Registre mensuel des condamnations prononcées en Russie (4)

Nous avons à nouveau reçu de nos amis de « Human Rights without frontiers », informés par l’association russe OVD, des nouvelles de la répression judiciaire en Russie. Le bilan du mois de septembre que nous publions n’est sans doute pas exhaustif mais il donne une idée de ce que subit la population russe.

1er septembre 2025

– Condamnation à 10 ans de prison d’un prévenu dans l’affaire “Artpodgotovka”1 en application de l’article 205.1, partie 1 (incitation, recrutement ou participation de personnes à des activités terroristes) et de l’article 282.3, partie 1 (activités extrémistes) du code pénal.

03 septembre 2025

– Un habitant de la région de Briansk a été condamné à 8 mois de colonie pénitentiaire pour un commentaire publié sur une messagerie selon l’article 354.1, partie 4 du Code pénal (réhabilitation du nazisme sous forme de profanation des symboles de la gloire militaire de la Russie et de la mémoire des défenseurs de la Patrie).

Un pasteur  a été condamné à 4 ans de prison pour un prêche pacifiste lors des premiers jours de la mobilisation, en application de l’article 280.4, partie 2, du Code pénal (appels publics à des actions dirigées contre la sécurité de l’État, par l’intermédiaire de médias ou d’Internet, en s’autorisant d’une position officielle).

04 septembre 2025

– Le journaliste Karen Chaignian condamné par contumace à 5 ans de prison pour deux dons à la Fondation de lutte contre la corruption selon l’article 282.3 du Code pénal (Financement d’activités extrémistes)

– Un Moscovite a été condamné à 3 ans et demi de prison pour financement de la Fondation de lutte contre la corruption selon le même article du Code pénal.

05 septembre 2025

– Un ancien maître de conférences de Koursk a été condamné à 3 ans de prison pour un commentaire sur Telegram en application de l’article 205.2 du Code pénal (appel public à des activités terroristes et justification du terrorisme).

– Un habitant de la région de Yamal2 a été condamné à 12 ans de prison pour une vidéo sur la guerre en Ukraine selon les articles 280.3 (Actions publiques visant à discréditer les forces armées de la Fédération de Russie), 205.2 (appel public à des activités terroristes et justification du terrorisme), 207.3 (diffusion d’informations sciemment fausses sur l’armée russe motivées par la haine politique et nationale)  et 280.4, du Code pénal (appels publics à des actions dirigées contre la sécurité de l’État par l’intermédiaire de médias ou d’Internet)

– Une bénévole ayant aidé des réfugiés ukrainiens dans la région de Koursk a été condamnée à 5 ans de prison en application de l’article 205.2, partie 2 (appels publics à des activités terroristes et justification du terrorisme) et de l’article 280.4, partie 2 du Code pénal (appels publics à des actions dirigées contre la sécurité de l’État)

– Le dirigeant du mouvement pour l’indépendance de la Tchouvachie a été condamné par contumace à 7 ans et demi de prison pour « menaces à l’encontre du chef du « centre E3 »» en application de l’article 280.4, partie 2 (appel public à des actions dirigées contre la sécurité de l’État) et de l’article 282, partie 2 (Incitation à la haine ou à l’inimitié avec circonstances aggravantes) du code pénal.

06 septembre 2025

Un habitant d’Angarsk a été condamné à 5 ans de prison pour des appels à la violence contre un homme politique russe selon l’article 205.2 du code pénal.

07 septembre 2025

– Un habitant de Kalouga a été condamné à 3 ans de prison pour un commentaire sur une attaque de drone selon l’article 205.2, partie 2 du Code pénal.

07 septembre 2025

– Un habitant de Khabarovsk a été condamné à 15 ans de prison pour avoir déposé des tracts sur les tombes de vétérans de guerre en vertu de l’article 205.5 (Organisation et participation aux activités d’une organisation terroriste) et l’article 205.2 (appel public à des activités terroristes et justification du terrorisme) du code pénal et en vertu de l’article 244 (profanation de sépultures motivée par la haine politique) et l’article 275.1 du code pénal (collaboration confidentielle avec un État étranger ou une organisation étrangère dirigée contre la sécurité de la Fédération de Russie)

09 septembre 2025

– Un témoin de Jehovah de Crimée occupée  a été condamné à six ans d’emprisonnement en vertu de l’article 282.2, du code pénal (organisation des activités d’une organisation extrémiste)

– Le fondateur du projet “Traverse la forêt” a été condamné par contumace à 6 ans d’emprisonnement  pour “fausses informations militaires” en vertu de l’article 207.3 du Code pénal (diffusion d’informations sciemment fausses sur l’armée russe motivée par la haine politique et nationale)

18 septembre 2025

– Un folkloriste de Khanty-Mansiïsk4 a été condamné à 3 ans d’emprisonnement pour avoir effectué des dons à la « Fondation de lutte contre la corruption » en vertu de l’article 282.3, du Code pénal (financement d’activités extrémistes)

– Un maître-chien poursuivi pour un message sur une frappe contre Kramatorsk a été  condamné à 5 ans de prison en vertu de l’article 207.3, du code pénal (Diffusion d’informations sciemment fausses sur l’armée russe motivée par la haine politique et nationale)

– Le concierge d’une école de Saint-Pétersbourg a été condamné à 5 ans de prison pour un message sur les victimes de la ville ukrainienne de Boutchaen vertu de l’article 207.3, partie 2, du code pénal

19 septembre 2025

– Cinq prévenus dans l’affaire “Baymak” ont été condamnés à des peines allant jusqu’à 5 ans et demi de prison en vertu de l’article 318 (Violence dangereuse pour la vie et la santé à l’encontre d’un représentant de l’autorité) et de l’article 212, partie 2 du Code pénal (Organisation d’émeutes et implication d’autres personnes dans de tels actes)

– Un habitant d’Obninsk a été condamné à 4 ans d’emprisonnement pour soutien à la « Fondation de lutte contre la corruption » et à Viesna5 en vertu de l’article 280.3, (actions publiques visant à discréditer les forces armées de la Fédération de Russie) et de l’article 282.2 du Code pénal (Recrutement et participation aux activités d’une organisation extrémiste).

22 septembre 2025

– Deux Témoins de Jéhovah ont été condamnés à 6 ans et demi et 7 ans de prison à Saransk en application de l’article 282.2, du code pénal (Organisation des activités d’une organisation extrémiste)

– Un partisan du groupe Wagner a été condamné à 3 ans de prison pour un commentaire inapproprié sur la “pénurie d’obus” en application de l’article 205.2 du code pénal (appel public à des activités terroristes et justification du terrorisme)

23 septembre 2025

Un habitant de Kertch a été condamné par contumace à 5 ans et demi de prison pour un message concernant une frappe contre une gare à Kramatorsk en application de l’article 207.3, du Code pénal (diffusion d’informations sciemment fausses sur l’armée russe motivée par la haine politique et nationale) et de l’article 282, du Code pénal (Incitation à la haine ou à l’inimitié)

– Un habitant de Crimée a été  condamné à 1 an de prison pour avoir craché dans une boîte de collecte d’aide à l’armée en application de l’article 354.1du Code pénal (réhabilitation du nazisme sous forme de profanation des symboles de la gloire militaire et de la mémoire des défenseurs de la Patrie) et de l’article 329 du code pénal (profanation de l’emblème ou du drapeau de l’État russe).

24 septembre 2025

– Un habitant de Novorossiïsk a été condamné à 9 ans d’emprisonnement  pour ses publications et sa tentative de rallier la Légion “Liberté de la Russie”6 selon l’article 205.2 (appel public à des activités terroristes et justification du terrorisme), l’article 205.5 (Organisation et participation aux activités d’une organisation terroriste), l’article 30 (préparation d’un crime) et l’article 280.3 du code pénal. (actions publiques visant à discréditer les forces armées de la Fédération de Russie).

25 septembre 2035

– L’activiste moscovite Konstantin Kotov a été condamné par contumace à 5 ans de prison pour dons à la « Fondation de lutte contre la corruption » en vertu de l’article 282.3 du Code pénal (financement d’activités extrémistes)

– Le directeur du musée de Narva a été condamné par contumace à 10 ans de prison pour avoir tendu une banderole clamant : “Poutine est un criminel de guerre” en vertu de l’article 354.1 (réhabilitation du nazisme sous forme de profanation des symboles de la gloire militaire et de la mémoire des défenseurs de la Patrie) et de l’article 207.3 du code pénal (diffusion d’informations sciemment fausses sur l’armée russe, motivées par la haine politique et nationale en usant d’une position officielle)

26 septembre 2025

– Un agent de sécurité de Voronej condamné à 2 ans de prison pour avoir appelé à “l’élimination” de la direction de la Fédération de Russie ( selon l’article 205.2, partie 2 du code pénal (appel public à des activités terroristes et justification du terrorisme)

– Un habitant de Saint-Pétersbourg condamné à 5 ans de prison pour des commentaires sur les bombardements en Ukraine en application de l’article 205.2 et de l’article 282.3  du code pénal


  1. Le  « Mouvement social inter-régional » a été jugé « extrémiste » par le pouvoir russe ↩︎
  2. Péninsule de Sibérie occidentale au bord de l’Océan arctique ↩︎
  3. Centre de lutte contre l’extrémisme, une créature du Ministère de l’intérieur ↩︎
  4. Ville d’environ 100 000 habitants du nord-ouest de la Sibérie. ↩︎
  5. Une organisation de jeunes luttant pour une Russie libre et respectueuse des droits de l’homme ↩︎
  6. Unité militaire russe combattant avec les Ukraindiens ↩︎

13 Oct 2025


Article journal la provence
Article du journal La Provence du samedi 5 mars 2025
Article de l’Yonne Républicaine du 3 avril 2025

Les bombardements russes sur les villes d’Ukraine se poursuivent. Ces jours derniers ils se font même plus intenses.

Quelques politiciens irresponsables acceptent cette agression contre un Etat indépendant qui ne demande qu’à se rapprocher des démocraties libérales européennes. A les entendre, l’Ukraine, comme jadis la Finlande, doit donner au contraire des gages de neutralité à Vladimir Poutine.

N’abandonnons pas l’Ukraine à ce triste sort. Qu’elle sache  que dans toute l’Europe des gens se sentent solidaires de la résistance qu’elle oppose à l’impérialisme russe. Solidaires au point de se sentir frappés eux-mêmes quand un missile s’abat sur des gens qui font leurs courses, se rendent à leur travail ou se promènent avec leurs enfants. Solidaires au point de prendre sur leur temps et leur argent pour apporter aux Ukrainiens leur aide matérielle, leur présence et pour partager, face à la brutalité d’un Etat russe avide de conquêtes et de revanches, un sentiment d’humanité commune et une liberté menacée par la barbarie.

Deux exemples parmi beaucoup d’autres : dans l’Yonne, deux associations, Kiev-Avallon et Ukraine 89, ont pris l’initiative d’envoyer le 3 avril dernier un convoi humanitaire  en direction de l’Ukraine transportant des casques de pompiers, des tenues anti-feu et du matériel médical.

Par ailleurs, l‘association SOS Ouman (du nom d’une ville située au centre du pays) que nous avait présentée notre ami Nicolas Miletitch, un de ses animateurs, a expédié également au début avril en Ukraine du matériel, médical et autre, dont ont besoin leurs amis et connaissances.

