Défendre la démocratie à l’Ouest, aussi
Notre engagement en faveur de la démocratie libérale et notre opposition au totalitarisme se jouent aussi en France même. où il est important de rappeler les « fondamentaux » de la première et les diverses figures que peut prendre le second. Dans la perspective des prochaines élections présidentielles, quels choix politiques ( nous ne disons pas : quels partis politiques) peuvent être recommandés ou au contraire exclus ? Nous lançons le débat auprès de nos lecteurs et livrons à leur réflexion un premier texte, signé André Senik, sur l’idée d’opposition.
H&L
L’enjeu géopolitique mondial des douze prochains mois
Il faut prendre très au sérieux la relation de complicité (qui n’est plus à démontrer) entre Trump et Poutine. Le dernier livre de Raphaël Glucksman apporte encore des preuves supplémentaires à ce sujet. Cette relation est trop souvent mentionnée comme simplement « pittoresque » alors même qu’il s’agit d’un dispositif qui est certainement essentiel aux yeux de l’axe des pays totalitaires « Moscou/Pékin/Téhéran/Pyongyang ».
L’objectif final pour cet axe consiste à assurer le triomphe irréversible des régimes totalitaires sur les régimes démocratiques. Par sa tentative avérée de coup d’Etat le 6 janvier 2021, Trump a affiché très nettement sa détestation de la démocratie et son appétence au totalitarisme. Une victoire de Trump en 2024 introduirait très probablement un régime totalitaire aux Etats-Unis (ce qui permettrait à l’axe totalitaire de se débarrasser du plus puissant des pays démocratiques,sans avoir à engager un affrontement militaire avec les Etats Unis).
Rappels. Le soutien de 22% des Russes avait suffi aux Bolcheviques pour réussir à instaurer le totalitarisme soviétique (chiffres à l’élection constituante de septembre 1917) ; le soutien de 33% des Allemands avait suffi aux Nationaux-Socialistes pour réussir à instaurer le totalitarisme nazi (chiffre à la dernière élection législative loyale avant la nomination de Hitler par Hindenburg).
Et Trump, quant à lui, dispose aux Etats Unis d’un socle électoral très solide (37,5% des électeurs américains : 75% des 50% des Américains qui votent Républicain).
C’est ce qu’a compris le KGB depuis les années 95 en s’affiliant Trump, en se le subordonnant par toutes sortes d’emprises (sexuelles ou financières), puis en l’aidant à gagner l’élection de 2016, en l’aidant à nouveau en 2020, en l’aidant à nouveau contre Biden d’ici 2024. Le redoutable KGB sait que Trump est le seul politicien américain capable de faire basculer les Etats Unis de la démocratie au totalitarisme. Entre clans dirigeants des pays totalitaires, on trouve des compromis (Pékin par exemple, en dépit de son obsession territoriale, s’interdit de revendiquer de reprendre « l’Extrême-Orient russe » à Moscou).
Si Trump était élu et si ensuite les Etats-Unis devenaient un Etat totalitaire, toutes sortes de coopérations deviendraient possibles entre les clans qui sont à la tête des Etats totalitaires. Surtout, il n’y aurait plus aucun obstacle à généraliser le totalitarisme sur toute la planète (ce qui est un rêve commun à Poutine, à Xi, aux Kim, aux Ayatollahs et peut-être aussi à des personnalités comme Donald Trump et comme Elon Musk (qui ne cache pas son soutien à Trump)).
Et pour contribuer à une victoire de Trump en 2024, le KGB et Poutine ont déjà entrepris de réveiller l’inflation aux Etats-Unis par le biais d’une deuxième vague de hausse des matières premières (le pétrole et le gaz en particulier). Poutine va tout entreprendre pour que le prix du baril dépasse à nouveau le seuil des 100 $, ce qi fera remonter l’inflation aux Etats Unis, ce qui obligera la Fed à monter ses taux, ce qui introduira le risque d’une récession, trois éléments que détestent les électeurs américains et qui pourraient contribuer à une victoire de Trump.
