La liberté « libertarienne » : à consumer sans modération ?

Elon Musk partout qualifié de « libertarien », de même que le nouveau chef de l’État argentin, Javier Milei (qui s’est d’ailleurs lui-même présenté comme « le premier président libertarien de l’histoire ») : l’année 2024 aura donc vu ce label traduit du libertarian américain et jusqu’alors ignoré du lexique « grand public » opérer une notable irruption dans les médias du monde entier. Des « libertariens » ? Sous cette appellation sont outre-Atlantique désignés des partisans résolus d’une liberté individuelle intégrale seulement limitée par le respect de celle des autres individus. Ce qui, doctrinalement, renvoie à un courant de pensée dûment répertorié : le « libertarianism » – qui théorise et soutient la prééminence absolue d’un liberté en tout : de pensée, d’expression, d’échange, d’association, de mœurs ou encore d’autodéfense. Dont la propriété de soi et la choix volontaire sont les plus surs fondements.
Mais pourquoi ne pas plutôt parler de « libertaires » et de « libertarisme » ? Tout simplement parce que ceux-ci se caractérisent par leur collectivisme économique alors que les libertariens américains voient dans la propriété privée le support obligé de l’exercice de la liberté de l’individu – une distinction décisive. Autre précision sémantique liminaire: aux États-Unis, le label « libertarianism » a une acception large qui inclut les « classical liberals » (Hayek, Mises, Friedman…) contraints de renoncer à se poser en libéraux depuis que dans les années 1930 le terme liberal y a pris une connotation étatiste et progressiste – et une signification plus étroite qui ne s’applique qu’à de rigoureux anti-étatistes et vrais « ultra-libéraux » refusant d’être amalgamés aux libéraux classiques encore trop interventionnistes à leurs yeux. Celle-ci seule retiendra notre attention dans ce qui suit.
Anarcho-capitalistes vs « Minarchistes » : dissensus entre libertariens
Au cours de la première moitié des années 1970, un tir nourri de publications sans précédent dans l’histoire politico-intellectuelle américaine défend soudain la cause d’un « libertarianisme » typiquement « made in USA » : Radical Libertarianism : A Right Wing Alternative (Jerome Tucille, 1970), Libertarianism : A Political Philosophy for Tomorrow (John Hospers, 1971), For a New Liberty : The Libertarian Manifesto (Murray Rothbard, 1973), The Machinery of Freedom (David Friedman (1973)… Un peu plus tard, en 1982, le futur chef de file du mouvement, Murray Rothbard, revient à la charge en publiant un magistral The Ethics of Liberty. Mais cette assomption libertarienne n’a pas qu’une dimension éditoriale. Sur un plan plus militant, des think tanks se mettent en place (Cato Institute en 1977, Mises Institute en 1982) et se fonde même dès 1971 un parti politique, le Libertarian Party participant aux élections présidentielles – tandis que le champ académique se voit également investi avec la création en 1977 d’un Journal of Libertarian Studies.
Si avant ces prolifiques années 1970 le vocable libertarian existait déjà au sens de « libertaire » venu d’Europe, il demeurait d’usage confidentiel et n’avait pris sa connotation inédite de « pro-capitaliste » qu’à l’orée des années 1940 – en particulier sous l’influence de « pré-libertariens » qui s’étaient fait un nom entre 1930 et 1940, tels Frank Chodorov, Albert Jay Nock ou Henry Mencken, révulsés par le New Deal. Mais ce n’est donc qu’une trentaine d’années plus tard qu’il acquiert une robuste notoriété en lien avec l’émergence remarquée d’un libertarianisme qui radicalise l’attachement à une liberté (individuelle) célébrée en valeur cardinale dotée d’un monopole axiologique. Au sein du corpus éditorial mentionné plus haut, la moitié des ouvrages font explicitement référence à la priorité lexicale dévolue à ce qui est dénommé aussi bien « Freedom » que « Liberty ». Le contexte politique américain d’alors explique que cela soit intervenu au début des années 1970, soit à la fin des deux présidences de Lyndon Johnson (1963-1969) qui avaient vu brusquement se développer un social-étatisme des plus activistes, entre aides sociales de toutes sortes et institutionnalisation de l’ « Affirmative Action » (discrimination positive). D’où, en virulente réaction (favorisée par l’opposition étudiante à la guerre au Viet-Nam) contre cette étatisation de la société américaine, la spectaculaire irruption du libertarianisme sur la scène publique.
