Emmanuel jugeait sans doute ne pas avoir de temps à perdre en polémiques futiles. Aussi, sachant que son jugement pouvait être « récupéré » par un camp ou par un autre, sa prudence était grande. Parfois même exagérée. S’il donnait son avis, il ne manquait pas de suggérer une autre manière de le donner, et la possibilité d’une autre interprétation de sa pensée.
Au sein d’un même jugement, il pouvait aussi multiplier les nuances de telle sorte qu’on ne pouvait guère le soupçonner de jugement agressif et à l’emporte-pièces. Dans Une vie avec l’histoire, ses mémoires publiées chez Tallandier en 2014, on trouve ainsi, tout en circonvolutions, cet avis qu’il donne sur le marxisme : « La construction marxiste, en dépit d’inexactitudes, d’approximations ou d’apriori considérables, n’est pas dénuée de certaines relations avec la réalité de l’histoire et des faits, mais elle s’est partiellement déshonorée lors du stalinisme ». 1
Sur le stalinisme, ses propos étaient plus nets. Nul reproche à craindre il est vrai en cette fin de XX ème siècle et en ces premières années du XXI ème siècle. Les défenseurs de Staline se faisaient rares! « Dès les année 1930, écrit-il toujours dans ses mémoires, les travaux de Boris Souvarine sur le communisme stalinien ont tranché heureusement sur les livres bénisseurs que publiaient les penseurs communistes à propos du bolchevisme et de l’Union soviétique ». 2
Il alla plus loin encore, en saluant en 1977 dans Le Monde la réédition du Staline de Souvarine, publié pour la première fois en 1935, puis en participant à un numéro d’hommage rendu à Souvarine, (décédé le 1er novembre 1984) par la revue Est & Ouest avec un article intitulé : « Une oeuvre libératrice ». Libératrice au sens où elle tranchait le noeud gordien dont n’avaient pas su se libérer les célébrités intellectuelles comme Althusser, Deleuze, Guattari et Foucault qui trainaient derrière elles « mainte parcelle du proliférant dogmatisme révolutionnaire ». 3
Un tel respect pour Boris Souvarine allait se concrétiser 20 ans plus tard avec l’acceptation, par Emmanuel Le Roy Ladurie, de la proposition que je lui fis en 2006 de devenir le président de l’Institut d’histoire sociale fondé, justement par Boris Souvarine l’année de la publication de son Staline. Ce n’est pas le lieu ici de faire l’histoire de l’Institut. Rappelons seulement qu’Emmanuel succédait ainsi à André Bergeron, l’ancien secrétaire général de Force Ouvrière, et à Jean-François Revel et qu’il a laissé dans ce lieu de réflexion une empreinte plus marquée qu’on ne le croit. Après qu’il eut été rassuré sur le fonctionnement de l’Institut d’histoire sociale (IHS), sur ses ressources financières et la respectabilité de son équipe dirigeante, Emmanuel contribua à tourner une page de son histoire. Il est vrai que sa tâche fut facilitée par le fait que Georges Albertini, ancien compagnon de Marcel Déat et longtemps soutien financier de Souvarine, était mort en 1983. Il est vrai que son bras droit, Guy Lemonnier, alias Claude Harmel, devenu avec l’âge un formidable connaisseur de l’histoire du syndicalisme, s’était retiré. 4; que le Serbe Branko Lazitch, ancien adversaire de Tito, animateur d’Est & Ouest, stupéfiant savant pour tout ce qui concernait l’histoire du Comintern (à suivre l’orthographe de Souvarine). avait quitté ce monde en 1998. Lui, souhaitait arrêter nos activités et en plaisantant proposait qu’on écrive sur notre porte, au début des années 1990 : « Fermé pour cause de victoire! »
Emmanuel mit sa toute nouvelle autorité statutaire en jeu et acheva la réorganisation de l’IHS en poussant vers la sortie ce qui restait de l’ancienne équipe.