Ce courant d’aide spontané ne faiblit pas, bien au contraire. Jamais, selon un des responsables de l’association, autant de contributions financières ou matérielles ont été reçues – comme si bien des gens souhaitaient répondre avec détermination à « la volte-face de Trump », pour reprendre l’expression du journal La Provence dans un article consacré à cette aide et tout particulièrement à SOS-Ouman qui fait régulièrement l’aller-retour France-Ukraine.

Nous aussi, lecteurs d’Histoire & Liberté, nous pouvons entrer dans cette chaine de solidarité en adressant nos dons à SOS-Ouman. (Toutes les précisions pour effectuer cette opération simple  sont accessibles sur internet).

Pierre Rigoulot, le 16 avril 2025

20 Avr 2025


La crise avec l’Amérique vient du fait que nous n’avons plus d’épistémologie commune. Les gens regardent la même chose et ne parviennent pas se mettre d’accord sur ce qu’ils ont vu. C’est ce qui arrive quand la liberté dérape. La liberté dérape quand il n’y a plus consensus sur les principes fondamentaux. 

Pour l’Ukraine, c’est désolant car cette anarchie ontologique — on me corrigera, je ne suis pas philosophe — est à la base de la guerre. Il ne faut pas blâmer Trump, ou Trump seul. Depuis les années 90, les gouvernements américains se trompent sur la Russie, et plus encore qu’ils se trompaient lors des divers débats portant sur la nature et les intentions de l’URSS. 

Sur ce régime, on était au moins d’accord sur le fait qu’il s’agissait d’une dictature communiste, inspirée (officiellement) par le marxisme.  On était en revanche en désaccord sur la meilleure stratégie à adopter.  Les uns disaient qu’il fallait l’amadouer — nombreux partisans de cette idée dans l’entourage de Franklin Roosevelt — les autres, par exemple l’ami de Roosevelt, l’ambassadeur William Bullitt, pensaient que l’on avait affaire à un adversaire qui ne cherchait aucunement la coexistence à long terme.

Les deux pôles sont fixes: Carter disait: « il est temps d’abandonner la crainte obsessionnelle  communisme »; Reagan, parlait,  lui, de « l’empire du mal ».  Et nous y sommes encore. J’en passe, mais Barack Obama et Hillary Clinton (en tant que secrétaire d’Etat), essayaient de ménager Poutine, tout en aidant l’Ukraine par du matériel militaire et des missions sur le terrain, mais sans envoyer de troupes en Ukraine à partir des agressions russes de 2014.

Le débat continue: la Russie peut-elle être amadouée ou non ? La politique de Biden en résulte : il condamnait l’agression et l’occupation des provinces de l’est et de la Crimée, mais ne soutenait pas assez l’Ukraine pour permettre une contre-offensive sur les territoires occupés ou pour faire craindre à Poutine la possibilité d’une participation des Américains comme en Corée.

Trump, homme du centre et pragmatique avant tout – ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas mégalomaniaque ni opportuniste – dit tout simplement : rien n’a réussi, l’Ukraine va être complètement détruite, les Européens n’en feront pas assez pour inverser le sort de la guerre.  Donc, soit on attaque la Russie avec nos division Airborne, les mêmes qui ont mené à la libération de la Normandie en 1944, soit on trouve une accord – un deal – qui apaise tout le monde, au moins pour quelques temps. L’occasion, mais c’est seulement le début, se présente grâce au minéraux qui à l’heure actuelle gisent dans le sol Ukrainien ainsi que dans le sol ukrainien occupé par l’armée russe.

C’est un peu comme le charbon et l’acier après la Deuxième guerre mondiale. Ce fut la solution de Jean Monnet, qui évoluera vers l’Union Européenne  et qui, mais rares sont ceux que s’en souviennent, consista à mettre le charbon et l’acier sous un contrôle et une institution qui bénéficièrent à l’Allemagne comme à la France. 

Zelensky est courageux et admirable, mais il n’est pas Schuman, et, certes, Poutine n’est pas Adenauer. Et Trump n’est pas Monnet, même si celui-ci était, aussi, un fameux homme d’affaire.  Mais on fait ce qu’on peut avec qui est sur la scène.

Je pense que c’est la façon la plus simple de voir les choses sur le front de l’Est.  Évidemment, cela peut complètement déraper. Poutine voudra tout prendre, mais Trump et ses successeurs pourraient maintenir un nouveau containment – avec l’aide de Macron, en particulier.  Trump, sans qu’on puisse savoir s’il en est conscient, fait ce que faisait Nixon: amadouer la Chine pour contrer l’URSS, mais dans l’autre direction. On sait ce que cela a donné, ce n’est donc pas une solution parfaite, mais comme le faisait voir Billy Wilder dans Certains l’aiment chaud, personne n’est parfait. 

Roger Kaplan, le 2 mars 2025

[Réponse]

Cher Roger,

Ton texte va susciter des remous parmi nous. Mais si nous voulons bien cerner les éléments importants de la crise actuelle, il faut que nous en parlions, de ces remous et que nous essayions de garder notre calme comme tu le fais toi-même. Calmement donc, je te dis que le cœur de ton argumentation n’est pas recevable. Jean Monnet a poussé la France et l’Allemagne sur la voie des intérêts économiques communs pour les inciter à trouver un intérêt commun au projet européen. Mais ce fut APRÈS la défaite de l’Allemagne nazie. Tu ne peux comparer les deux démocraties qu’étaient la RFA et la France avec l’Ukraine et la Russie, laquelle est l’ennemie acharnée des démocraties libérales. Poutine fonctionne comme le fit Hitler, qui se disait hier le défenseur des minorités germanophones. Lui, défend aujourd’hui les minorité russophones. Si la comparaison avec Hitler te choque, on peut parler de la Russie impériale qui au milieu du XIXème siècle prétendit à un protectorat sur les orthodoxes de l’empire turc. De la riposte est née la guerre dite de Crimée et le siège de Sébastopol par les Français et les Anglais. Combats d’empires. me diras-tu, mais nous n’en sommes plus là, justement. Nous en sommes à la défense des démocraties libérales contre l’empire russe dont il est facile de rappeler les atteintes à la démocratie et les horreurs, tout simplement.

S’agit-il pour Trump dans cette affaire, de défendre la démocratie? J’en doute: il n’y a plus de références chez lui à des régimes politiques qu’il faut défendre ou dont il faut nous protéger. La seule fois que j’ai entendu Trump esquisser une analyse politique au sujet de l’Ukraine, il disait que Zelensky était un dictateur qui ne s’affrontait pas aux électeurs !

Mes amis et moi ne réagissons pas tous de la même façon et il nous arrive de nous engueuler. Mais gommer la nature politique des régimes et ignorer qui est l’agresseur et l’agressé, que veux tu, ça ne passe pas…Le vote à l’ONU des Etats-Unis avec la Russie et la Corée du Nord, nous a tous fait mal à tous…

Mon amitié pour toi, cher Roger, est inoxydable. Mais nous traversons décidément sur le plan politique un moment difficile !

Pierre Rigoulot, le 4 mars 2025

5 Mar 2025


Le « N’ayez pas peur ! » posthume d’Alexei Navalny

L’auteur, Yves Hamant, a vécu cinq ans à Moscou où il était attaché culturel à l’ambassade de France. Il fut le relais clandestin entre le couple Soljenitsyne, exilé en Occident, et le Fonds d’aide aux prisonniers politiques et à leurs familles, financé par les droits d’auteur de L’Archipel. Rentré en France, Yves Hamant a conservé de nombreux liens avec la Russie.

Histoire & Liberté

I – Non, il n’osera pas !

Jusqu’au bout, me suis-je dit en janvier 2021, non, il n’osera pas.

Jusqu’au bout, me suis-je dit, non, elles n’oseront pas.

Si, il a osé. Navalny est rentré à Moscou.

Si, elles ont osé : les autorités russes l’ont arrêté dès son arrivée.

Il ne pouvait pas ne pas s’attendre à la probabilité, sinon l’éventualité de ce qui lui est arrivé. Aussi, aujourd’hui, beaucoup n’arrivent pas à comprendre. Pourquoi n’est-il pas resté en Occident et n’a-t-il pas continué son combat de l’extérieur ? Exaltation, inconscience ? Un fol en Christ, a-t-on avancé en ressortant les clichés sur le mysticisme russe, l’âme slave, la Sainte Russie. En réalité, le fol en Christ est une variante de bouffon du roi qui peut dire toutes ses vérités au tsar et, précisément, le tsar n’ose pas le tuer.

Point du tout. Navalny était un homme politique. Il a compris que son action ne pouvait être crédible si elle était menée de l’extérieur, aussi a-t-il décidé de rentrer en mettant en jeu sa liberté et sa vie. C’est la portée éthique de son engagement qui m’a touché alors. J’y ai vu un jalon dans l’histoire de la Russie post-soviétique. L’irruption d’un acte éthique dans la vie politique faisant écho d’une certaine manière à la manifestation de quelques dissidents soviétiques sur la place Rouge le 25 août 1968 après l’invasion de la Tchécoslovaquie. Ou à l’appel lancé par Soljenitsyne après la publication de l’Archipel du Goulag en décembre 1973 à « vivre sans obéir au mensonge »[1].

En Occident, et particulièrement en France d’après ce que je peux observer, sa mort a beaucoup touché, plus encore que l’invasion de l’Ukraine en 2022. Et plus encore que sa mort, le fait que les autorités aient attendu 15 jours pour rendre son corps à sa mère. Pourquoi, alors que l’on peut voir la guerre à la télévision chaque jour ? Sans doute parce que nous n’arrivons pas à nous identifier aux victimes des bombardements, des massacres, tandis que nous serons tous confrontés un jour ou l’autre à la perte d’un proche et à la nécessité de « faire notre deuil ». Que la famille de Navalny ait été empêchée de « faire son deuil » a été insupportable et a montré le sadisme du régime poutinien, a encore mieux fait appréhender son caractère criminel que l’invasion de l’Ukraine en 2022. Un média russe a pu écrire que par sa mort Navalny avait rendu un service posthume à Zelensky au moment où celui-ci effectuait une tournée en Europe pour convaincre les Etats occidentaux de lui livrer les armes dont il avait besoin.

Parmi les opposants russes, Alexeï Navalny appartient à une génération intermédiaire, entre les anciens (Grigori Iavlinski, Boris Nemtsov), qui ont été associés à la perestroïka, et les jeunes (Vladimir Kara-Murza, Ilia Iachine), qui, par leur âge, n’ont pu s’éveiller à la vie politique qu’après la chute de l’URSS. Sa jeunesse a encore été très ancrée dans l’univers soviétique. Cela ressort particulièrement de la façon dont il raconte comment il a embrassé la foi chrétienne orthodoxe : il s’est présenté comme un croyant post-soviétique typique, auparavant athée tellement enragé qu’il aurait été prêt à attraper par la barbe le premier curé venu[2]. Cette remarque pourrait s’appliquer à l’ensemble de son expérience, une expérience de « dé-soviétisation » en quelque sorte. Et tout son parcours révèle un homme capable d’évoluer, d’apprendre, une intelligence, une volonté, un humour, une force vitale, une énergie communicative.