Pour faire monter le prix du baril, Poutine dispose d’un allié de choix : MBS, le dirigeant tout-puissant de l’Arabie Saoudite qui pactise de plus en plus avec Poutine et avec Xi depuis que fin 2016, il a décidé d’associer la Russie de Poutine à l’OPEP pour former l’OPEP+ (une OPEP qui est désormais élargie à la Russie et à quelques autres pays exportateurs) ; MBS n’hésite d’ailleurs plus à s’opposer publiquement à son allié traditionnel, MBZ (le dirigeant tout-puissant des Emirats Arabes Unis).
Trump est un agent des régimes totalitaires. Il faut tout entreprendre pour le démasquer et pour faire obstruction à ses manœuvres politiciennes.
Jean Francart
10 août 2023
Vous avez dit « opposant »?
La perspective des prochaines présidentielles pousse certains aspirants au pouvoir à se présenter comme les plus farouches opposants à la majorité relative qui exerce le pouvoir exécutif.
L’emploi de ce mot est une faute.
L’opposition est un concept anti démocratique
Une société démocratique doit certes offrir aux citoyens des alternances au pouvoir.
Des équipes politiques concurrentes peuvent donc échanger des critiques et proposer aux électeurs des solutions différentes.
Mais le parlement n’est pas un ring de boxe ou de catch entre les champions de camps politiques que tout oppose.
Ceux qui pratiquent l’opposition totale à la majorité en place dans une démocratie visent au monopole du pouvoir pour eux mêmes.
Or une société démocratique est pluraliste sur tous les plans hormis les principes constitutionnels de base.
Les partis qui se prétendent démocrates doivent donc chercher à s’entendre sur ce qu’ils ont en commun, et ne se combattre que sur ce qui les différencie.
Les partis peuvent s’opposer sur des lois mais s’ils se définissaient par principe comme des opposants systématiques pleins de haine, il leur faudrait s’opposer aux mesures que la majorité leur aurait emprunté.
C’est ce qui a conduit une partie des Républicains à ne pas voter pour des mesures qu’ils défendent depuis toujours.
Les démocrates ont pour opposants les anti démocrates, et réciproquement.
Si le Parlement n’était composé que d’opposants irréductibles la société serait impossible.
Il faut donc renoncer au mot « opposant » entre démocrates .
Dans un espace politique divisé en plus de deux partis la posture de l’opposition totale oblige les modérés à s’aligner sur leurs extrêmes pour finir par réduire la scène politique à une épure manichéenne et simpliste.
Les citoyens démocrates doivent exiger des politiques qui prétendent les représenter de s’accorder sur le bien commun sans mettre leur drapeau dans leur poche.
Sans quoi nous irions vers une guerre froide civile. »
André Senik
Marine et Vladimir, propos rassuristes
Né en 1943, j’ai passé la première moitié de mon existence avec une triple épée de Damoclès sur la tête : le communisme totalitaire et expansionniste, une troisième guerre mondiale, thermonucléaire, et le « péril jaune », aggravé par la bombe ! On me l’assurait, mi-figue mi-raisin : « Profitons vite de la vie, avant la mort fatale », mort nucléaire, car « les armes, y compris atomiques, c’est fait pour s’en servir. » Et, pendant les quarante années suivantes (depuis Dreux 1982), on a tout fait pour m’insuffler la peur des « fascistes », ressuscités en France et campant sans cesse « aux portes du pouvoir ». Que d’angoisse !
Heureusement, pour moi les « grands » n’étaient nullement suicidaires : « politique au bord du gouffre » certes, mais très contrôlée ; et je considérais la Chine assez vaste pour sa population. Bien sûr, j’étais très impressionné par la « masse énorme qui commence à Vladivostok sur le Pacifique et s’étend jusqu’au cœur de Berlin » (Paul Reynaud, 9/07/1957) ; une fraternité internationaliste grâce au communisme, pensais-je candidement. Toutefois, en visitant l’Europe de l’Est, j’ai eu la révélation : des « colosses aux pieds d’argile », sans base populaire ; de même, adhérant au PCF, j’ai vite fait le constat d’une bureaucratie pusillanime, loin de la réputation révolutionnaire qui m’avait attirée.