En fait, tous les auteurs libertariens dont il vient d’être question sont volontiers désignés et se qualifient eux-mêmes comme des « anarcho-capitalistes ». Des anarchistes ? Certes, mais dans une version spécifiquement américaine qui n’a guère à voir avec ce qui caractérise l’anarchisme européen, résolument collectiviste et égalitariste, ni non plus avec un quelconque « anarchisme de droite ». Eux aussi farouchement anti-étatistes, les libertariens anarcho-capitalistes considèrent que le libre échange volontaire entre individus de préférence associés et donc le libre marché suffisent à auto-réguler l’action humaine. Ce choix d’un laissez-faire en tout doit en principe générer un monde tolérant et pacifique, où chaque individu peut s’accomplir en plein propriétaire de soi libéré de toute mise sous tutelle par un État forcément illégitime puisqu’il se dispense du consentement contractuel explicite de chacun des citoyens.
Mais dans la galaxie libertarienne, tout le monde ne l’entend pas ainsi. Une mouvance dite « minarchiste » estime que pour éviter le chaos et la violence, assurer le respect des contrats, punir la fraude et défendre la liberté individuelle contre toute agression, un dispositif de protection public et commun demeure indispensable : un État minimum. C’est ce qu’une dizaine d’années avant le surgissement anarcho-capitaliste avait soutenu la célèbre romancière et philosophe Ayn Rand (Atlas Shrugged, 1957; Capitalism, the Unknown Ideal, 1966) non sans paradoxe : souvent cataloguée comme figure de proue libertarienne en tant que fervente avocate de la souveraineté de l’individu dans le cadre nécessaire d’un « capitalisme de laissez-faire », elle récusait cette qualification en voyant dans les libertariens des individus irresponsables (des « hippies », des « zombies »…) dont l’irrationalité contredisait sa propre philosophie « objectiviste ». Un peu plus tard, un autre philosophe de poids, Robert Nozick (professeur à Harvard) se revendiqua du libertarianisme minarchiste dans son remarqué Anarchy, State and Utopia (1974) dirigé contre les thèses socialisantes du liberal John Rawls. Mais il y établit aussi que dans un monde d’anarchie, un processus de « main invisible » aboutirait forcément à fédérer des agences privées de protection en un quasi État « ultra-minimal » puis « minimal ».
Ce bref survol ne saurait enfin ignorer que sur cette bipolarisation se greffe un improbable et très minoritaire « libertarianisme de gauche » (Peter Vallentyne) qui, tout en acceptant l’idée d’un individu propriétaire de soi, défend celle d’une collectivisation des ressources et prône l’instauration d’un « basic income » (revenu universel) impliquant l’intervention d’un État redistributeur et dirigiste…
Une utopie entre angélisme et apories
Depuis son apparition il y a plus d’un demi-siècle, le libertarianisme a poursuivi son aventure intellectuelle mais sans véritablement s’imposer sur le « marché des idées » ni compter de nouvelles figures attirant l’attention (hors Hans-Herman Hoppe, auteur en 2001 de Democracy. The God that Failed, qui?), ni encore moins sur le plan politique. Ne dépassant jamais guère plus de 1 % des voix lors des élection présidentielles avec pendant longtemps Ron Paul en tête d’affiche du parti libertarien, ce dernier a même brutalement chuté en 2024 puisque son candidat Chase Oliver n’en a recueilli que 0,4 %. Face à ce cruel et persistant déficit d’audience populaire, les libertariens version anarcho-capitaliste ont de quoi s’interroger : pourquoi un tel insuccès à convaincre dans un pays où existe depuis toujours une redoutable tradition anti-étatiste ( portée au XIXème siècle par David Thoreau puis Lysander Spooner et Benjamin Tucker) ? Et pourquoi l’échec à s’exporter hors d’Amérique dans un état non groupusculaire ?
Ne se pourrait-il pas, en premier lieu, que ces libertariens aient nourri d’excessives illusions quant à l’appétence présumée des humains (fussent-ils américains) pour la liberté – et qui plus est une liberté pratiquement sans entraves ni garde-fous ? Nombre d’entre eux n’ont-ils pas plutôt « peur de la liberté » (Eric Fromm), préférant le confort du conformisme, de la servitude (La Boétie), voire de la soumission aux autocrates qui dominent en fait la planète ? Á moins que non sans quelque raison, ils estiment que se jeter dans un monde « déconstruit » sans autorité ni espace publics, sans nations ni frontières et où l’idée même de société aurait disparu revient à dire adieu aux libertés les plus élémentaires propres aux démocraties libérales d’Occident ? Imaginons par ailleurs qu’ait pris corps l’utopie anarcho-capitaliste, soit une juxtaposition d’entités juridiques privées (des copropriétés comme les « gated communities » ou les « îles flottantes » apatrides ) auxquelles on adhère volontairement et dont la sécurité est assurée par des agences non moins privées. Au nom de quoi l’adhérent d’une de ces agences qui viole le droit adopté dans une autre devrait-il se soumettre aux sanctions édictées par celle-ci puisque il n’y a pas donné son consentement ? Afin qu’aucun crime ne demeure impuni où que l’on se trouve mais aussi que l’on puisse librement circuler au dehors de sa copropriété communautaire, ces diverses entités et agences n’en viendront-elles pas à se fédérer et adopter un minimum de règles communes ? Et ainsi (où l’on retrouve Nozick!) recréer un dispositif étatique minimal ? Ce qui , sur le plan militaire, ne serait pas moins nécessaire pour faire face aux agressions ne manquant pas de provenir d’États autoritaires avides d’hégémonie qui, eux, auraient subsisté (à moins que par angélisme géopolitique et inclinations isolationnistes, le pacifisme libertarien pousse à croire qu’il n’y aura plus jamais de guerres!)
