LA MÉMOIRE DES ENTREPÔTS DE LA DÉPORTATION DE LA SNCF (I)
Les nazis, avec la complicité très active du régime de Vichy du maréchal Pétain, ont déporté vers les camps de la mort des dizaines de milliers de Juifs, parmi lesquels mon oncle David et mon grand-père maternel Yankel. Mais ils ont aussi pillé leurs pauvres biens matériels, tout ce qu’ils ont pu prendre, des livres aux câbles électriques qu’ils ont trouvés à leur domicile.
Un dimanche d’été, en pleine canicule, Claude (ou Sandor, son prénom d’origine hongroise) m’amène sur les lieux de ces crimes matériels : un immense territoire ayant appartenu ou appartenant encore à la SNCF, situé tout autour de la gare d’Austerlitz dans le 13ème arrondissement de Paris.
Claude est mon ami depuis qu’il participe, en même temps que moi, aux deux marches hebdomadaires organisées par les Ukrainiens de France contre la barbarie des Russes de Vladimir Poutine. C’est leur président, Jean-Pierre Pasternak, qui nous a présentés l’un à l’autre. Depuis, tout en défilant, nous passons notre temps, sauf au moment de la minute de silence en hommage aux morts ou pendant la reprise de l’hymne national, à évoquer le passé et ses combats, dans une perspective résolument libertaire, avec des éloges communs à Nestor Makhno et une grande admiration (que je ne partage pas vraiment) pour Buenaventura Durruti. Toujours est-il que nous affichons notre haine (doublée de mépris) envers le fascisme, la nazisme et le franquisme, mais aussi (ce qui est plus original car moins ouvertement proclamé) à l’égard du stalinisme et du communisme en général, trotskisme et castrisme compris.
C’est un syndicaliste ouvrier, comme il aime à se présenter. Il a travaillé pendant plus de trente ans comme chef aiguilleur aux Chemins de fer du sud-ouest, dont le siège se trouve place Valhubert, devant la gare d’Austerlitz. C’est là, en face du Jardin des plantes, que nous commençons notre périple dominical. Je lui avais glissé, en effet, que dans l’enceinte de la gare, je n’avais jamais réussi à localiser les lieux et les voies d’où partaient les déportés vers les camps de transit, direction Drancy, Pithiviers et Beaune-la-Rolande, avant Auschwitz, Majdanek ou Sobibor.
Il en restait seulement une plaque discrète, la plus discrète possible. Il avait décidé de me montrer autre chose, un aspect largement inédit : l’évidence du pillage des biens des Juifs.
Derrière le fronton de l’administration du « chemin de fer d’Orléans », place Valhubert, un bâtiment malheureusement fermé ce dimanche après-midi, la SNCF cache un passé inavouable, comme bien des aspects qui touchent à cet « État dans l’État », comme l’affirme Claude, propriétaire, avec l’Église (les dirigeants de la Société nationale des chemins de fer étaient d’ailleurs de fervents catholiques, pour la plupart), d’un énorme patrimoine sur toute la superficie de Paris Il y a, derrière les lourdes portes, un grand théâtre, où autrefois se produisait la compagnie « L’Équipée », devant un parterre composé non seulement des cadres de la compagnie mais aussi, pendant l’Occupation, d’officiers de la Wehrmacht, des hommes très cultivés, comme tout le monde le sait, capables de regarder pendant des heures une adaptation de la pièce de Paul Claudel, Le soulier de satin. Les acteurs (étaient-ce des cheminots ?) n’avaient pas honte : ils offraient à leurs maîtres, les vainqueurs, une pièce emblématique du répertoire français. Je commençais à ressentir un profond dégoût mais je ne me rendais pas compte encore de la tournure qu’allait prendre cette terrible promenade. Je cherchais les traces de personnes disparues. Mais c’est des biens qui leur appartenaient qu’il s’agissait. Or, ce n’était pas moins angoissant : derrière les objets, il y avait les morts en déportation.
C’était sur les voies 5 à 7, quelque peu à l’écart des autres voies, celles qui emmenaient les voyageurs réguliers vers leurs lieux de destination, que les déportés étaient dirigés vers les camps du Loiret. Nous nous en sommes vite écartés. Tout cela était suffisamment documenté et je ne pouvais qu’imaginer les souffrances de ces pauvres gens disparus. D’ailleurs, aucun des miens, à ma connaissance, n’avait transité par là : pour eux, c’était Drancy ou avant, en zone d’abord dite « libre », Nexon.
Sur le quai d’Austerlitz, longeant la Seine, Claude m’a emmené voir d’immenses entrepôts, à présent à moitié désaffectés, sur lesquels trônait une plaque des autrefois fameux « Magasins généraux ». C’était l’un des endroits qui avait regroupé, après la rafle du Vel’ d’Hiv de juillet 1942, avec d’autres, ceux de la rue Bassano dans le 16èmearrondissement, ou le magasin Lévitan, dans le 10 ème, les meubles de toutes sortes, les bibelots, les assiettes, les couverts, les ampoules même, certaines œuvres d’art (pas les principales : celles-ci étaient entreposées au musée du Jeu de Paume, où les Allemands allaient se servir). Non, c’étaient seulement les témoignages du quotidien des Juifs de Paris et d’ailleurs. Alors, je me mis à penser à tous les membres de ma famille maternelle qui habitaient auparavant la cour du 100 rue de Charonne, dans le 11ème arrondissement, dans de petits appartements loués : eux aussi avaient été dépouillés du peu qu’ils possédaient, s’ils possédaient quelque chose. Des dizaines de milliers d’appartements avaient été pillés, une fois leurs occupants partis en fumée.
Et personne n’avait pensé à indemniser les survivants ni leurs descendants. Aucun n’avait dû d’ailleurs en faire la demande : la valeur des spoliations devait être insignifiante. Mais, tout de même, les autorités auraient pu faire un geste. Une réparation, même symbolique.
(à suivre)
Jacobo Machover