[1] Yves Hamant, « Le “N’ayez pas peur d’Alexeï Navalny !” », sur le site de La Vie, 23/01/2021, https://www.lavie.fr/idees/debats/le-nayez-pas-peur-dalexei-navalny-70583.php
Laure Mandeville, « Le courage et la vérité : le choix soljenitsynien d’Alexeï Navalny », Le Figaro, 29/01/2021.
[2] https://www.opendemocracy.net/en/odr/akunin-navalny-interviews-part-i/

Photo: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Alexey_Navalny_in_2020.jpg

II. A la recherche de sa voie [1]

Le père de Navalny est originaire d’un village de la région de Tchernobyl, en Ukraine, il est entré à l’Académie militaire de Kiev et a fait carrière dans l’armée en recevant toutes ses affectations à travers le territoire de l’actuelle Fédération de Russie. Il a souvent déménagé, emmenant avec lui sa femme et ses enfants dans le monde clos de ces cités militaires soviétiques isolées de l’extérieur, avec leurs magasins, leurs cliniques et leurs écoles. Le jeune Navalny a dû passer son enfance dans une atmosphère marquée par le « patriotisme militaire » soviétique, néanmoins tempéré par le souvenir familial de la catastrophe de Tchernobyl et des dispositions des autorités pour la cacher. Sa mère, née près de Moscou, a fait des études de comptable. C’est une femme de tête et, quand l’économie s’est effondrée à la chute de l’URSS, elle a entrepris de tresser des paniers en osier et est allée les vendre, avec succès, au bord de la chaussée, en compagnie de son mari, qui l’a très mal vécu. Si vous avez parcouru la Russie dans les années 1990, vous vous souvenez du spectacle de ces gens alignés au bord des routes et vendant ce qu’ils pouvaient pour survivre.

A l’âge de 17 ans, en 1987, Alexeï est entré dans une faculté de droit à Moscou, mais, à la sortie, comme beaucoup de ses congénères, il a plutôt cherché sa voie dans le commerce. Il a d’abord rejoint l’entreprise familiale de tressage de paniers, puis a créé avec son frère cadet ses propres petites entreprises, tout en suivant par correspondance l’enseignement d’une faculté d’économie. Une dizaine d’années plus tard, grâce à une bourse obtenue avec la recommandation d’un économiste russe de renom, il poursuivra sa formation économique durant un semestre à l’université de Yale aux Etats-Unis (et par la même occasion, perfectionnera sa pratique de l’anglais).

En 1998, au cours de vacances en Turquie – c’était le luxe que l’on s’offrait à l’époque quand on avait gagné un peu d’argent en ces année-là, la Turquie faisait alors figure d’Eldorado – il a fait la connaissance de Ioulia, du même âge que lui, diplômée en économie. Il a raconté qu’il avait eu le coup de foudre pour elle et, deux ans plus tard, ils se mariaient[2]. C’était un couple fusionnel et Ioulia participera étroitement à toutes les activités d’Alexeï. Ils eurent deux enfants. Navalny a confié que leur naissance avait marqué un tournant dans sa vie, lui avait fait prendre conscience de ses responsabilités. Il découvre la foi chrétienne orthodoxe, devient un pratiquant sincère, mais sans rigorisme, ouvert aux autres confessions et religions, étudie la Bible et le Coran. Jamais il ne fera de ses convictions religieuses un atout politique.

C’est au même moment qu’il s’engage en politique. En 2000, il s’inscrit à Iabloko, parti qui s’est formé dans les années 1990 avec un programme de démocratie politique et d’économie libérale tout en s’opposant à Boris Eltsine. Il a eu son heure de gloire et, sous la houlette de Grigori Iavlinski, il conserve alors tout son prestige, bien qu’il soit en déclin. Navalny y déploie son talent d’organisateur et sa capacité à mobiliser les jeunes, dont il partage les codes. Déjà il s’attaque à la corruption : sans-doute en a-t-il déjà perçu les effets en tant que chef de petites entreprises. Comme d’autres, il cherche son cap politique. Alors, de nombreux partisans de la démocratie ont soutenu l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, sans se formaliser de sa promesse d’aller « buter les terroristes (tchétchènes) jusque dans les chiottes » ni de son peu de cas des marins engloutis dans le naufrage du Koursk. Plus tard, il s’en voudra amèrement de les avoir suivis.


[1] Sur la biographie de Navalny, voir son site :
https://navalny.com
Les différents films qui lui ont été consacrés.
Ses entretiens avec l’écrivain Boris Akounine :
https://www.opendemocracy.net/en/odr/akunin-navalny-interviews-part-i
https://www.opendemocracy.net/en/odr/akunin-navalny-interviews-part-ii
https://www.opendemocracy.net/en/odr/akunin-navalny-interviews-part-iii
On peut aussi extraire des informations factuelles de la masse d’articles destinés à le dénigrer dans les médias russes.

[2] https://sobesednik.ru/politika/20201130-lyubov-vyvela-navalnogo-iz-kom?ysclid=lu9kvlegm5663702519

III. Le sandwich qui ne passe pas

Navalny, tout en s’engageant dans la voie démocratique, n’est pas insensible au discours identitaire entendu dans son enfance et se rend compte de son emprise sur une partie de l’opinion. Il se rapproche de figures de ce courant, devenues odieuses aujourd’hui, tel Zakhar Prilepine, et se laisse aller à traiter les Caucasiens de Russie de « cafards » : il aura beau s’excuser, cette insulte xénophobe lui sera indéfiniment reproché. Cela lui vaudra d’être exclu de Iabloko en 2007. Il est vrai qu’auparavant, Navalny s’était opposé à l’inertie des dirigeants du parti. Par la suite, il participera parallèlement à des manifestations de protestation contre les atteintes à la liberté d’expression et la falsification des élections et à des « marches russes » : on y scande que « ça suffit de nourrir le Caucase », c’est-à-dire que la Tchétchénie reçoit trop de subventions et l’on y dénonce l’afflux d’immigrés venus des anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale.

En 2008, de nouveau de manière grossière, il soutient l’intervention russe en Géorgie en accusant le président géorgien Mikheil Saakachvili de l’avoir provoquée[1]. Par la suite, il affirmera sa foi dans un heureux avenir européen pour la Géorgie et, du fond de sa colonie pénitentiaire, demandera la grâce de Saakachvili, agonisant en prison après toutes sortes de péripéties[2].

A partir de 2011, il s’attaque au monopole du parti « Russie unie » sur tous les organes élus du pouvoir et lance un slogan qui fait mouche en le désignant comme « le parti des filous et des voleurs ». En 2013, il se présente à l’élection du maire de Moscou : coup de tonnerre, il arrive en seconde position et, selon les résultats affichés, il obtient 27% des voix après le candidat du pouvoir, Sergueï Sobianine, avec 51%. Dès lors, les autorités lui imputent toutes sortes de délits pour le traîner en justice, notamment pour une escroquerie supposée aux dépens de la filiale russe de la société Yves Rocher.

En 2014, des journalistes lui demandent quelle forme de régime il préconise pour la Russie. Si de nombreux politologues considèrent qu’un pays aussi vaste nécessite un régime présidentiel fort, lui se prononce pour une république parlementaire[3] aussi décentralisée que possible : le régime actuel est fédéral sur le papier, mais totalement unitaire dans les faits et toutes les décisions viennent d’en haut (la « verticale du pouvoir »). Ils l’interrogent sur la Crimée, qui vient d’être annexée à la Russie. La retournerait-il à l’Ukraine s’il devenait président ? Et lui de répondre avec sa gouaille habituelle dans une répartie malheureuse : « ce n’est pas un sandwich au saucisson que l’on peut se passer et se repasser[4] ». Il considère que, pour l’instant, de facto la Crimée fait partie du territoire russe, mais que, lorsque les conditions seront réunies, il faudra demander leur avis aux habitants et organiser un vrai referendum. Il ne doute pas du résultat, qui sera douloureux pour les Ukrainiens, mais les libèrera du poids d’une population freinant leur développement par son conservatisme et son orientation pro-russe. En revanche, il se prononce sans hésitation contre l’occupation du Donbass et appelle la Russie à cesser de financer la guerre. Cette guerre est entretenue par Poutine pour empêcher l’Ukraine de se moderniser, de se diriger vers l’Europe, Poutine cherche à démontrer que la révolution du maïdan contre des dirigeants corrompus ne peut conduire qu’à la guerre civile. Il est remarquable que Navalny l’ait relevé, bien avant que Poutine n’ait fait comprendre qu’il ne voulait pas d’une Ukraine apparaissant comme un contre-modèle pour la Russie[5]. Navalny estime tout au contraire que la Russie a tout intérêt à ce que l’Ukraine soit un Etat prospère.


[1] https://navalny.livejournal.com/274456.html
[2] a-navalnyy-prizval-vlasti-gruzii-otpustit-saakashvili-iz-tyurmy-na-lechenie?ysclid=lu49kg8x15365914637
[3] Le plaidoyer de Navalny pour la démocratie parlementaire relève d’une véritable réflexion politique que l’on lui dénie souvent et rejoignant par exemple l’essai de Juan J. Linz, Presidential or Parliamentary Democracy: Does It Make a Difference? Juan J. Linz, grand spécialiste des régimes autoritaires et totalitaires, ainsi que des « transitions démocratiques », s’est efforcé de démontrer que la démocratie parlementaire était plus favorable à la démocratie que les régimes présidentiels, qui ont tendance à virer à l’autoritarisme.
[4] https://www.youtube.com/watch?v=2czpumACjsM
[5] Yves Hamant (entretien avec), « Le poutinisme, phénomène multifactoriel », Esprit, mars 2022. https://esprit.presse.fr/actualites/yves-hamant/le-poutinisme-un-phenomene-multifactoriel-43913

IV. Le combat singulier contre Poutine

Navalny jette toutes ses forces dans la dénonciation de la corruption, elle est endémique et touche un jour ou l’autre tout habitant du pays. Il a le génie d’élaborer et de diffuser sous forme d’émissions vidéo sur youtube des enquêtes approfondies mêlées d’humour sur la corruption des dirigeants : elles lui vaudront la célébrité.  Plus encore, il constitue tout un réseau d’équipes participant à cette tâche à travers tout le pays, ce qu’aucun parti hors système n’avait réussi à faire. Désormais, il est l’ennemi N°1 du pouvoir et Poutine lui vaut une haine personnelle implacable.

En 2018, il tente de se présenter aux élections présidentielles, après une campagne à l’américaine entamée longtemps à l’avance avec des équipes de campagne et des meetings à travers tout le pays. Ses supporters sont régulièrement interpelés, condamnés à des amendes et des peines de détention administrative. Lui-même est agressé – on lui jette un acide au visage – et il passe en tout 60 jours en détention. Il réunit néanmoins les 300 000 signatures exigées d’un candidat sans parti, mais la commission électorale refuse finalement de l’enregistrer sous prétexte qu’il est sous le coup d’une peine avec sursis infligée pour détournement de fonds.

La voie électorale apparaissant désormais définitivement fermée, Navalny lance la stratégie de « vote intelligent » consistant, lors des élections ultérieures, à voter pour n’importe quel candidat plutôt que le candidat du pouvoir et en choisissant au cas par cas parmi ceux qui sont les plus acceptables (disons les moins pires !).

