À la Reconquête d’un passé perdu
Trois choses viennent de nous stupéfier
La première est l’invasion de l’Ukraine, une nation souveraine proche de l’Union européenne, par la Russie de Poutine. Quand les États-Unis nous en ont prévenus, nous ne les avons pas crus.
La deuxième est la résistance des Ukrainiens et de leur président, en dépit de l’énorme disproportion des forces en présence. Nous ne savions pas que l’héroïsme pouvait exister au présent, et Poutine ne l’avait pas anticipé.
Notre troisième surprise a été la promptitude, le niveau et l’unité de la réaction du monde libre. Nous le pensions désarticulé et incapable de faire front. Sur ce point aussi le glacial joueur d’échecs qu’est Poutine a mal anticipé son coup. Le monde libre se réveille, il se reforme, se réarme et il réagit.
C’est un évènement qui peut nous redonner espoir et énergie.
La stupeur produite par ce retour soudain du tragique dans l’Europe apaisée a suscité deux interrogations.
– Que se passe-t-il dans la tête de Poutine, cet homme que l’on prenait pour un interlocuteur rationnel ?
– Quel est le fantasme qui le fait succomber à l’ubris fatale aux despotes ?
En réponse à la première question, les gens qui s’interrogeaient de bonne foi sur son identité, sur son psychisme et donc sur la manière de s’entendre avec lui dans le respect des traités ont découvert que dans sa tête et dans ses tripes Poutine était simplement un pur produit du KGB. Un produit inaltérable. L’extrême brutalité et l’extrême mensonge sont dans sa nature. Un remake du Dictateur de Chaplin serait le bienvenu.
Quant au fantasme qui le pousse à agir imprudemment, s’ll fallait lui donner un titre proustien, ce pourrait être À la reconquête d’un passé perdu.
Car la Reconquête de l’empire russe qui s’est écroulé et qui a éclaté en 1991 est à l’évidence le mobile obsessionnel du président Poutine.
Contrairement à ce qui se dit et s’écrit ici ou là, ce n’est pas l’Occident qui l’a repoussé et qui l’a conduit à endosser ce personnage.
Ce qui pousse Poutine au crime et à la faute, c’est le refus de faire son deuil de la puissance passée de la Russie.
Son obsession est la Reconquête. La victoire du passé sur le présent;
Profitant de la désorganisation de l’ordre mondial instauré après la seconde guerre mondiale et de l’impossibilité pour le monde libre de répondre à sa guerre par la guerre, Poutine est parti à la Reconquête méthodique de l’empire russe éclaté et perdu en 1991.
Sa méthode est celle du fait accompli par la force , qui nous rappelle celle de Hitler.
Il lui emprunte également la rhétorique de la communauté de langue qu’Hitler appliqua à propos des Sudètes.
Il agit de nos jours à la façon de l’empire soviétique, par l’envoi des chars comme à Berlin-Est en 1953, à Budapest en 1956 et à Prague en 1968.
À cette époque caractérisée par le partage du monde, l’empire soviétique exerçait impunément sa terreur à condition de la limiter à sa sphère d’influence, qui était reconnue depuis Yalta par l’autre partie de la communauté internationale.
Poutine ne peut pas admettre que le temps de l’empire russe est révolu, et qu’il ne le rétablira pas.
Ignorant la fin de ce partage du monde, il s’attaque aujourd’hui à une nation qui s’est libérée du joug soviétique et qui est devenue souveraines. Il projette d’étendre cette Reconquête de l’empire perdu à d’autres provinces et même à d’autres États.
Il parie sur l’impuissance des démocraties qu’il méprise. Quand il admire ses muscles dans un miroir, il pense n’avoir que des dégénérés flasques et drogués pour adversaires.
C’est ainsi qu’il a pris le risque de ressouder le monde libre contre lui et de se retrouver isolé, dans un monde mondialisé ou il n’aura d’autre recours que la soumission à la Chine communiste.
Notons d’ailleurs au passage que Poutine pas le seul à croire que l’avenir d’un pays peut résulter de la Reconquête de son passé.
La Reconquête du temps passé, dans ce qu’il avait de pire, n’est heureusement qu’un fantasme. Elle n’est un pari gagnant ni à Moscou ni à Paris.
André Senik