Jacques Broyelle (1943-2024)

Jacques Broyelle vient de mourir en silence. Le silence des autres. Car qui se souvient aujourd’hui des retours de Chine de Jacques et Claudie Broyelle  ? C’était il y a un demi-siècle il est vrai. Une vieille histoire ? On a pourtant rappelé, il y a peu, à la télévision, le rôle qu’avait joué le sinologue Simon Leys dans la critique du maoïsme. Rappelé aussi l’engagement enthousiaste de nombre d’intellectuels européens derrière Mao et sa violente et fanatique pseudo-« révolution culturelle ». Pour nous contenter de quelques noms, Roland Barthes, Philippe Sollers. Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir. Maria-Antonietta Macciochi – oui, celle qui s’était fait moucher par Simon Leys lors d’une émission d’Apostrophes – étaient tombés dans le panneau.

Jacques et Claudie Broyelle avaient d’abord, avec Evelyne Tschirhart, une amie qui travaillera plus tard sur les questions éducatives, publié Deuxième retour de Chine aux éditions du Seuil en 1977. Eux qui avaient chanté les louanges de la Chine après un premier et rapide séjour, brulaient fort heureusement ce qu’il avaient adoré. Après avoir travaillé deux ans aux Editions de Pékin et  dans un institut d’enseignement des langues étrangères, ils ruinaient l’idée d’une démocratie chinoise nouvelle équilibrant les aspirations de la population et la direction du parti communiste et soulignaient les ressemblances institutionnelles de la « République populaire » de Chine avec l’URSS : réseau de camps de concentration, parti unique et tout-puissant haïssant  la liberté individuelle, contrôlant étroitement la vie quotidienne, la presse, l’éducation des enfants, imposant une impitoyable justice dite « de classe », favorisant le culte du numéro 1, Mao Tsetoung, imposant référence et révérence au marxisme-léninisme, engendrant des luttes au couteau au sein de l’appareil politique dirigeant.

Lors d’une rencontre organisée par la revue Les Temps Modernes  quelques uns de ceux qui avaient longuement travaillé en Chine comme Michel Magloff, rentré d’une institution de langues étrangères à Shanghai, Xavier Luccioni qui, après avoir enseigné le français avait travaillé à Pékin-information, Roland et Annette Trottignon (née Wieviorka), eux aussi revenus d’un long séjour en Chine où ils avaient enseigné, manifestèrent leurs désaccords avec les époux Broyelle. Contrairement à ces derniers, ils n’avaient pas encore remis en cause aussi radicalement qu’eux le « maoïsme ». Claudie et Jacques Broyelle découvraient en revanche, sans en employer le terme, le totalitarisme.

Le moins qu’on puisse dire était que les expériences des uns et des autres ne se recoupaient pas. Les Broyelle furent accusés de ne s’être imprégnés ni des réalités tiers mondistes de la Chine d’alors, ni de son histoire. Leur vision ô combien discutable avait conduit à cette conséquence affreuse que les Broyelle rejetaient même le socialisme, chinois ou pas ! Ils niaient l’opposition des systèmes chinois et soviétique (alors que leurs interlocuteurs opposaient l’URSS, société bloquée, à la Chine, dont la vivacité et l’originalité étaient confirmées par la Révolution culturelle des années précédentes).

Pour les Broyelle, la Chine avait certes changé mais pour le pire – les camps, les prisons, les déportations déguisées de centaines de milliers de jeunes, les humiliations publiques, l’exigence fanatique d’une soumission aux partisans de Mao, tels avaient été les fruits de la « révolution culturelle ». Et si on laissait la bride sur le cou de quelques uns , c’était purement conjoncturel et comparable à ce que Khrouchtchev avait fait avec Soljenitsyne quand celui-ci avait pu publier Une journée d’Ivan Denissovitch dans la revue Novy Mir.

Suivirent d’autres livres  comme Le bonheur des pierres, (Seuil 1978) une sorte de journal, de recueil de réflexions sur leur engagement politique et leur part de responsabilité :  ils s’étaient trompés et l’assumaient. Ils s’étaient trompés et n’avaient pas été trompés (Huis Clos à Pékin, Le Monde 25 mai 1978)

Deux ans plus tard, Apocalypse Mao (Grasset,1980) réintroduisait une dimension historique dans cette réflexion sur le « legs maoïste qui se résumait en quelques mots simples : la terreur, la faim, le saccage de la jeunesse ». Un document interne au PCC allait jusqu’à estimer à 100 millions le nombre de victimes, brutalisées, mortes, jetées en prison, envoyées au laogai (l’équivalent du goulag) ou réduites au chômage et à la mendicité..Le « Grand bond en avant », avait quant à lui, causé trois ans de famine et 20 millions de morts. Quant à la jeunesse saccagée, elle le fut en effet avec des études « sacrifiées sur l’autel des utopies ». Quelques religieux exaltés ou naïfs comme le Père Cardonnel protestèrent. Le Monde, 15 mars 1978). Mais la rupture se consommait entre la majorité des intellectuels français et le marxisme-léninisme L’anti-communisme était revendiqué et …documenté. Le mouvement qui y avait mené passait aussi par une meilleure compréhension du marxisme, qui, bien que coupable innocentait le marxiste et était aveugle au rapport particulier qu’eux-mêmes, les Broyelle et leurs jeunes amis maoïstes, avaient entretenu « dans et par le marxisme avec une certaine idée de l’absolu », comme l’écrivirent Claudie et Jacques Broyelle(Le Monde, 20 janvier 1978). C’est ainsi, contre le relativisme historique marxiste, qu’ils redécouvrirent le Bien et la Mal.

On les vit ainsi avec André Glucksmann et Bernard Kouchner appeler à l’aide aux boat-people vietnamiens.

On les vit honorer la pensée d’Albert Camus et se ranger rétrospectivement à ses côtés dans sa polémique avec Sartre sur les camps de concentration soviétiques. En 1982, Les Illusions retrouvées (Grasset), Sartre a toujours raison contre Camus, Jacques et Claudie Broyelle réagissaient à la victoire de l’Union de la gauche, dénonçaient ses illusions retrouvées envers le camp socialiste porteur d’une société totalitaire pourtant depuis longtemps dénoncée aussi par Raymond Aron, Arthur Koestler et Manes Sperber.

Plus de quarante ans se sont écoulées depuis la parution de ce livre. Ce n’est pas une vieille histoire comme on se le demandait plus haut. Et pour son rôle de précurseur, donc, et pour son actualité brulante – car s’ils changent d’allure, les totalitarismes et les illusions dont on les pare continuent d’exister – il faut saluer le travail accompli par Jacques Broyelle aux côtés de son épouse. J’adresse à celle-ci et à toute sa famille nos condoléances les plus sincères.

Pierre Rigoulot

15 Mar 2024

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