Finalement, l’empire soviétique, miné de l’intérieur, s’est effondré de lui-même, sans guerre avec l’Ouest, où, de leur côté, les Partis communistes périclitaient rapidement. Chez nous, François Mitterrand, machiavélique, serra, très fort, le « redoutable » PCF dans ses bras (quelle inconscience, selon beaucoup) … jusqu’à l’étouffement. C’est alors que, pour remplacer Georges Marchais comme ennemi public n°1, surgit, très opportunément, un autre bouledogue, Jean-Marie Le Pen : « le fascisme revient, fascinant et contagieux ; serrez les rangs (derrière nous) pour l’endiguer. Avant qu’il ne soit trop tard ! »
La « montée des extrêmes »
A la présidentielle de 2002, Jean-Marie Le Pen, avec 17% des suffrages exprimés au 1er tour, se qualifia, à la stupeur générale, pour le second. Des trotskistes à la « droite », la classe politico-médiatique embraya sur l’émotion populaire, la « gauche » poussant carrément dans la rue des foules paniquées. Paradoxe : le peuple manifestait contre … le peuple, supposé hypnotisé par le monstre ! Une peur irrationnelle : passer de 17% à plus de … cinquante en quinze jours ? Ses 17,5% obtenus, le matamore abdiqua plus tard, au FN, en faveur de sa fille et les experts politiques d’expliquer doctement qu’au fond le rôle d’aboyeur et d’histrion satisfaisait amplement son ambition. En revanche, Marine, elle, était une femme de pouvoir, redoutable (comme Marchais ?), d’où sa diabolique tactique de … « dédiabolisation ». Alerte maximum donc : « Extrême-droite, un danger pire que jamais » (« une » de Libération du 7 avril 2022).
Le 24 avril 2022, avec seulement 41,5% au 2ème tour de la présidentielle (23,41% au 1er), Marine Le Pen n’obtenait qu’un score piteux, après tant d’années d’activisme. Et les mêmes commentateurs, qui criaient la veille encore au fascisme imminent, d’affirmer qu’en réalité M. Le Pen ne se voit qu’en cheffe de l’opposition parlementaire. Aux deux tours des législatives de juin, le RN (ex-FN) ne recueillit que 19% puis 17,3 (57% d’abstentions), démentis cinglants à la thèse de « la montée du Front national » quasi-irrésistible, colportée de part et d’autre depuis 1982.
Au Parti communiste aussi, dans les années 60-70, les militants étaient convaincus de la progression inexorable du parti, d’élections en élections, jusqu’à sa victoire, qu’imaginaient également ses adversaires, effrayés (beaucoup ont même redouté une insurrection communiste en mai 68 !…). Or l’Histoire est sinueuse ; la société évolue de façon imprévue ; les générations nouvelles se distinguent des anciennes ; les partis, bousculés, se transforment pour survivre ou progresser, etc. : le PC de Fabien Roussel (de Brossat, de Dartigolles …) diffère nettement de celui Maurice Thorez comme le Rassemblement national de Marine Le Pen du Front national de son père, qu’elle a, du reste, exclu. PC et RN sont donc perçus autrement. C’est pourquoi, spectaculairement, les DOM ont voté à plus de 50% (des exprimés) pour Jean-Luc Mélenchon le 10 avril 2022 (premier tour), puis, à près de 60% pour Marine Le Pen le 24 : la vieille tactique du « faire barrage au fascisme », fascisme hypothétique et d’un temps futur, a, cette fois, échoué, le FN-RN, autrefois rejeté comme « violent, raciste, néo-colonialiste, etc. », étant absous ou jugé moindre mal par les domiens en colère contre le pouvoir macronien, très concret.