En 2020, les évènements s’enchaînent. Il effectue une enquête sur la corruption en Sibérie. Dans le vol du retour, de Tomsk à Moscou, il est subitement pris de malaise. L’équipage décide d’atterrir à Omsk pour le faire conduire à l’hôpital. Ses proches obtiennent qu’il soit transporté à Berlin pour être soigné : les médecins découvrent qu’il a été empoisonné par un agent neurotoxique extrêmement puissant, le maintenant célèbre novitchok. Contre toute attente, il se rétablit. Le journaliste Christo Grozev entre en contact avec lui, il appartient à l’ONG Bellingcat qui effectue des enquêtes époustouflantes à partie d’open sources et des réseaux sociaux. Avec cette aide, Navalny piège et couvre de ridicule les hommes du FSB chargés de l’empoisonnement : en se faisant passer pour un cadre du FSB, Navalny entre directement en communication téléphonique avec l’un d’eux, qui lui révèle tous les détails de l’opération. Il en sort une vidéo visionnée des millions et des millions de fois[1]. Navalny décide de rentrer en Russie et est arrêté dès sa descente d’avion. Au moment de son arrestation, son équipe lance sur le net une nouvelle enquête vidéo, cette fois sur un palais que Poutine s’est fait construire au bord de la mer Noire : nouveau retentissement mondial.

Son succès aux élections municipales de Moscou en 2013, sa dénonciation de la corruption, sa popularité faisaient de Navalny un opposant insupportable pour Poutine, qui l’a fait placer sous une étroite surveillance. Navalny pensait que sa notoriété le protégerait, que l’on n’oserait pas l’éliminer et quand on a découvert qu’il avait été empoisonné, il a eu du mal à le croire.

Or Poutine est guidé par le « code d’honneur » des « voleurs dans la loi », autrement dit de la mafia, par son expérience d’agent du KGB, la paranoïa et l’hubris d’un dictateur enfermé dans son bunker[2]. Il obéit à sa propre logique, déconcertante et contradictoire. Il assène cyniquement les mensonges les plus énormes en ne pouvant pas ignorer que ses interlocuteurs savent qu’il ment, mais en même temps, il est très soucieux de son image dans l’opinion, y compris dans l’opinion internationale. Enfin, nous prêtons à ses services secrets une omniscience, une toute puissance et une efficacité qu’ils n’ont pas, si bien que nous n’admettons pas qu’ils puissent connaître des ratés et que, s’il en survient, nous les expliquons par de savants calculs machiavéliques.


[1] Documentaire réalisé par Daniel Roher, sorti en 2022. Oscar du meilleur film documentaire en 2023. https://navalny-film.io/ Doublé en français et visible sur France 5 jusqu’au 17 mai 2024 : https://www.france.tv/films/longs-metrages/5802426-navalny.html
[2] Yves Hamant, « L’argot chez Poutine : marqueur d’un “code de vie” », in G. Ackerman et S. Courtois (dir.) Le livre noir de Vladimir Poutine, Paris, Laffont-Perrin, 2022, p. 107-119.

V. La vengeance du « parrain »

La tentative d’empoisonnement ayant échoué, Poutine a-t-il préféré se débarrasser de Navalny en le laissant partir en Allemagne, ce qui n’excluait peut-être d’ailleurs pas de l’éliminer à l’étranger ? De son retour en Russie à sa mort, Navalny a été balloté de la prison en colonies pénitentiaires à régime sévère et régulièrement enfermé au cachot. En décembre 2023, on est resté sans nouvelles de lui pendant plusieurs semaines. On a retrouvé sa trace le 25 décembre dans la colonie de redressement à régime spécial du village de Kharp à 60 km au nord du cercle polaire à environ 100 km à vol d’oiseau de Vorkouta, un des lieux emblématiques du Goulag. Ce camp est renommé pour la dureté de ses conditions de détention, notamment liées au froid, et ses difficultés d’accès. Il s’agissait d’abord de couper Navalny de ses contacts et à peu près en même temps, trois avocats qui l’avaient défendu ont été incarcérés, coupables d’avoir fait passer ses lettres à l’extérieur. Ne s’agissait-il pas aussi de le faire mourir de mort lente pour la satisfaction sadique du chef du Kremlin de le voir souffrir (ce que l’on appelle en allemand la Schadenfreude) ? Que le corps épuisé de Navalny ait brusquement lâché n’est pas une hypothèse à éliminer. On ne peut pas non plus écarter celle d’une brimade qui aurait mal tourné. Sinon, quel signe aurait voulu donner Poutine en le faisant éliminer précisément un mois avant l’élection présidentielle ? Sa mort annoncée à cette date le 16 février semble avoir plutôt embarrassé les autorités. Leurs atermoiements pour rendre le corps à la famille peuvent s’expliquer par le temps nécessaire pour effacer les traces d’une action externe, mais aussi par le souci d’éviter que ses obsèques ne coïncident avec le grand discours annuel de Poutine fixé pour cette année au 29 février. Il a fallu toute la ténacité de sa mère, sa résistance aux pressions et au chantage pour que les obsèques de Navalny aient finalement lieu le lendemain, vendredi 1er mars, à Moscou, qu’elles soient célébrées dans la paroisse qu’il fréquentait et qu’il soit inhumé dans un cimetière à proximité. Malgré le bouclage du quartier empêchant d’accéder à l’intérieur, les caméras de surveillance, et la présence policière n’ont pas dissuadé la foule de venir lui rendre hommage.  Post-mortem, Navalny a réuni aussi bien des fidèles de l’Eglise orthodoxe que des anciens habitués des manifestations auxquelles il appelait. Ainsi, à l’extérieur des grilles, on a pu entendre un chœur improvisé chanter une panikhida, un office des morts et la foule reprendre à l’initiative de ses proches la chanson de Franck Sinatra My Way et aussi scander : « la Russie sans Poutine ». Puis, pendant tout le week-end, ses admirateurs, hommes et femmes, jeunes et vieux, sont venus fleurir sa tombe, s’étirant en une longue file de plusieurs kilomètres une fleur à la main depuis la station de métro. A travers tout le pays, ils se sont donné le mot pour déposer des fleurs, allumer des bougies à un endroit convenu, formant ainsi des centaines de petits mémoriaux improvisés. Des centaines de personnes ont été interpelées et conduites au poste de police.

VI. Les derniers messages de Navalny

Navalny voulait laisser un message d’optimisme. A la fin du film mentionné plus haut, il terminait sur ces mots en anglais :

« Mon message au cas où l’on me tuerait est très simple : ne vous rendez pas ! »

Puis le réalisateur lui a demandé de s’adresser en russe aux téléspectateurs et il a dit en achevant sur un large sourire :

« Il ne faut pas se rendre. Si cela arrive, cela signifiera que nous sommes extraordinairement fort à ce moment-là où ils auront décidé de me tuer. Et nous devons utiliser cette force : ne pas nous rendre, nous rappeler que nous sommes une force énorme qui ploie sous le joug de ces mauvais types uniquement parce que nous ne pouvons pas concevoir à quel point nous sommes forts. Tout ce qu’il faut pour le triomphe du mal, c’est l’inaction des honnêtes gens. C’est pourquoi il ne faut pas rester inactif. »

Par sa personnalité, Navalny est entré dans l’histoire et est devenu l’objet d’une vénération touchante au point que certains de ses admirateurs, sous le coup de l’émotion, ont parlé de le canoniser. Son appel au courage restera une référence, mais portera-t-il des fruits ? C’est toute la question des effets des actes éthiques évoquée au début de l’article. Nombre de ses partisans ont plutôt vu dans sa mort et le nouveau durcissement du régime manifesté à cette occasion la fin de leurs espoirs de changements. Cependant, toutes ces personnes qui ont osé s’afficher pour lui rendre hommage ne témoignent-elles pas de l’existence d’une minorité plus vaste qu’on ne le pense ? Et n’a-t-elle pas mis en œuvre son mot d’ordre de « vote intelligent » lors de l’élection présidentielle en votant pour le pâle Vladislav Davankov ou glissant dans l’urne un bulletin nul ? La grossièreté avec laquelle les résultats ont été falsifiés et présentés prouve que le « vote intelligent », sans qu’on ne puisse, certes, le lier entièrement à Navalny, a recueilli un nombre de voix bien plus considérable que celui affiché, de l’ordre de la vingtaine ou trentaine de millions.

Navalny rêvait d’une Russie non seulement libre, mais heureuse, contrastant avec le malheur qui traverse toute son histoire et même sa littérature. Il a laissé une très belle page à ce sujet : « Comme la vie serait bonne sans le mensonge permanent, sans la liberté de ne pas mentir »[1] .

Dans son combat contre le Léviathan, il n’a pas échappé à des sentiments de haine. Il l’a laissé éclater non seulement contre le régime et ses affidés, mais aussi contre les démocrates – au nombre desquels il avait été – qui avaient eux-mêmes amené Poutine au pouvoir. Il ne voulait pas se laisser gagner par cette haine, appelait à ce qu’on l’aide à la surmonter et surtout appelait à ce que l’on en tire les leçons et que, si la chance se présentait à nouveau, on ne la laisse pas échapper une deuxième fois[2].

Tout ce qu’il subissait le faisait rêver d’étrangler et d’exécuter ses ennemis. Sans renoncer à ses objectifs politiques, il s’efforçait de chasser ces pensées et était parvenu à ne pas se transformer en une bête en cage. Après la tragédie du Crocus Hall Center le 22 mars 2024 à Moscou et la réponse du pouvoir, combien cet appel à ne pas se laisser gouverner par la haine était-il prémonitoire.


[1] https://www.fontanka.ru/2021/02/20/69777878/?ysclid=lu9ouhef9l546393196
[2] https://novayagazeta.ru/articles/2023/08/11/moi-strakh-i-nenavist?ysclid=lu8kqdt9z3192915212


6 Avr 2024


MA LONTAINE ET SI PROCHE UKRAINE

     Je ferai tout pour être l’un des leurs. Je ne voudrais pas me contenter de dire ma solidarité, de la crier, même. Les Ukrainiens, ceux d’ici et ceux de là-bas, sont devenus mes frères.

     A coups de bombardements, de massacres et de souffrances. Mais aussi à coups d’éclat, à commencer par celui de leur président, cet exemplaire petit Juif, Volodymyr Zelensky, qui, au lieu de prendre un taxi pour l’étranger, s’est montré face au monde entier devant le palais, entouré de colosses amis, qui semblaient le protéger de leur masse bienveillante. Ce jour de février 2022, j’ai entendu pour la première fois de sa bouche : « Slava Ukrajini ! » et, en écho de leur part : « Ukrajini slava ! » Des cris que j’allais répéter bien des fois par la suite, ici en France, comme preuve d’adhésion à cet homme et à l’ensemble de son peuple.

