du monde, mais s’accompagne aussi d’exercices physiques nombreux. Il n’a aucune difficulté, étant très sportif.

Puis, adulte, il prépare son entrée au KGB. Il existe plusieurs niveaux statutaires pour les membres du KGB, et lui vise celui d’ « illégal », le plus couru et le plus difficile à obtenir  car il permet de devenir espion et donc de voyager par le monde. C’est son grand rêve car, comme tous les jeunes, il a suivi à la télévision un feuilleton, Dix sept moments du printemps, dont le héros, l’Eclaireur – d’où le nom de son ouvrage – était un espion. Tous les garçons à cette époque en rêvaient, y compris Vladimir Poutine qu’il rencontrait de temps en temps durant les activités du KGB et qu’il n’appréciait guère. Mais Poutine ne sera pas admis chez les « illégaux » !

Jirnov est alors un bon communiste, comme ses parents. Sa mère est membre du Parti et secrétaire de cellule. Elle a été décorée en 1970 de la médaille du Centième anniversaire de Lénine. Quant à Sergueï, il est passé par toutes les étapes nécessaires durant sa jeunesse : petit octobriste, puis pionnier, puis komsomol, il n’a aucun problème avec le régime. Certes, en tant qu’étudiant, il a droit à toutes les lectures interdites aux Soviétiques car les membres du KGB doivent connaître leurs ennemis ; c’est ainsi qu’il lira Soljenitsyne bien avant la chute de l’URSS.

Mais il ne devient pas du tout un opposant pour autant. Ainsi, lorsqu’en 1986 le KGB lui demandera d’abandonner sa petite amie, pourtant irréprochable au point de vue politique, il acceptera ce sacrifice, dont il pense maintenant qu’il avait pour but justement de tester sa fidélité au KGB.

Apprenti espion, lui sont surtout confiées des missions de traduction auprès des étrangers de passage, qu’il est chargé de surveiller. C’est ainsi que par exemple, en 1980, aux Jeux Olympiques de Moscou, on lui confie l’accueil des délégations étrangères. Mais, déception, du fait de la guerre en Afghanistan, de nombreux pays boycottent les JO et sa mission est supprimée.

A vrai dire, quand il décrit les missions dont il a été chargé durant sa carrière d’espion, elles semblent bien anodines et on voit mal l’intérêt pour l’Union soviétique d’entretenir un tel corps de spécialistes  pour de tels objectifs. Mais peut-être ne nous dit-il pas tout.

En tout cas, c’est en 1984 qu’il devient officiellement membre du KGB mais, afin d’acquérir le statut d’« illégal », il doit encore suivre trois ans d’études à l’Institut Andropov, surnommé l’Institut de la Forêt. C’est là qu’il apprend à être un espion de haut vol : exercices militaires, apprentissage de langues étrangères, techniques de chiffrage, d’écoutes, rencontres avec des espions célèbres (tel Philby, un des cinq de Cambridge) etc…

Après ces études, il est nommé au centre des officiers des renseignements extérieurs du KGB, à Yassénévo, à côté de Moscou, où il s’ennuie, bien loin de ses rêves de grands voyages dans le monde et en particulier en France.

Mais l’horloge de l’histoire tourne. Après les décès successifs de Brejnev, Andropov et Tchernenko (Le Canard Enchaîné parlait de régime « marxiste-séniliste » !), Gorbatchev, au pouvoir depuis 1985, tente de libéraliser l’économie. Notre espion, avec l’accord du KGB, se lance alors dans une carrière de consultant pour le commerce international.

La chute du Mur coïncide pour Jirnov avec son premier voyage en France, où il est envoyé pour une mission d’espionnage. Puis la période Eltsine, où le chaos économique s’installe, renforce le besoin des sociétés occidentales d’avoir affaire à quelqu’un qui connaît les rouages du système, ce qui lui permet de développer son activité de consultant.

Mais la compétition entre les démocrates-gorbatcheviens et les conservateurs – soutenus par le KGB-  s’accentue en Russie sur fonds d’un terrible chaos économique. Jirnov est alors envoyé en France pour prendre contact avec des relais bien placés. C’est à cette occasion qu’il visite l’ENA et  qu’on lui propose d’y présenter  sa candidature. Il passe devant la commission d’admission, est accepté. C’est bien la première fois qu’un espion soviétique infiltrera cette école !

En attendant la rentrée de 1991, il revient à Yassénévo et apprend qu’il est enfin accepté comme « illégal ». Paradoxe : son rêve se réalise au moment même où le régime s’effondre. Pendant quelque temps, il alternera entre la France et la Russie, et profitera d’un passage en France pour se faire baptiser – moins par conviction que pour justifier sa présence ! – dans une église orthodoxe du Vercors, la région qu’il a choisie comme base.