Outre cette imputation d’irréalisme affectant l’utopie libertarienne radicale, les prises de position anti-étatistes appliquées au contexte contemporain et partagées avec l’extrême droite peuvent apparaître non moins problématiques. Climato-dénégationnisme, conspirationnisme antivax lors de l’épisode du covid : tout semble se passer comme s’il suffisait que quoi que ce soit présumé impliquer forcément l’État s’en retrouve irrémédiablement contaminé et disqualifié. Inversement, prétendre que par essence le capitalisme, pour le moins idéalisé, n’offre que des solutions servant la liberté individuelle laisse perplexe lorsqu’on songe aux fraudes, tentations monopolistiques et intrusions dans la vie privée des gens dont peuvent faire preuve des entreprises. Enfin, plusieurs propositions libertariennes basiques et emblématiques ne laissent pas d’interroger en raison de leur adéquation peu évidente avec une éthique responsable (souci des conséquences, capacité d’autolimitation) de la liberté et sa logique: l’identification préférentielle de la liberté au seul exercice du droit de propriété privée n’est-elle pas réductrice et n’exclut-elle pas d’autres réquisits non moins fondamentaux de la liberté individuelle ? La fixation obsessionnelle sur un État accusé d’être l’unique cause des menées liberticides dans le monde ne pèche-t-elle pas par excès alors qu’il lui est historiquement souvent arrivé d’avoir aussi été l’artisan de l’émancipation d’individus opprimés (femmes, esclaves, minorités religieuses…) – et qu’aux côtés de l’étatisme, le collectivisme moral et culturel (tribalisme, traditionalisme) n’est pas moins tyrannique ? Le laxisme d’une liberté d’expression sans freins ni limites et légitimant donc menaces violentes, calomnies, insultes et diffamation ne viole-t-il pas la liberté de personnes ainsi exposées à une ruine arbitraire de leur réputation – et le libertarianisme ne cautionne-t-il pas de la sorte le calamiteux règne relativiste de la « post-vérité » ?
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Dans le contexte d’un premier quart de XXI ème siècle marqué par le triomphe des rapports de force brutaux et des régimes « illibéraux », le libertarianisme dans sa version radicale semble bien voué à demeurer hors-sol, à l’état d’ambivalente utopie. Cependant, même dans ses excès, il a le grand mérite de contraindre à repenser les fondements classiquement convenus du politique, à devoir réexaminer ce qui paraissait partout aller de soi. Donc, ne surtout pas « jeter le bébé avec l’eau du bain » – sous condition de le soustraire aux sortilèges d’un dogmatisme doctrinal exacerbé et ne plus hyperboliser une liberté absolutisée. Ne serait-il pas en effet plus convaincant et percutant en étant avant tout un état d’esprit, une sensibilité farouchement vigilante, attachés à traquer et pourfendre tous les incessants débordements bureaucratiques et paternalistes de la puissance publique ? Ceci à l’instar d’un…Clint Eastwood qui s’est volontiers et explicitement posé en subtil « libertarien » dénonçant les intrusions étatiques qui prétendent faire le bonheur des gens sans et même contre eux ou leur dictant leur conduite…Cependant, le libertarianisme plus réaliste et soucieux d’efficience qui s’affiche actuellement au sommet des États argentin et étatsunien ne le fait-il pas au prix d’une dommageable ambiguïté ? Milei refuse la liberté d’avortement et appréciait le populisme autoritaire de Bolsonaro tandis que Musk (rallié à la démagogie nationaliste de Trump) est fasciné par Poutine, dont les penchants libertariens ont tout de même à ce jour échappé à tout le monde…Le libertarianisme 2.0 est-il vraiment soluble dans ce déroutant confusionnisme ?
Alain Laurent, le 10 juin 2025