     De l’Est arrivait l’espoir d’une résistance acharnée face à ceux qui avaient mis leurs pattes sur les miens durant des décennies. C’étaient les mêmes, ces brutes russes qui avaient réussi à amadouer les naïfs petits Cubains qui ne les connaissaient pas, sauf bien sûr ceux qui, par millions, avaient spontanément pris le chemin de l’exil, sans oublier ceux qui avaient tenté de leur résister et qui avaient payé de la prison ou de la vie cette folie, dans l’indifférence ou la complicité généralisées. C’étaient les héritiers du système communiste, que j’avais imaginé mort et qui ne l’était pas. Pas tout à fait les mêmes mais presque : les descendants de Lénine, de Staline, de Khrouchtchev, de Brejnev et des autres morts-vivants, pas ceux de Gorbatchev ni, en partie, de Eltsine. Poutine représentait, représente, la continuation de la terreur communiste. Pas étonnant, donc, que j’aie reporté mes souhaits d’émancipation sur ces hommes et ces femmes qui se battent contre eux, presque à mains nues, du moins au commencement. Ils sont devenus les porte-drapeaux d’un futur moins laid, moins terrible, même pour mon île, Cuba, là-bas sous les tropiques.

     Eux, ils ne brandissent pas que des drapeaux, moi, je ne fais que crier et parler, je refuserais d’ailleurs de toucher à une arme –je ne l’ai jamais fait, je ne le ferai jamais. Leurs parents, leurs maris, leurs amis, empoignent des armes, quand bien même ils n’étaient nullement formés à cela. Parfois, Jean-Pierre, l’âme de nos marches, parle d’un ami qu’il a perdu au front. L’émotion transparaît alors, comme lorsqu’il me mentionne à voix basse le souvenir de son épouse, Nathalie, qui avait initié ce mouvement, l’Union des Ukrainiens de France, il y a des années déjà, en 2014. Il y a aussi ces femmes seules, par exemple Ioulia, dont le mari, cameraman des armées, est au front, qui rompt en larmes quand elle évoque son sort. Jean-Pierre proclame que nous sommes le troisième front, après celui qui est face aux Russes, et celui de l’ensemble de la population, qui se trouve aussi face aux mêmes prédateurs. Nous ne faisons que venir en appui à ceux-là, qui se trouvent au loin, et à ceux-ci, les exilés, comme moi. Je me sens comme eux, en exil depuis si longtemps. Et je ne sais s’ils pourront un jour retourner dans ce pays qui leur semble encore magnifique. Pas comme le mien. Oui, mais pour combien de temps ?

     Les terrains de guerre se multiplient, partout, essentiellement en Israël, où me porte mon histoire, aussi proche, peut-être davantage, que celle de l’Ukraine, à laquelle me relient des ancêtres lointains, des Juifs partagés entre ce territoire et celui de la Pologne et d’autres territoires indéfinis de l’Est. Nous vivons un temps de malheurs récurrents.

     Je continue à proclamer ma foi en la victoire, peut-être pas seulement par les armes. Lorsque je m’adresse à mes frères -et à mes sœurs- devant la fontaine des Innocents ou place de la Bastille à Paris, et même, parfois, à Chartres, ou dans ces lignes, je ne fais œuvre que d’un soutien moral. Je témoigne, comme je le fais pour Cuba libre depuis des décennies. Je sais cependant que mes paroles leur vont droit au cœur, qu’elles les galvanisent, les aident à tenir bon, le temps qu’il faudra. Elles parviennent parfois jusque là-bas, sur le deuxième et le premier front. Jusqu’à ce que mes forces me le permettent et que je puisse, un jour, fouler cette terre bleue et jaune que j’ai faite mienne, par pur désir de justice et de liberté.  

Jacobo Machover

(Photo: https://www.internationalaffairs.org.au/australianoutlook/war-in-ukraine-and-women-in-combat/)

2 Mar 2024


(1) Ukraine

Amis lecteurs de notre blog,

Comme vous le savez, la guerre en Ukraine se poursuit. L’armée russe pilonne les villes et résiste semble-t-il aux efforts des Ukrainiens pour les déloger de leurs positions actuelles. En 1940, l’URSS de Staline avait fini de cette façon par épuiser les Finlandais, d’abord victorieux. Mais la grande différence avec aujourd’hui est que le monde occidental aide l’Ukraine alors que la Finlande avait du se contenter d’un appui seulement diplomatique. Il s’était notamment manifesté en décembre 1939 par l’expulsion de l’Union soviétique de la Société des Nations.

Cette aide apportée en 2023 au pays agressé doit être accrue. Et nos gouvernements ne sont pas seuls concernés. Chacun d’entre nous peut apporter de l’aide, en première ligne mais aussi derrière les lignes. Donner chacun quelques dizaines d’euros se traduira par davantage de produits pharmaceutiques, d’avantage de moyens de détection sur les lieux bombardés mais aussi de moyens de communication. Nous ferons appel à vous lors de nos réunions de rentrée. Certains de nos amis ont déjà multiplié les aller-retour de Paris à l’Ukraine. Aidons-les. Ne soyons pas seulement solidaires en paroles !

H&L

(2) l’internationalisation ?

La guerre menée par Poutine en Ukraine est longtemps restée limitée au sud et à l’est du pays En cette fin d’été les signes d’une internationalisation rampante se font jour :

– l’accord sur l’exportation des céréales ukrainiennes a été rompu. Sont directement concernés un certain nombre de pays importateurs, notamment en Afrique du Nord. La Turquie, qui mène pourtant un jeu ambigu avec la Russie, a dénoncé la prétention russe à faire de la Mer noire une mer russe. Vieille rivalité.

– Les activités russes en Afrique s’accentuent notamment au Mali comme en Centrafrique.  Façon, en quelque sorte d’obliger les Occidentaux à moins concentrer leurs efforts sur le seul théâtre ukrainien.

– D’autres acteurs s’invitent dans cette crise et en confirment l’internationalisation croissante : la Corée du Sud qui a vendu des armes à l’Ukraine et la Corée du Nord. Non contente d’envoyer des ambassadeurs (sic) à Donetsk et à Lugansk, déclarés « indépendants » par Moscou, la Corée du Nord est soupçonnée par les Etats-unis de fournir des armes aux Russes contre des céréales dont la population manque tant.

Que la Corée du Nord abandonne son jeu de bascule traditionnel entre ses deux grands alliés, Russes et Chinois, c’est ce qu’on peut constater. La Corée du Nord penche du côté le plus agressif envers l’Occident. C’était déjà le cas pendant la guerre du Vietnam. Mais peut-elle aller très loin dans son alliance avec la Russie? Elle dépend économiquement  de la Chine, malgré ses prétentions à compter sur ses propres forces. Et Poutine ne peut guère se permettre très longtemps de « chasser » dans une zone de « protectorat » chinois malgré l’intérêt d’agiter le chiffon rouge d’un partenariat nord-coréen pour inquiéter les Occidentaux.

Le front s’est donc élargi. Il est moins « ukrainien » et plus politique,  opposant Etats totalitaires et démocratiques.

La grande absente de ce conflit est l’ONU dont deux membres du Conseil de Sécurité passent leur temps à contourner les sanctions (contre la Corée du Nord) qu’ils avaient eux-mêmes  votées, sanctions qui interdisaient notamment les exportations d’armes  et  l’envois de travailleurs manuels…

(3) 20 000 enfants ukrainiens aux mains des autorités russes

L’association Human Rights Without Frontiers ( HRWF) dont le siège est à Bruxelles, a publié le 31 août  dernier un bilan des enlèvements d’enfants ukrainiens vivant dans les zones occupées par l’armée russe. Environ 20 000 enfants sont concernés. Et sur ces 20 000 enfants, environ 400 seulement, ont pu jusqu’ici être récupérés, non pas à la suite de négociations avec les autorités russes mais d’opérations spécifiques menées par les Ukrainiens.

 Le 17 mars dernier, la Cour pénale internationale de La Haye  a lancé un mandat d’arrêt pour cette déportation  contre Vladimir Poutine et contre la commissaire russe aux droits des enfants, Marie Lvova-Belova, pour ces enlèvements illégaux. 

Human Rights Without Frontiers appelle la Russie à ne pas changer le statut personnel de ces enfants, à autoriser les familles ou les institutions nationales qui en ont la charge d’avoir accès à eux et à ne pas empêcher leur retour  auprès d’elles.

On notera que ce rapport rédigé en anglais, en russe et en ukrainien est accessible sur le site de HRWF https://hrwf.eu/российские-новости/

(1er septembre 2023)

(4) De « l’agression » à « l’emploi de la force »

Les dirigeants des pays du G20 n’ont finalement pas dénoncé l’agression russe en Ukraine lors de leur rencontre du 9 septembre dernier. Sous l’impulsion de l’Inde, le pays hôte, ils se sont contentés de dénoncer « l’emploi de la force visant à obtenir des gains territoriaux en Ukraine. Sans doute, l’allusion est assez claire pour que la Russie se sente visée. Mais que de précautions pour épargner un Etat qui n’en prend aucune pour épargner des civils ! C’est sans aucun doute un recul par rapport à la dénonciation  de l’agression russe formulée lors du sommet de 2022 à Bali.

(9 septembre 2023)

(5) Aide et prêt à faible intérêt de la Corée du Sud à l’Ukraine

Au sommet du G 20 qui s’est tenu récemment à New Delhi, le président sud-coréen Yoon Suk Yeol a annoncé une aide supplémentaire de son pays à l’Ukraine  de 2,3 milliards de dollars pour l’aider à « restaurer la paix » sur son territoire et à effectuer les reconstructions nécessaires  du fait de la guerre avec la Russie. La Corée du Sud versera d’abord 300 millions de dollars en 2024  sous la forme d’une aide humanitaire et le reste sous celle d’un prêt à long terme  à faible taux d’intérêt.

16 Août 2023


Il faut intégrer l’Ukraine à l’OTAN

Poutine parie sur une guerre interminable. Tout le monde le comprend.

L’aide en matériel apportée à l’Ukraine par le monde libre ne suffira pas à faire gagner David contre Goliath.

Tout le monde le comprend.

Comment alors éviter la guerre sans fin que veut Poutine?

Il n’existe qu’un moyen de couper court à cette guerre et de faire rentrer les envahisseurs chez eux sans avoir à faire la guerre à la Russie.

Ce moyen consiste à intégrer l’Ukraine dans l’OTAN et à ouvrir ainsi au dessus de sa tête le parapluie de l’article 5.

Cela exige que l’OTAN et le monde libre tirent toutes les conséquences de la situation mondiale et s’organisent sans tergiverser.

Cela signifie deux choses

– Les conditions restrictives d’entrée dans l’OTAN qui se justifiaient dans l’après guerre froide doivent être adaptées dans l’urgence à la situation actuelle.

– Il faudra aussi supprimer le droit de veto des pays qui s’opposent à cette réorganisation de l’Otan.

Quand cette intégration sera annoncée, ce sera l’envahisseur de l’Ukraine qui devra affronter un monde libre ayant enfin les mains libres.

Il y a des fortes raisons de prévoir que Poutine ne s’y frottera pas.

André Senik

Photo: © Crown Copyright 2014 Photographer: Sergeant Paul Shaw LBIPP (Army) Image 45157525.jpg from www.defenceimages.mod.uk

7 Fév 2023


24 février 2022

Le 24 février 2022 est la deuxième date critique du XXIème siècle, après celle du 11 septembre 2001. Ce siècle est à ce jour beaucoup moins dur que le précédent mais beaucoup plus dur qu’attendu avec candeur par les démocraties après la chute du mur de Berlin du 9 novembre 1989. L’euphorie de l’époque leur fit croire qu’elles incarnaient à leur tour le sens de l’histoire.