A l’inverse de ceux des médias qui ont, l’an dernier, qualifié la candidate Meloni en Italie, d’« héritière de Mussolini » (« Giorgia Meloni, la femme qui fait trembler l’Europe », « une » du Courrier international du 22 septembre 2022), on pourrait reprendre pour Marine Le Pen les mots d’un historien du fascisme sur Madame Meloni : elle est « presque tout, sauf fasciste » (Jean-Christophe Buisson, dir.-adjoint du Figaro Magazine, dans Marianne du 27 septembre 2022). D’« extrême droite » (bien proche de l’ « extrême gauche » souvent !) si l’on y tient, mais pas … extrémiste.
« Scénarios fous »
… Par contre, on a créé de l’inquiétude chez les Français en leur parlant du « retour des années trente en Europe » (tandis qu’à Moscou, on dénonçait la résilience des « nazis » en Ukraine, comme on y stigmatisait naguère les « revanchards de Bonn »). La sensibilisation à la tyrannie agressive russe a toujours été stimulée par cette représentation courante d’une armée « rouge » invincible : aujourd’hui comme en 1950, beaucoup croyaient qu’ « en cas de guerre, l’Armée Rouge aurait vite fait d’envahir l’Europe jusqu’à Brest » (S. de Beauvoir : La force des choses, Livre de poche 1963, p. 320) ; « L’Europe a exagéré la force de la Russie » (Olga Stefanishyna, vice-Première ministre ukrainienne, Le Monde du 27 mai 2022).
… L’échec de l’offensive de la Russie et l’enlisement de son armée dans l’est de l’Ukraine devraient nous rassurer. Mais non : « On pourrait en particulier craindre que, la victoire en Ukraine devenant hors de portée, la Russie décide d’élargir le champ de bataille à quelques pays voisins en Europe. Et ce serait la troisième guerre mondiale ; la vraie première guerre thermonucléaire. L’humanité n’y survivrait pas » (Jacques Attali, legrandcontinent.eu/fr/2022/04/26 ). Tout ça pour une Ukraine qui périrait elle aussi ? Sophisme particulièrement utilisé sous Staline : plus l’ennemi s’affaiblit, plus il devient dangereux (plus il est fort, plus il est inoffensif ?)
Envisageant, en préalable, des frappes nucléaires « tactiques », aux effets limités, en territoire ukrainien, Attali précisait : « Un tel scénario, aussi fou soit-il, est parfaitement vraisemblable, juste avant ou juste après le 9 mai prochain, date anniversaire de la victoire de l’Armée rouge sur les armées hitlériennes. » Une prédiction fort hasardeuse, mais qu’importe : « Avec la guerre en Ukraine, la menace nucléaire s’intensifie » (L’Humanité du 14 juin 2022). Ensuite, d’autres devins ont annoncé que, le 24 août, pour le sixième mois de son « opération spéciale », Poutine assénerait un grand coup ; on attend toujours. Puis, périodiquement, l’explosion possible de la plus grande centrale nucléaire d’Europe à Zaporijjia, prise par les Russes, est revenue sur le tapis : « On est passé très près de la catastrophe » (Libération du 22 septembre 2022). Sans compter les rappels de la crise des missiles de Cuba d’octobre 1962 : « au bord du gouffre » (oui, mais jamais plus loin !) Et encore, on a fait le saut, des Caraïbes à la mer de Chine, avec la question de Taïwan, revendiquée par Pékin et, à ce titre, présentée comme le nouveau foyer du feu nucléaire. Quitte à devoir reconnaître plus tard la retenue (par réalisme et calcul) de Xi Ping dans l’affaire, ainsi que son rôle modérateur sur l’Ukraine auprès de Poutine.