Il était entouré désormais de chercheurs qui, après un passage par le mouvement de mai 68 et la découverte de Soljenitsyne, mettaient en cause la pensée historiciste et marxiste et opposaient désormais la démocratie libérale aux totalitarismes. Emmanuel appuya l’évolution qu’ils imprimaient à « la Maison Souvarine ». Il approuva aussi le don progressif de la bibliothèque – qui avait été constituée par les « anciens » et que continuait d’étoffer la nouvelle « génération » – aux Archives départementales des Hauts-de-Seine, en échange de l’hospitalité accordée à l’IHS. Emmanuel contribua d’ailleurs au développement de cette bibliothèque et de son fonds sur le communisme, le socialisme et le syndicalisme en y déposant les archives de son père, Jacques Le Roy Ladurie, figure du syndicalisme agricole normand et Ministre de Vichy jusqu’en 1942.
Autre engagement actif d’Emmanuel : il veillait à dire quelques mots lors de l’ouverture des colloques que l’IHS mettait sur pied chaque année. Au cours de ses interventions, le savoir et la profondeur faisaient bon ménage avec un humour et de discrets coups de patte que sa éloignement de toute activité officielle lui permettait. François Mitterrand et Jack Lang firent par exemple les frais de son introduction à un colloque de l’Institut d’histoire sociale « sur 1989 et la chute du communisme européen ». 5
Il écrivait aussi assez fréquemment dans la revue Histoire & Liberté (qui faisait suite aux Cahiers d’histoire sociale, eux-mêmes succédant à Est & Ouest). Mieux : il veillait, sans nous heurter frontalement, à ce que la nouvelle approche, anti-totalitaire, ne s’enfermât pas dans un nouveau dogmatisme. Puisque nous pensions que la direction indiquée par Hanna Arendt, bonne pour caractériser l’URSS de Staline et l’Allemagne de Hitler, pouvait également être utilisée avec profit pour éclairer la Russie poutinienne, l’Erythrée islamiste ou la Chine de Hu Jintao, il nous suggéra de reconnaître au concept de totalitarisme une certaine « souplesse » permettant d’en faire un instrument d’analyse applicable à bien d’autres régimes et à bien d’autres époques que celles analysées par Arendt.
C’est ainsi qu’Emmanuel Le Roy Ladurie, sans avoir l’air d’y toucher, bouscula nos « évidences » en se demandant si le totalitarisme ne pouvait pas s’appliquer à un Etat comme celui de Louis XIV, au tournant du XVII ème et du XVIII ème siècle! La question devait le tarauder car le texte qu’il nous demanda de publier au début de l’année 2009 reprenait un avant-propos qu’il avait donné à un ouvrage de Bernard Coffret, Terre d’exil, l’Angleterre et ses réfugiés, XVI e et XVII e siècles, déjà publié en 1985 mais passé à son goût trop inaperçu. Il y laissait entendre, certes avec la prudence que nous avons évoquée plus haut, qu’il y avait, dans un Etat voulant établir et pratiquer le monopole religieux, un « totalitarisme sectoriel »…Et de mentionner l’Espagne de 1492, l’Angleterre de 1559 et la France de 1685 ! 6
Il fit de même avec le concept de « guerre froide » qu’il hacha menu devant nous en découvrant au XVIIIe et au XIX ème siècle, d’autres guerres froides que la seule que nous connaissions, certaines étant de courte durée et d’autres de longue durée. Il se livra encore au même jeu de massacre peu après : notre colloque sur la transition de l’URSS à la Russie nouvelle pouvait-il assurer qu’il y avait une transition véritable vers un autre système politique, en l’occurrence la démocratie ? Il se demanda même ouvertement si cette dernière était bien le meilleur des systèmes. Il en voyait d’ailleurs des manifestations, des pousses et des surgeons – et de regrettables dérives – en des lieux et des temps fort divers.7. Moins affectés dans notre « coeur de cible », comme disent les commerçants, puisque nous étions sûrs que le totalitarisme était, lui, le pire des régimes, nous nous contentâmes d’admirer l’incontestable érudition de ces remarques liminaires à notre colloque de 2010 sur « La défense des valeurs démocratiques » 8. à la Maison de l’Europe ou à celui de 2012 sur « la Russie Nouvelle », à la Fondation Singer-Polignac.9.