A partir du 31 décembre 1999, Vladimir Poutine a fait preuve d’une exceptionnelle habileté qui n’est pas sans rappeler celle de Hitler qui sut si bien séduire le maréchal Hindenburg, porter cravate et parler au monde de la paix.

Qui allait mourir pour Dantzig alors qu’on n’avait même pas défendu Prague ?

Face à des démocraties incrédules, ou trop crédules, sans passion et sans objectif, Poutine, comme Hitler, a su avancer pas à pas et gagner.

Le Président Biden annonçait jour après jour que les Russes préparaient l’invasion de l’Ukraine mais que les Etats-Unis n’interviendraient pas. Comment ne pas le croire après son récent et brillant retrait d’Afghanistan ?

Joueur remarquable, Vladimir Poutine avait toutes les cartes en main. Il ne manqua même pas de prendre le temps de s’amuser avec le nouveau Chamberlain, un président Macron qu’il venait de gifler au Mali.

La blitzkrieg a échoué. Au XXème siècle, elle dura cinq ans, deux fois.

Chacun attend la percée du front ou l’épuisement de l’adversaire, finalement les deux.

En l’occurrence, qui a les nerfs les plus solides ? Démocrates, nous connaissons les faiblesses des démocraties : les opinions sont infantiles et versatiles ; le pacifisme est la façon la plus confortable de s’y voiler la face. La Russie peut-elle tenir sur le long terme sans la Chine ? Le fleuve Amour est une frontière plus fragile que le Rhin.

La Chine jouit d’une « divine surprise ».

Vladimir Poutine ne peut pas céder sans périr. Il est condamné à avancer. Il estime que le temps joue pour lui : l’opinion des démocraties est réversible et les Etats-Unis sont capables de se déchirer à propos du sexe des anges.

L’Amérique ne peut pas céder sans perdre son domaine occidental d’Asie et d’Europe. Elle est condamnée à refuser le diktat. Elle estime que la Russie sera peu à peu asphyxiée.

Une diplomatie moderne, en 3D, trouverait-elle un compromis sans lutte finale ?

Toutes choses restant égales par ailleurs, il semble que l’empire de Catherine II vit ses derniers feux.

JLC

16 Juil 2022


Vive l’OTAN ! (Tribune d’Alain Laurent et Pierre Rigoulot publiée par FIGAROVOX le 16 juin 2022)

Nous reproduisons ci-dessous une tribune publié par Figarovox le 16 juin dernier. Que soit ici remercié pour nous y avoir autorisé le responsable de cet espace de dialogue et de réflexion en ligne.

Alain Laurent est philosophe, sociologue et essayiste. Ancien membre fondateur du Comité des intellectuels pour l’Europe des libertés, il dirige depuis 2004 la collection La Bibliothèque classique de la liberté, aux Belles lettres.

Pierre Rigoulot, spécialiste des régimes communistes, est directeur de l’Institut d’histoire sociale (fondé par Boris Souvarine en 1935) et du trimestriel Histoire & Liberté. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont le dernier publié est Points chauds de la guerre froide (1946-1989), L’Archipel, 2019.

Il y a quelques mois encore, de Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon (en passant par quelques souverainistes), c’était à qui dénoncerait le plus férocement l’Otan, cet autre «machin» fabriqué par les Américains pour s’adjoindre des supplétifs dans leur lutte pour asseoir leur domination mondiale.

Aujourd’hui, l’un et l’autre candidats à la présidentielle se sont calmés. Ils savent que ce n’est plus le moment de se montrer trop proches du discours de Poutine. Ils savent aussi que chaque électeur sent plus ou moins confusément que le parapluie nucléaire américain est une protection sérieuse et que face à l’entreprise folle de la Russie aux frontières de l’Europe, cette dernière a besoin de la force militaire qu’est l’Otan. On le sait: chaque pays membre de cette alliance s’engage selon l’article 5 de sa Charte à riposter à l’agression que pourrait subir n’importe quel autre membre de l’alliance.

Les électeurs connaissent moins les circonstances de la naissance de l’Otan. Mais elles plaident elles aussi en sa faveur: du début de l’année 1948 jusqu’au mois de mai 1949, Staline avait mis peu à peu en place un blocus de la ville de Berlin. Fallait-il abandonner celle-ci aux Soviétiques? Non! Et dans un magnifique élan pour sauver ce qui pouvait l’être de la civilisation occidentale en Europe, un formidable pont aérien fut mis en place par les Occidentaux et surtout les États-Unis.

C’est dans ce contexte, le 12 avril 1949, que l’Otan fut créée. Staline n’avait pas encore renoncé à s’emparer de la capitale allemande mais, les Occidentaux ne cédant rien (le 16 avril un avion chargé de vivres ou de combustible atterrissait chaque minute à Berlin!) il finit par rouvrir les routes qui permettaient d’y accéder et d’en sortir un mois plus tard. L’URSS («humiliée» et «menacée» comme aurait dit Mélenchon) dénonça évidemment le «diktat de guerre et d’agression» que la nouvelle Organisation du traité de l’Atlantique Nord représentait à ses yeux. Elle dénonça même les prétextes que l’Otan avançait pour justifier sa fondation et notamment les graves violations des droits de l’homme en URSS et dans les pays européens qu’elle avait conquis: comment l’Otan osait-elle user d’un tel argument alors que «les nazis de l’Allemagne occidentale» et les franquistes espagnols approuvaient sa naissance ? À l’époque, les nazis n’étaient pas ukrainiens mais les partisans du pacte atlantique pouvaient l’être: ses fondateurs reprenaient selon Moscou les visées et les desseins de Hitler !

L’Allemagne ne rejoignit l’Otan qu’en 1955 et l’Espagne, seulement après être passée à la démocratie, en 1982.

Divers souverainistes comme Philippe de Villiers parlent quant à eux de mainmise américaine sur l’Europe et d’acceptation par les Européens de la soumission à l’Amérique. La guerre, froide ou chaude, menée par l’URSS aurait été l’occasion, pour Washington, de configurer une Europe à la main américaine…

Or, c’est Staline le vrai créateur de l’Otan: le coup de Prague en 1948 et le blocus de Berlin en 1949 ont fait beaucoup pour la naissance de l’Alliance et ont rendu nécessaire face à ses menaces la mise sur pied d’une contre-menace, crédible et efficace – le déclenchement-surprise de la Guerre de Corée avec l’approbation du même Staline en juin 1950, renforçant la détermination atlantique.

Lorsque l’URSS s’effondra en 1991, les pays du Centre et de l’Est européen demandèrent librement leur adhésion pour assurer leur sécurité. Dans les années qui suivirent, 14 de ces États rejoignirent l’Otan, dont les trois États baltes.

L’Otan interviendra plus tard pour faciliter la décommunisation de la Yougoslavie – Cet épisode, maintes fois caricaturé, mit fin à la tentative du rouge-brun Milosevic d’y succéder.

L’Otan est la grande force de petits États trop faibles pour assurer seule leur défense face à la Russie poutinienne. La volonté largement majoritaire des très pacifiques Finlandais et Suédois d’adhérer à l’Otan illustre bien la vraie nature de l’organisation: une libre alliance défensive de démocraties libérales qui veulent avant tout vivre en paix et qui ont compris la nature tyrannique impérialiste et donc tout particulièrement dangereuse pour eux de l’État russe actuel.

L’Otan est le bras armé d’un monde occidental menacé par la volonté russe de retrouver sa «grandeur» d’antan.

L’Otan est une alliance en vue de protéger la liberté dans un monde où l’ONU est incapable, muselée qu’elle est par les vétos de la Russie et de la Chine, de dénoncer les menaces des États totalitaires.

(crédit photo: QG de l’OTAN, https://www.flickr.com/photos/nato/27029507408)

2 Juil 2022


La drôle de guerre de Renaud Girard

Les meilleurs observateurs nous ont prévenu[1], le journaliste Renaud Girard a choisi le camp de la Russie de Poutine, « nouveau tsar au Kremlin, qui n’est ni faible ni alcoolique », à la différence de « Gorbatchev le rêveur, […] Eltsine livrogne »[2], un choix nourri par un anti-américanisme systématique (« On se met à construire une Europe américaine, censée s’étendre du Potomac au Don tranquille » – 2 septembre 2014, Le Figaro ; « Le conflit ukrainien est un jeu où tout le monde perd, exception faite des Américains »[3] – 9 février 2015, Le Figaro).

M. Girard s’évertue à appliquer cette grille de lecture manichéenne à l’analyse du conflit puis de la guerre d’invasion déclenchés par la Russie en Ukraine. Au risque de s’y perdre. Florilège.

1. « Vladimir Poutine n’envahira pas l’Ukraine »

Le 3 janvier 2022 (Le Figaro), Renaud Girard affirme : « Vladimir Poutine n’a jamais eu l’intention de conquérir lUkraine. […] En revanche, le président russe souhaite à ses frontières un État-tampon ukrainien neutre, à l’image de la Finlande de 1945. Voilà pourquoi il a tenté d’imposer un rapport de force aux Ukrainiens. » [4]

Le 17 janvier 2022 (Le Figaro), il confirme : « Contrairement aux craintes publiquement exprimées par le gouvernement ukrainien au mois de décembre 2021, puis reprises par les autorités américaines, Vladimir Poutine n’a aucunement l’intention d’envahir lUkraine. »[5] Le lecteur restera une nouvelle fois sur sa faim, invité à croire sur parole le chroniqueur.

Le 14 février 2022, Renaud Girard poursuit : « Joe Biden […]a [invoqué] le risque imminent d’une invasion russe. Poutine a dit qu’il n’y en aurait pas. Mais Joe Biden y croit tellement qu’il a averti ses alliés que le déferlement des chars russes sur le sol gelé des grandes plaines ukrainiennes pourrait commencer à l’aube du mercredi 16 février 2022. Quelle précision dans le renseignement ! » [6] On l’aura compris, ici pas besoin d’argumentation : « Poutine a dit que… ».

Au cours de la soirée du 22 février 2022, sur le site internet du Figaro, alors qu’il voit à l’écran en direct les véhicules militaires russes franchir dans la nuit la frontière russo-ukrainienne, Renaud Girard reste droit dans ses bottes : « [Poutine] n’a pas envahi militairement l’Ukraine parce que [dans] les deux districts de Lougansk et de Donetsk, le drapeau russe y flotte depuis 2014. […] Là, on n’a pas eu le déferlement de chars dont nous parlaient Boris Johnson et Biden. […] Donc je considère que je n’ai pas eu tort pour le moment. […] Est-ce qu’il va y avoir une vraie offensive stratégique russe vers Marioupol, vers Odessa ou Kharkov ou même Kiev, la capitale comme nous l’a expliqué notre ami Boris Johnson, personnellement je ne le pense pas. »[7]

Renaud Girard rassure ses auditeurs : « Poutine est un acteur rationnel de la géopolitique, […] un acteur classique, un peu vieux genre de la géopolitique, […] je crois qu’il a été traumatisé dans sa jeunesse par l’expédition russe [en Afghanistan]  dirigée par Brejnev […] et l’enlisement. »

Le 24 février 2022 (1er jour de guerre, lefigaro.fr), il lui faut se rendre à l’évidence : « Il fallait prendre les messages et les signes comme ils étaient, c’est-à-dire qu’on ne réunit pas 150 000 hommes à la frontière pour rien. Ce n’était pas un bluff, c’est une politique de force. »[8] Oubliée, « lhystérie sans nécessité face à des manœuvres militaires russes » dénoncée dix jours auparavant ? Pour expliquer l’invasion de l’Ukraine, Renaud Girard a une explication.