Le pire n’est jamais sûr
Poutine est un animal à sang froid, sans affects, impitoyable, assoiffé de pouvoir et sûr de lui. Il faut lui faire résolument barrage et rallier les opinions publiques. Mais il est caricatural de le présenter (avec, souvent, une bonne dose de sensationnel) comme un fou, furieux et tout puissant, à la bombe entre les dents. Et c’est démobilisateur, sachant qu’on devra « expliquer », dans un second temps, qu’avec la bombe, il pèse sagement (?) le pour et le contre, ou plutôt qu’il bluffe purement et simplement : « Il n’est pas exclu que le Kremlin fasse usage d’armes nucléaires tactiques … Poutine ne ferait que dévaster la terre qu’il cherche à s’approprier et mettre en danger son armée et son peuple avec les retombées radioactives … Le fait qu’il n’y ait pas eu recours montre qu’il est conscient de son caractère inepte. » (New York Times du 13 septembre 2022). Comme on lâchera, discrètement, l’info vraie sur les contacts permanents, même si secrets, entre les diplomates et les états-majors des deux côtés, ainsi qu’il est, prudemment, de règle. Alors, cataclysme mondial ou pas ? « … la menace d’une guerre nucléaire s’intensifie » maintiennent certains (L’Express du 31 juillet 2023), c’est tellement plus excitant.
Poutine et sa clique, c’est vrai, évoquent régulièrement le risque d’un conflit planétaire (provoqué par l’Ouest naturellement). Avec une désinvolture, apparente, qui surprend. Comme si, fanatisme ou fatalisme de l’ « âme slave », ils ne redoutaient aucunement la fin du monde, voire s’y étaient préparés, eux aussi, comme les « djihadistes », en recherche de martyre et de gloire.
C’est que les dirigeants russes, qui règnent par la peur chez eux (assassinats et arrestations, répression des manifestations …), voudraient faire naître l’angoisse dans les populations occidentales, perçues d’ailleurs comme amollies et veules. Susciter la crainte d’une guerre nucléaire, qui amènerait les Occidentaux à ménager la Russie et à multiplier les concessions sans besoin même, pour elle, de se battre. La dramatisation développée dans certains rangs occidentaux terrorise à l’instar de la propagande russe et va dans son sens.
Pourtant, les Russes ne lanceront pas leurs missiles nucléaires sur l’Ukraine et l’Europe. Ils en sont dissuadés par la riposte immédiate et foudroyante que leur vaudrait leur attaque. Les Russes ont déjà été surpris par la capacité de résistance des Ukrainiens et le haut niveau d’engagement des Occidentaux ; sur ce dernier point, les Ukrainiens aussi : « … avant ce conflit, j’avais déjà fait mon deuil de l’Occident … Pourtant, il s’est réveillé : la mort de l’Occident n’a pas eu lieu » (Arestovytch Oleksiy, conseiller du président Zelensky, dans desk-russie.eu/2022/05/13 ). En fait, face aux dictatures, l’Occident ne dort que d’un œil. Il est fondé sur le système de liberté le plus avancé jusqu’ici, qui offre des chances à chaque tendance politique et que, dans lequel, toutes ont donc intérêt à s’inscrire. D’autre part, côté positif du tarissement idéologique actuel, l’époque n’est plus, en Occident, aux grands emballements et aux grands affrontements internes. Alors que les divers autres régimes campent sur des volcans, à la merci des conspirations et des guerres civiles, des haines et des fanatismes.
Il se déroule dans ces régimes assez d’évènements tragiques dans le présent, pour échafauder, en totale indécence, par froideur intellectuelle ou pour l’adrénaline, des scénarios d’anticipation apocalyptiques – relativisant les horreurs actuelles, et, qui plus est, invraisemblables. L’avenir ne sera pas radieux ni, nécessairement, un enfer.
Guy Barbier
Réponses à André et Guy
Les deux premières contributions à cette réflexion sur la démocratie libérale et à la meilleure manière de la défendre sont importantes.
André rappelle avec raison que les défenseurs, ou les promoteurs de la démocratie doivent, avec les autres démocrates, chercher les meilleures solutions aux problèmes posés dans le cadre qui leur est commun et d’abord dans le respect de la Constitution.
Le premier problème est qu’on n’a jamais pu éliminer les ambitions personnelles, la volonté d’éliminer ou en tout cas de surpasser un rival en célébrité. Le pouvoir fascine et peut conduire à s’opposer justement, à un concurrent plutôt qu’à collaborer avec lui tout en étant en désaccord.