 En Russie, la crise politique bat son plein. Eltsine, qui l’a emporté dans sa compétition avec Gorbatchev, interdit le PCUS. Pour Jirnov, c’est un traumatisme : « Je me retrouve brutalement orphelin d’un parti qui a rythmé ma jeunesse et ma vie de citoyen soviétique. Sans compter que ma mission d’espionnage en France est censée aider la lutte idéologique du PCUS dans l’arène internationale », confie-t-il.

En octobre, le KGB est dissous et remplacé par deux entités : le MSB (service inter-républicain de sécurité) et le TsSR (Service central du renseignement). Le 25 décembre, Gorbatchev met fin à ses fonctions de président de l’URSS. Jirnov démissionne et rentre à Moscou, son diplôme de l’ENA en poche.

Il survit en participant à des émissions linguistiques à la télé, pendant que la crise continue de plus belle en Russie : dissolution du Parlement par Eltsine, résistance des parlementaires réfugiés au siège du Gouvernement, barricades dans les rues, attaque armée du Parlement…

Jirnov est de plus en plus inquiet sur son sort, en tant qu’ancien membre du KGB. Il est arrêté, mis en prison, accusé d’avoir divulgué des secrets d’Etat, puis relâché. Mais dans son blog, il accuse en termes plus ou moins déguisés le FSB et Poutine, qui accède au pouvoir en tant que Premier ministre en 1999, d’avoir organisé les attentats (294 morts) faussement attribués aux Tchétchènes. Le site Internet qu’il anime devient de plus en plus critique vis-à-vis du nouveau régime et lui se sent de plus en plus menacé.

« Avec Poutine, écrit-il, les tchékistes du KGB sont de retour au pouvoir suprême… La courte parenthèse démocratique est désormais refermée ».

Il est choqué par la corruption qui se développe dans la Russie du nouveau Président, indigné par la technique des assassinats utilisée pour se débarrasser des opposants politiques et des oligarques. L’abandon par Poutine des marins du sous-marin Le Koursk au fond des mers confirme à ses yeux la bassesse de celui-ci.

En janvier 2001, il tombe malade, et les symptômes le convainquent qu’il a été victime d’un empoisonnement, comme d’autres avant et après lui. Guéri, il décide de s’exiler en France. Malgré les obstacles mis par le FSB, il réussit à quitter le pays, qu’il ne reverra plus.

Le lecteur est un peu frustré de ce que Jirnov n’analyse pas de façon un peu plus personnelle les étapes de son cheminement politique. On aimerait savoir comment il est passé de la position d’espion au service du KGB à celle d’opposant. Or, il ne s’en explique pas. Comme la plupart, sans doute, des Soviétiques, il ne critiquait pas le régime avant que celui-ci ne s’effondre.

C’est la victoire de Poutine qui a placé Jirnov dans l’opposition. Il conteste le nouveau pouvoir par le biais de ses publications sur Internet, « de plus en plus ouvertement dénonciatrices des changements antidémocratiques pratiqués par Poutine et ses anciens collègues du KGB ».

Désormais, il vit en France et c’est de là maintenant qu’il analyse la Russie actuelle, aidant les journalistes français à décrypter la stratégie politique de Poutine, en particulier la façon dont le contrôle des médias lui permet d’influencer l’opinion publique russe mais aussi de participer en sous-main à la vie politique en Occident.

Depuis que la Russie a envahi l’Ukraine, il est plus encore présent dans les medias français, où ses interventions pertinentes aident à comprendre l’attitude russe, mais peut-être aussi lui permettent sans doute, par la notoriété qu’elles lui apportent, d’échapper à la vengeance du FSB et de Poutine.

Florence Grandsenne

1 Sep 2022

2 réflexions sur “[Compte-rendu] L’éclaireur, de Sergueï Jirnov – par Florence Grandsenne

  1. Raphaël Delpard dit :

    Juste une question : l’avez-vous entendu parler russe ?

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    1. H&L dit :

      Bien sûr, c’est impossible de vérifier ce qu’écrit Jirnov. Mais tout d’abord il a quand même un tout petit accent russe. D’autre part, il présente ses analyses comme le fait de son jugement personnel, non comme la vérité. D’ailleurs, quel serait l’intérêt des écrits d’un faux espion? Dévaloriser Poutine? Il le fait très bien tout seul….

      Florence Grandsenne

      J’aime

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