Solidaire de nos efforts et de nos valeurs et soucieux de notre ouverture d’esprit sans pour autant s’instaurer donneur de leçons, comme pouvait l’être le vrai président d’un lieu de réflexions, Emmanuel ne chercha pas à profiter de sa position présidentielle pour imposer ses propres thèmes de réflexion. Un ou deux articles seulement reflètent des préoccupations que nous ne partagions pas avec lui dans le cadre de l’Institut d’histoire sociale. Dans le numéro du 20 ème anniversaire de notre revue; Emmanuel tint par exemple à souligner l’importance du réchauffement climatique que nous avions vécu pendant ces deux décennies sans l’évoquer pour autant dans notre revue. Emmanuel ne se contentait pas de préciser les causes de ce réchauffement – l’émission croissante de dioxyde de carbone dans l’atmosphère – mais il montrait ses conséquences. Il insista dans cet article sur le rôle « provocateur », « détonateur », des aléas climatiques sur les événements politiques comme ce fut le cas avec les pluies de l’automne 1787, l’échaudage du printemps 1788 et les intempéries de l’été suivant. Si souvent discret sur son père Ministre de Vichy, il voyait enfin une origine à sa sensibilité au climat dans le fait que ce père avait été d’abord un syndicaliste agricole. 10. Emmanuel ne souhaita pas non plus se contenter d’ouvrir le colloque de juin 2013 sur l’Europe, à l’Assemblée nationale et voulut présenter lui-même une communication intitulée « Ethno-linguistique hexagonale, de l’Occitane à l’Oïlanie » où il s’interrogeait sur l’identité française, reprenant un débat déjà vif du temps de Jules Michelet sur la continuité entre la Gaule et la France, mais qui ne nous avait guère effleuré, peu d’entre nous ayant lu L’histoire de France des régions qu’Emmanuel avait publié au Seuil en 2001.11.
Les années suivantes furent difficiles pour Emmanuel. Il perdait progressivement la vue et ne pouvait plus se rendre à notre siège à Nanterre. Il continua cependant à suivre nos activités, nous recevant par exemple à son domicile, mais il s’en lassa, sans doute. La géopolitique, les valeurs que nous défendions, la pertinence de nos outils intellectuels, voilà ce qui l’intéressait. Les détails concernant notre matériel informatique en revanche le laissaient froid ! Emmanuel donnait le cap, s’assurait de notre état d’esprit.
Pour l’Institut d’histoire sociale, Il fut, une quinzaine d’années durant, un vrai président.
Pierre Rigoulot
le 22 novembre 2024
1. Emmanuel Le Roy Ladurie, Une vie avec l’histoire, Mémoires, avec le concours de F.-D Lichtenhan, Tallandier, Paris 2014, p. 32
2. op. cit. p. 209
3. Est & Ouest p.n°15, février 1985 p.8. Emmanuel n’a pas mentionné Derrida. Il aurait pu le faire. Mais il a bien anticipé les tares de ces oeuvres et le lien entre le wokisme qui allait s’en inspirer sur les campus américains, et la pensée marxiste.
4. Claude Harmel est mort en 2011
5. Zusammensbruch ( effondrement, en allemand), expression utilisée selon Emmanuel pat Christa Wolf, accablée par la chute du mur et la fin de la RDA lors d’une rencontre au Ministère de la culture, v. Histoire et Liberté n°39, pp. 11 à 14
6.Totalitarisme et Modernité, Histoire & liberté n°37 , hiver 2008-2009 pp. 91 à 97.
7.Le long cheminement de la démocratie, Histoire & Liberté n° 49 pp. 9 à 11
8. Guerres froides? Histoire & Liberté n°43 pp.7 à 9
9.Remarques sur quelques transitions, Histoire & Liberté n° 47 pp. 11 à 13
10. 1993-2013 : Le réchauffement de la planète impose l’histoire du climat, Histoire et Liberté n°50 , février 2013 pp. 9 à 21.
11. V. Histoire & Liberté n° 52, octobre 2013
