Identitarisme et marxisme-léninisme

Je regroupe ici sous le nom d’identitaristes les conceptions à l’honneur dans les courants actuels qui prétendent défendre des groupes d’individus jusque-là dominés et soumis à leurs yeux, jusque dans leur définition, à d’autres groupes d’individus dominants. Ce « déconstructionnisme », souligne Pascal Bruckner dans une interview récente1, nous vient des intellectuels français des années 1970 qui l’ont exporté outre-Atlantique sur les campus américains. « Nous leur avons fourni le virus, ils nous renvoient la maladie pleinement développée, ironise-t-il. Mais ni Derrida, ni Deleuze ni Foucault ne se reconnaîtraient dans cette bouillie idéologique réimportée des États-Unis, qui fige le monde en ethnies, en identités étanches les unes aux autres alors que l’intelligentsia française visait à la dissolution du sujet ».
La légitimité de cette taxinomie, justifiée par la couleur de peau, le sexe, ou le statut colonial n’est pas posée ici. Je veux seulement souligner quelques rapprochements entre cette attribution d’une identité essentielle à chacun, et qu’on peut donc appeler « identitarisme », et la conception marxiste traditionnelle.
Premier rapprochement : l’idée que les maux de la société sont susceptibles d’être éliminés par…l’élimination de ceux qui portent, transmettent voire défendent des conceptions qui affirment la légitimité de la domination de certains sur d’autres (Hommes/Femmes, Blancs/Noirs, Hétero/Homo etc). On peut parler d’un objectif d’élimination d’ennemis. Comme le souligne le sociologue Olivier Galland dans une contribution récente à Telos : « En figeant ainsi les identités et en les opposant les unes aux autres, cette pensée crée inévitablement des ennemis. Si on est inscrit, presque génétiquement (…) dans une identité et un rapport de domination, si aucun amendement n’est possible, la lutte contre les discriminations devient une guerre ». Une guerre contredes ennemis par nature, une guerre qui, comme la lutte des classes décrites par Marx se terminera par la victoire des « fossoyeurs » de l’ancien ordre des choses. « Inutile de chercher à les convaincre, c’est peine perdue. Au minimum, il faut les faire taire car leurs propos ne peuvent être que viciés par leur essence de dominants.…»2
Comme le rappelle encore Galland. « Sylviane Agacinski a été dans cette perspective, empêchée de s’exprimer à la faculté de Bordeaux à cause de son opposition à la PMA pour toutes, comme Mohamed Sifaoui à la Sorbonne pour cause « d’islamophobie ». Dans la même université, la représentation de la pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, avait dû être déprogrammée, accusée de mettre en scène un « black face » raciste. »3.
Deuxième rapprochement : ces luttes doivent mener à la disparition de ces réalités opposées. La classe ouvrière est censée, par sa victoire contre la bourgeoisie, faire disparaître toute classe. La négation d’identités sexuellement ou racialement inégales en valeur, et même simplement différentes, est de même nature, encore que la mise en cause des différences identitaires n’est pas la conséquence de luttes victorieuses. Dans le cas des idéologies identitaristes actuelles, la négation d’une hiérarchie ou même des différences perçues comme par ses promoteurs comme un montage social (« on ne nait pas femme, on le devient ») et comme une justification idéologique, est la cause (attendue) de l’entrée dans un nouveau monde enfin libre.
Notons aussi que le marxisme, et c’est une de ses grandes faiblesses, ignore la dimension individuelle ou en nie l’importance au profit de réalités collectives. Cela ne l’oppose pas nettement pour autant aux idéologies identitaristes actuelles : les militants identitaristes posent en effet le problème de l’identité de chacun et de la valeur de cette identité d’une manière binaire, simpliste (on est Noir ou Blanc, Homme ou Femme, Colonisateur ou Colonisé). L’appartenance à ces différentes communautés (noire, hétéro, etc) renvoie donc, comme dans le marxisme, à des collectivités qui définissent entièrement ses membres. Seule ce que les identaristes appellent « l’intersectionnalité » (le croisement ou l’absence de différentes identités) introduit une certaine complexité de l’analyse.
Théoriquement, la grosse différence semble concerner l’historicité de la conception marxiste et l’absence de référence historique chez les identitaristes. La question de la colonisation, par exemple est jugée moralement, en dehors de toute contextualisation. La colonisation est une entreprise criminelle. Point final.
Pratiquement, les prises de position en faveur de la cancel culture, les opérations de boycottage et de censure, rattachent le comportement des identitaristes à celle des gauchistes du mouvement communiste.
Le Parti communiste, a, au cours de sa longue histoire, opté soit pour l’opposition frontale, soit pour le « débat démocratique »…Le mouvement actuel, exigeant, pressé et pressant est typique des groupes gauchistes un rien millénaristes, qui se vivent comme participant à la « lutte finale » : cet esprit « woke », revendiqué sur les campus américains et qu’on voit surgir en France, « cet éveil permanent aux injustices, note encore Olivier Galland, place les sentiments au premier plan. Le ressenti a plus d’importance que le fait lui-même. Être blessé devient le critère ultime qui définit les victimes et leurs agresseurs. Et ces derniers peuvent le devenir sans le savoir et sans le vouloir. ..Il n’y a même pas besoin de vérification puisque la simple expression est en elle-même une preuve. »
Des liens théoriques peuvent donc être repérés entre les thèses déconstructionnistes et le marxisme, mais aussi des pulsations comparables, qui font dans la pratique des militants qui les défendent actuellement les enfants ou les petits-enfants des gauchistes d’antan…
Pierre Rigoulot
1.Le Figaro, 21 janvier 2021
2.Olivier Galland, op.cit
3.Olivier Galland, op.cit.