Poutine a changé : « Je croyais que Poutine était un être rationnel. Lorsque je l’avais rencontré pendant une heure en 2017, il m’avait semblé très rationnel en tête-à-tête. » Une heure d’interview. Cinq ans auparavant. En ce 24 février 2022, il délivre son diagnostic : « Là, pour moi, [Poutine] a une vision paranoïaque des évènements. […] Il a une sorte de complexe obsidional accru par le covid. » Grozny en 2000 ? La Géorgie en 2008 ? La Syrie à partir de 2015 ? Le nationalisme exacerbé et de la militarisation massive de la société russe ? Tout cela ne compte donc pas.

Poutine doit être craint. L’argument de l’instabilité mentale permet d’effrayer les opinions publiques occidentales. Ce que Renaud Girard inaugure dès le matin même du 24 février 2022 : « Il menace de frappe nucléaire les pays qui viendraient à l’aide de l’Ukraine. […] On va le prendre au sérieux. […] Il est peut-être dingue. Un dingue, ça va jusqu’où ? Il peut peut-être un jour utiliser des armes nucléaires contre un pays qui livrerait des armes aux Ukrainiens. »[9] Le 28 février 2022 (5è jour de guerre, Le Figaro), Poutine a désormais des tendances suicidaires : « En reniant ses promesses et en agressant militairement l’Ukraine à l’aube du jeudi 24 février 2022, Vladimir Poutine a commis un acte quasi-suicidaire. […] C’est un acte géopolitiquement irrationnel. Je ne l’avais pas du tout vu venir, je dois le reconnaître humblement. »[10]

2. « Détruire toutes les armes livrées par les Américains »

Le 25 février 2022 (2è jour de guerre, lefigaro.fr), Renaud Girard justifie l’invasion russe :« A part cette démilitarisation, c’est-à-dire détruire toutes les armes livrées par les Américains et par les Turcs, je ne vois pas ce qu’il peut obtenir… Après, sans doute, effectivement il obtiendra que jamais l’Ukraine entrera dans l’Otan, que jamais il y aura des missiles américains sur le sol ukrainien pointés vers Moscou. »[11].

Le 26 février 2022 (3è jour de guerre, CNews), il confirme : « Les Américains n’apprécieraient pas beaucoup que la Russie installe des missiles au Mexique ou à Cuba visant Washington et […] nous Européens nous sommes laissés trop mener par la politique américaine parce que les Américains n’ont pas cessé d’agiter un chiffon rouge devant Vladimir Poutine notamment avec ces histoires de missiles et ces histoires aussi, c’était sous Trump, pas sous Biden, de se retirer unilatéralement […] du traité INF des armes nucléaires intermédiaires : ce sont les Américains qui ont détruit cette architecture. »[12]

Arguments qu’il reprend le 28 février 2022 (5è jour de guerre, lefigaro.fr) : « La non-adhésion de l’Ukraine à lOtan, c’était pas une demande illégitime de Vladimir Poutine. […] C’est un peu normal effectivement que Poutine puisse demander que ce soit impossible que des missiles américains soient sur le sol ukrainien pointés vers Moscou. »[13] La répétition a alors la vertu magique de transformer une revendication russe injustifiée (les pseudo-« missiles américains ») en évidence qui s’impose à tous (« c’est un peu normal… »).

L’Amérique de Renaud Girard, c’est un fauteur de guerre qui s’attaque à l’Europe. Ainsi, le 9 mars 2022 (14è jour de guerre, CNews), il déclare : « La situation géopolitique, s’il fallait la résumer : ce sont les Américains qui se sont le plus impliqués dans cette guerre fratricide, cette querelle de famille entre Ukrainiens et Russes depuis 1991, depuis 30 ans, […] en soutenant, y compris le fils de Joe Biden, l’Ukraine à mort, mais ce sont les Européens qui vont en payer le prix, les Américains s’en tireront comme souvent la chemise sèche. ».

Le 17 mars 2022 (22è jour de guerre, Radio Classique), Renaud Girard livre le fond de sa pensée : « Je suis critique [vis à vis des Américains] parce que j’ai l’impression que depuis 15 ans ils ont agité le chiffon rouge devant Poutine. [… Poutine] demandait depuis 15 ans la démilitarisation de l’Otanheu pardon… de l’Ukraine. Or, depuis 2 ou 3 ans, […] l’Otan est venue en Ukraine entraîner les forces ukrainiennes et livrer des armes. »[14]

Il ajoute : « Les conséquences [du désordre créé par la guerre en Ukraine] ne vont pas être pour les Américains mais pour nous les Européens puisque nous avons beaucoup de commerce avec les Russes, notre énergie dépend en partie des Russes et aussi toute notre agriculture, l’alimentation du bétail, etc., et donc en fait les Américains ont beaucoup de responsabilité dans l’éclatement de cette crise mais ils n’en paieront pas les conséquences et même ils accroissent la vassalisation de l’Europe. » Renaud Girard part d’un postulat : les intérêts de l’Europe occidentale seraient naturellement tournés vers la Russie et les Etats-Unis ne le supporteraient pas. Moscou n’aurait pas mieux dit.

Le journaliste ne voit dans les Etats-Unis qu’un semeur de discorde et un fauteur de guerre. Le 24 mars 2022 (29è jour de guerre, Radio Classique), il détaille : « Le pays qui s’est le plus impliqué dans les divisions fratricides entre les Ukrainiens et les Russes, ce sont les Etats-Unis d’Amérique. Ce sont eux qui ont joué, dès le divorce entre les Ukrainiens et les Russes, qui date de l’éclatement de l’URSS en 1991, […] certains disent même qui ont mis le plus d’huile sur le feu. »

Pendant ce temps, c’est une guerre totale que la Russie livre sur le sol européen. Voici comment Renaud Girard la commente.

3. « La volonté de la Russie de ne pas s’aliéner trop la population ukrainienne »

Le 25 février 2022 (2è jour de guerre, lefigaro.fr). A propos de ce qui « ressemble beaucoup à une invasion » : « Je ne pense pas qu’il veuille conquérir l’Ukraine, je ne pense pas qu’il y ait un plan pour conquérir lUkraine. »[15]

Le 28 février 2022 (5è jour de guerre, lefigaro.fr), Renaud Girard croit savoir que « Vladimir Poutine s’est engagé [] à ne pas frapper des zones civiles. »[16]

Le 6 mars 2022 (11è jour de guerre, CNews), Renaud Girard analyse les projets de corridors humanitaires en proposant une audacieuse comparaison avec la Tchétchénie : « Il y a un progrès parce que, […] lorsque les Russes ont repris la Tchétchénie qui n’était pas un territoire étranger mais qui était une province sécessionniste de la Fédération de Russie, eh bien il n’y avait pas de corridors humanitaires, c’était juste le rouleau compresseur. Là il y a un progrès, c’est sans doute dû à la volonté de la Russie de ne pas s’aliéner trop la population ukrainienne. »[17] A cette date, il est pourtant avéré que l’armée russe bombarde des villes[18], sans distinction de cibles civiles ou militaires. En attendant que les crimes de guerre commis par l’armée russe sur les territoires qu’elle contrôle soient révélés.

Le 4 avril 2022 (40è jour de guerre, CNews), Renaud Girard commente le massacre de Boutcha : « Visiblement dans certaines unités russes ne règne pas la discipline et quand dans une armée d’occupation vous n’avez pas la discipline, eh bien vous avez des atrocités. »[19] De l’indiscipline, sans plus ? Ce n’est pas l’avis des spécialistes. Comme l’indique Michel Goya (lefigaro.fr), « Larmée russe est culturellement violente. […] De surcroît, dans un contexte de guerre totale, lutter contre des adversaires que votre président a présentés comme des “nazis” peut générer des comportements extrêmes, explosifs »[20].

Le 7 avril 2022 (43è jour de guerre, CNews), à propos du bombardement de la gare de Kramatorsk (remplie de voyageurs, femmes, enfants, vieillards, qui veulent fuir vers l’ouest), qualifié par le ministre français de l’Europe et des affaires étrangères de « crime contre l’humanité », Renaud Girard s’émeut : « Oh, cette inflation du langage n’est pas nécessaire. Je trouve que monsieur Le Drian devrait revoir ses manuels diplomatiques. Crime de guerre, c’est suffisamment fort. On ne peut pas parler de crime contre l’humanité. […] Mais cette inflation de mots n’est pas nécessaire, il faudra avoir une enquête sur pourquoi effectivement, qui a tiré sur cette gare. […] Là c’est une bavure, voilà. »[21] Ce n’est donc qu’une bavure. Et il n’est pas certain que l’armée russe en est responsable…

4. « Comment lui sauver la face ? […] Trouver une porte de sortie honorable »

Renaud Girard milite depuis l’annexion de fait de la Crimée et l’agitation séparatiste dans le Donbass par les Russes pour la démilitarisation, le démembrement et la finlandisation de l’Ukraine.

Chez les tenants du fait accompli en faveur de la Russie de Poutine, les appels à la négociation vont se faire pressants en utilisant le chantage de la sortie rapide de l’état de guerre. Pour Renaud Girard, cette négociation doit se traduire par des concessions (faussement) réciproques, par lesquelles l’Ukraine serait « invitée » à renoncer à une partie de son territoire et de sa souveraineté nationale, au profit de la Russie. Illustration.

Le 15 mars 2022 (20è jour de guerre, Radio Classique), Renaud Girard commente le processus de négociation qui semble s’engager : « On ne peut pas exclure un scénario plutôt vertueux ; la seule chose à faire aujourd’hui, c’est d’essayer de trouver une porte de sortie honorable pour tous les protagonistes de la guerre en Ukraine et je crois qu’on a une piste donnée par Zelensky lui-même […] qui est un compromis sur le Donbass, cette région sécessionniste de l’est et sur l’adhésion de l’Ukraine à lOtan. »[22] Mais pendant ce temps, la Russie continue son offensive militaire et annonce vouloir s’emparer de toutes les villes que ses armées encerclent.

Renaud Girard va donc ajuster son analyse deux jours plus tard, le 17 mars 2022 (22è jour de guerre, Radio Classique) ; il improvise une nouvelle piste de négociation, en expliquant que c’est toujours « la seule possible » : « Le seul plan possible pour l’Ukraine, c’est une sorte de démilitarisation ou désotanisation [sic] de l’Ukraine et donc ça suppose des négociations de la part aussi du gouvernement américain. »[23] Revoici, agité par notre chroniqueur, l’épouvantail fantasmé du danger américain et de l’Otan. Evidemment tout cela n’est que propagande destinée à justifier l’impasse de « négociations » auxquelles Poutine n’accorde manifestement pas d’importance.

