Fissures dans le silence : la révolte des travailleurs nord-coréens à Helong
Ada Trybuchowska est Polonaise. Elle travaille avec le Comité américain pour les droits de l’homme en Corée du Nord. Le récit qu’elle donne d’une révolte de travailleurs nord-coréens en janvier 2024 à Helong, dans la province chinoise de Jilin – une révolte dont la presse occidentale n’avait jusqu’ici pas eu connaissance – est terrible et passionnant. Nous nous contenterons de traduire en français la première partie de ce texte qui esquisse ensuite une comparaison avec l’action du mouvement polonais Solidarnosc.
H&L

Par une matinée glaciale de janvier 2024, un événement extraordinaire s’est produit dans la ville de Helong, non loin de la frontière entre la Chine et la Corée du Nord. Cet hiver-là, des centaines de travailleurs nord-coréens se sont soulevés contre leurs surveillants, organisant une rare protestation pour réclamer le paiement de leurs salaires impayés et leur rapatriement.
Le foyer de la contestation fut Nanping, un centre industriel majeur de transformation alimentaire et de confection employant des Nord-Coréens. Des ouvriers de plus de dix usines textiles et d’habillement de la région s’y sont joints. Pendant trois jours tendus, près de 3 000 travailleurs migrants nord-coréens ont mené une révolte massive. Ils ont enfermé leurs superviseurs chinois et nord-coréens, stoppé la production et exigé plusieurs mois de salaires impayés, estimés à environ 10 millions de dollars.
Cet affrontement n’était pas un conflit du travail ordinaire : il visait directement l’un des systèmes de contrôle du travail les plus répressifs au monde, où l’obéissance découle non seulement de la coercition étatique, mais aussi de la peur pour sa famille, son avenir et sa vie. La tension atteignit son paroxysme lorsqu’un des officiels nord-coréens — envoyé pour surveiller les travailleurs — fut battu à mort par les manifestants.
Face à la situation, des agents de sécurité nord-coréens acceptèrent de verser immédiatement plusieurs mois de salaires aux ouvriers, ce qui mit fin à la grève le jour même. Aucune autre protestation connue de travailleurs nord-coréens à l’étranger n’avait jamais atteint une telle ampleur.
Le soulèvement de Helong a ébranlé le système de peur soigneusement entretenu par Pyongyang. Officiellement, la Corée du Nord affirmait envoyer de jeunes ouvriers à l’étranger par patriotisme et devoir économique. En réalité, il s’agissait d’un vaste système étatique d’exportation de main-d’œuvre, mobilisant des dizaines de milliers de Nord-Coréens dans des usines et sur des chantiers en Asie, en Afrique et au Moyen-Orient.
En 2024, on estimait à 100 000 le nombre de Nord-Coréens travaillant encore à l’étranger. Bien que certaines affectations restent théoriquement légales, elles contournent souvent le droit international du travail et violent la Résolution 2397 du Conseil de sécurité de l’ONU, qui avait interdit en 2017 l’emploi de travailleurs nord-coréens à l’étranger et exigé leur rapatriement d’ici 2019, afin de couper au régime une source de revenus destinée à son programme nucléaire. Faute d’application stricte, beaucoup restèrent en poste, générant une économie grise estimée à 500 millions de dollars par an pour Pyongyang.
La révolte de Helong débuta lorsque les ouvriers découvrirent que leurs collègues rapatriés en Corée du Nord n’avaient jamais touché les salaires promis. Pyongyang confisque 70 à 90 % des gains, généralement versés seulement au retour au pays, pour maintenir dépendance et obéissance. Cette révélation fit voler en éclats l’illusion que la soumission pouvait mener à une récompense. Les ouvriers occupèrent l’usine, barricadèrent les portes et refusèrent de reprendre le travail. Ce geste collectif était d’autant plus marquant qu’il impliquait des risques immenses.
Les travailleurs expatriés nord-coréens vivent sous une surveillance constante : leurs passeports sont confisqués à l’arrivée, ils sont logés dans des dortoirs exigus aux conditions misérables, soumis à des journées de 16 heures, privés de téléphone et dont les conversations sont surveillées. Toute contestation entraîne des sanctions sévères, dont le rapatriement forcé, synonyme d’emprisonnement, voire d’exécution, ainsi que de représailles contre la famille restée en Corée du Nord. Dans ce contexte brutal, la révolte de Helong a constitué une affirmation rare et radicale d’autonomie.
À la fin janvier, les autorités chinoises et nord-coréennes réagirent. Des officiels dépêchés de Pyongyang versèrent plusieurs mois de salaires en retard pour calmer la situation. Les ouvriers furent ensuite dispersés, déplacés vers d’autres sites ou rapatriés ; la plupart subirent des sanctions. La moitié fut renvoyée de force en Corée du Nord, vraisemblablement envoyée en camps de prisonniers politiques ; les autres furent placés sous une surveillance accrue.
Cette réaction illustre la stratégie habituelle de Pyongyang : les travailleurs envoyés à l’étranger ne sont pas seulement une source de devises, mais aussi un test de loyauté, puisqu’ils proviennent souvent de familles jugées politiquement fiables.
La révolte fut écrasée par Pékin et Pyongyang, mais elle reste un épisode révélateur : même dans les systèmes les plus répressifs, le contrôle peut connaître des failles. Helong montre que des travailleurs étroitement surveillés peuvent malgré tout résister. L’épisode pose aussi une question : combien de temps Pyongyang pourra-t-il contenir de tels actes de défiance ?
Ada Trybuchowska, le 22 septembre 2025