Le 21 mars 2022 (26è jour de guerre, Le Figaro), Renaud Girard résume[24] le scénario de la tentative de sauvetage du maître du Kremlin :

  1. Il ne faut pas que l’Occident allié à l’Ukraine provoque davantage un Poutine affaibli par ses erreurs stratégiques militaires : « Il y a le risque d’escalade. Sommes-nous sûrs que Poutine ne sera pas tenté de doubler la mise, comme un joueur tentant désespérément de se refaire à la roulette ? », d’où la nécessité de modérer les livraisons d’armes et les sanctions.
  2. Poutine a besoin d’une sortie honorable de ce fiasco : « Comment lui sauver la face ? […] Il n’est pas délirant d’ouvrir une porte de sortie à l’ours blessé qui rôde dans la ferme, afin qu’il regagne sa forêt et cesse de tout ravager sur son passage. A-t-on envie de voir exploser un jour un engin nucléaire tactique sur la frontière polono-ukrainienne ? » La reprise de l’argument du chantage nucléaire révèle la pensée de l’auteur : négocier avec Poutine veut dire donner à Poutine ce qu’il demande.
  3. Il reste à sacrifier l’Ukraine : « Comme il est dans l’intérêt politique des Ukrainiens pro-occidentaux de lâcher les terres prorusses de Crimée et du Donbass, et d’adopter un traité de neutralité à l’autrichienne qui ne leur interdise pas de s’équiper militairement, un deal russo-ukrainien est donc aujourd’hui possible. Il est aussi souhaitable. Sauf à vouloir se battre pour nos idéaux démocratiques… jusqu’au dernier Ukrainien. »

Renaud Girard explique sans rire que puisque Poutine est en train de perdre militairement contre l’Ukraine, il faut lui donner ce qu’il demande, sauf à être responsable des massacres et destructions que son armée commet. En résumé, Renaud Girard propose, comme concept de stratégie géopolitique, le principe de soumission. Pouvons-nous imaginer un « dilemme stratégique » semblable de la part par exemple des Alliés à l’égard de la France entre 1940 et 1945 ?

Le 11 avril 2022 (47è jour de guerre, Le Figaro), il établit un parallèle incertain entre l’entêtement de Poutine l’agresseur et la défense acharnée par l’Ukraine de son territoire attaqué : « [Poutine] pourrait très bien […] se retirer d’Ukraine, […]. Mais il ne le fera pas car il a besoin d’un narratif crédible pour la population russe, […] celui d’une victoire militaire […] Mais l’armée ukrainienne [] défendra durement la frange du Donbass qu’elle contrôle encore […]. Le Donbass va donc terriblement souffrir de cet engrenage militaire. »[25]

Il en conclut que l’hypothèse « la plus probable, est que la conquête ait lieu et que les Russes engrangent ce succès tactique (un Donbass en ruine), pour regonfler la propagande d’État. » Simple pronostic, ou souhait ? Ce scénario servirait l’histoire que Renaud Girard élabore au fil des semaines. Celle d’une Russie menacée qui doit faire cette guerre pour se protéger d’une menace occidentale : « Il pourra convaincre sa population qu’il a sauvé pour toujours les russophones pro-Moscou de l’est de l’Ukraine. » Celle d’une Russie fictive où Vladimir Poutine devrait rendre des comptes au peuple russe.

Encore un exemple : le 21 avril 2022 (57è jour de guerre, CNews), il déclare : « Ce qu’on peut espérer, c’est qu’une fois que Vladimir Poutine aura arrondi […] le Donbass [… pour] avoir cette unité territoriale [jusqu’à la Transnistrie] qu’il dise, le 9 mai par exemple à la parade de la victoire à Moscou : [] jarrête parce que j’ai réussi à protéger nos frères russophones du risque (disait-il, je le cite) de « génocide » par les Ukrainiens ; évidemment c’est pas vrai que les Ukrainiens voulaient génocider les Russophones, mais ça c’est une autre question, mais au moins là, Poutine aurait un narratif et pourrait arrêter la guerre ; il pourrait y avoir au moins un cessez-le-feu parce qu’il faut déjà que les massacres, la boucherie, entre frères – ce sont des peuples frères – sarrête. »[26]

Pour Renaud Girard, il faut marteler le message que la guerre ne s’arrêtera que lorsque Poutine aura démembré un peu plus l’Ukraine. Sous couvert de réalisme géopolitique, il ne livre finalement qu’une vision dénuée de toute ambition, où seuls le crime et la force paient. Ce n’est pas le choix de l’Ukraine, ce n’est pas le choix de l’Europe ni des Etats-Unis.

Rémi Sappia, 4 mai 2022

Photo: Oleksandr Ratushniak /UNDP Ukraine


[1] Vincent Laloy, « Renaud Girard ou la voix de Moscou ? », sur le site internet de Desk Russie, 14 janvier 2022, https://desk-russie.eu/2022/01/14/renaud-girard-ou-la-voix.html ; Thomas Malher, « Guerre en Ukraine : ces ‘experts’ qui assuraient que Poutine n’attaquerait pas », sur le site internet de L’Express, 24 février 2022, https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/guerre-en-ukraine-ces-experts-qui-assuraient-que-poutine-n-attaquerait-pas_2168639.html?msclkid=af4b3686b68411ecb187898ddd25f9a7.

[2] Renaud Girard, « Conflit ukrainien, Vladimir Poutine : le retour des rapports de force en Europe », Le Figaro, 2 septembre 2014, https://www.lefigaro.fr/vox/monde/2014/09/02/31002-20140902ARTFIG00031-conflit-ukrainien-vladimir-poutine-le-retour-des-rapports-de-force-en-europe.php.

[3] Renaud Girard, «Il n’y a pas de solution militaire en Ukraine», Le Figaro, 9 février 2015, https://www.lefigaro.fr/vox/politique/2015/02/09/31001-20150209ARTFIG00383-renaud-girard-il-n-y-a-pas-de-solution-militaire-en-ukraine.php.

[4] Renaud Girard, « Quatre urgences pour notre diplomatie en 2022 », Le Figaro, 3 janvier 2022, https://www.lefigaro.fr/vox/monde/renaud-girard-quatre-urgences-pour-notre-diplomatie-en-2022-20220103.

[5] Renaud Girard, Le Figaro, https://www.lefigaro.fr/vox/monde/renaud-girard-vladimir-poutine-n-envahira-pas-l-ukraine-20220117?msclkid=d891ea9fb68211eca2631e79b34437e5.

[6] Renaud Girard, « Biden en Ukraine… Courage, fuyons ! », Le Figaro, 14 février 2022, https://www.lefigaro.fr/vox/monde/renaud-girard-biden-en-ukraine-courage-fuyons-20220214?msclkid=f760d881b67d11ec9852da3dea585153.

[7] Vincent Roux, Renaud Girard, « Russie / Ukraine : et maintenant ? », Figaro Live, 22 février 2022, https://video.lefigaro.fr/figaro/video/russie-ukraine-et-maintenant/.

[8] Renaud Girard, « Je croyais Poutine rationnel, il est en fait paranoïaque », Figaro live, 24 février 2022, https://video.lefigaro.fr/figaro/video/default-slug-5653/.

[9] CNews, 24 février 2022, https://www.cnews.fr/emission/2022-02-24/lheure-des-pros-du-24022022-1186252.

[10]) Renaud Girard, «Les quatre guerres déjà perdues par Poutine », Le Figaro, 28 février 2022, https://www.lefigaro.fr/vox/societe/renaud-girard-les-quatre-guerres-deja-perdues-par-poutine-20220228.

[11] Vincent Rozeron, Renaud Girard, « Je ne pense pas qu’il y ait un plan pour conquérir l’Ukraine, Figaro Live, 25 février 2022, https://video.lefigaro.fr/figaro/video/je-ne-pense-quil-y-ait-un-plan-pour-conquerir-lukraine-affirme-renaud-girard/.

[12] CNews, 26 février 2022,  https://www.facebook.com/CNEWSofficiel/videos/renaud-girard-nous-nous-sommes-trop-laiss%C3%A9s-mener-par-la-politique-am%C3%A9ricaine/358898486084924/.

[13] Alban Barthélemy, Renaud Girard, « Guerre en Ukraine : Vladimir Poutine a-t-il déjà perdu ? », Figaro live, 28 février 2022, https://video.lefigaro.fr/figaro/video/guerre-en-ukraine-vladimir-poutine-a-t-il-deja-perdu/

[14] Renaud Blanc, Renaud Girard, émission « Les spécialistes », Radio Classique, 17 mars 2022, en podcast sur le site https://www.radioclassique.fr/emissions/matinale-de-radio-classique/les-specialistes/.

[15] Vincent Rozeron, Renaud Girard, « Je ne pense pas qu’il y ait un plan pour conquérir l’Ukraine, Figaro Live, 25 février 2022, https://video.lefigaro.fr/figaro/video/je-ne-pense-quil-y-ait-un-plan-pour-conquerir-lukraine-affirme-renaud-girard/.

[16] Alban Barthélemy, Renaud Girard, « Guerre en Ukraine : Vladimir Poutine a-t-il déjà perdu ? », Figaro live, 28 février 2022, https://video.lefigaro.fr/figaro/video/guerre-en-ukraine-vladimir-poutine-a-t-il-deja-perdu/

[17] CNews, 6 mars 2022, https://twitter.com/CNEWS/status/1500717045561835522.

[18] Ainsi, près d’une cinquantaine de morts rapportés le 3 mars 2022 sur son compte Twitter par The New York Times (@nytimes) : « Video verified by The New York Times shows the bombardment of Chernihiv, Ukraine, on Thursday. As smoke cleared from the attack — which hit near apartments, pharmacies and a hospital — people are seen running in the street. https://t.co/J1MhFcNCnm pic.twitter.com/S2l2MBkxaF ».

[19] CNews, https://www.dailymotion.com/video/x89ouo1.

[20] Ronan Planchon, « Dialogue en altitude sur les conséquences de la guerre en Ukraine », lefigaro.fr, 8 avril 2022, https://www.lefigaro.fr/vox/monde/dialogue-en-altitude-sur-les-consequences-de-la-guerre-en-ukraine-20220408.

[21] CNews, https://twitter.com/CNEWS/status/1512889557825511430.

[22] Renaud Blanc, Renaud Girard, émission « Les spécialistes », Radio Classique, 15 mars 2022, en podcast sur le site https://www.radioclassique.fr/emissions/matinale-de-radio-classique/les-specialistes/.

[23] Ibid., 17 mars 2022.

[24] Renaud Girard, « Guerre en Ukraine, le dilemme stratégique de l’Occident », Le Figaro, 21 mars 2022, https://www.lefigaro.fr/vox/monde/renaud-girard-guerre-en-ukraine-le-dilemme-strategique-de-l-occident-20220321.

[25] Renaud Girard, « Tragique engrenage au Donbass », Le Figaro, 11 avril 2022, https://www.lefigaro.fr/vox/monde/renaud-girard-tragique-engrenage-au-donbass-20220411.

[26] Clélie Mathias, « MidiNews », CNews, 21 avril 2022, https://www.dailymotion.com/video/x8a7jhl.

10 Mai 2022