Le second problème – hommage du vice à la vertu – est que même des adversaires de la démocratie libérale se font passer pour des démocrates. Mieux : pour des démocrates plus vrais, plus authentiques que les autres. En conséquence, ils peuvent s’opposer à d’autres démocrates parce qu’ils sont en fait des adversaires de la démocratie libérale. Les députés de La France Insoumise par exemple s’opposeront à d’autres démocrates par haine de la démocratie libérale qu’ils jugent une fausse démocratie. Nous mêmes, ne devons-nous pas alors nous opposer à ces gens qui méprisent le parlementarisme et déplacent le centre de gravité de la scène où se joue la vie politique démocratique, dans la rue ? Problème compliqué, on le voit : bien qu’au sein des institutions démocratiques, les démocrates libéraux ne doivent-ils pas s’opposer à ceux qui veulent dépasser ou renverser le système actuel? Le problème est encore plus compliqué lorsque des opposants au « système » se présentent en défenseurs de la démocratie libérale afin d’être mieux acceptés. Leur objectif de « dédiabolisation » appelle une conduite apparemment acceptable et, peut-être soucieuse en fait, de gagner les voix nécessaires pour gouverner selon des principes et des valeurs bien éloignées de la démocratie libérale.
Le texte de Guy Barbier est également un rappel à suivre une ligne de conduite raisonnable. Le pire n’est jamais certain en effet. La dramatisation est de rigueur chez les militants . C’est une arme, en tout cas un appel à la mobilisation.
Le problème est que l’on ne sait jamais… On ne sait pas si le « collègue » et adversaire politique n’est pas en fait un opposant et si oui qu’elle attitude avoir envers lui.
On ne sait pas davantage si l’improbable ne peut pas advenir. On a ici et là pensé en 1933 que les nazis ne parviendraient pas au pouvoir et presque 90 ans plus tard, j’en connais qui ne pensaient pas que Poutine attaquerait l’Ukraine. Mais dans les deux cas le pire est arrivé. Sans doute, il faut ne pas jouer les Cassandre. Sans doute, il ne faut pas agiter d’épouvantails. Mais parfois, Cassandre a raison…Et le rappel aux bons principes et à la sagesse individuelle est moins utile qu’on pourrait l’espérer.
Pierre Rigoulot
Trump : épouvantail ou adversaire ?
Le texte de Jean Francart est de ceux que vise directement Guy Barbier : le style Cassandre y triomphe. Le pire est le plus probable et diverses forces s’organisent pour qu’il advienne. On comprend qu’il s’agit de nous sortir de notre insouciance estivale. Mais les arguments avancés sont bien discutables.
Premièrement, il n’est pas besoin d’ imaginer un « dispositif ». Les Etats totalitaires sont là. Ils s’opposent aux démocraties et craignent pour leur survie autant qu’ils veulent nuire aux démocraties. La guerre d’Ukraine est aussi une guerre d’émancipation de la sphère totalitaire. C’est pourquoi nous soutenons les Ukrainiens. Le monde occidental, le monde des démocraties libérales, est menacé mais il menace aussi le monde totalitaire en particulier par son attractivité. Poutine est par là lui-même menacé et l’avenir du totalitarisme russe incertain.
Deuxièmement, les appuis africains saoudiens ou iraniens à Poutine ne permettent pas de parler de « bloc ». La haine commune des démocraties occidentales n’empêche pas les fanatiques chiites au pouvoir d’être contestés chez eux et de contester la « russian and chinese way of life ». L’avenir de leurs relations avec les anciennes puissances communistes est loin d’être assuré à long terme.
Troisièmement, et c’est là le fil directeur du texte de Jean Francart, l’affirmation du caractère totalitaire des projets de Donald Trump laisse l’observateur quelque peu perplexe. L’Amérique de Trump pourrait-elle être celle d’un parti unique, de la soumission obligatoire à une idéologie et celle d’une économie étatisée ou encadrée par l’Etat? Trump s’en prendrait-il aux démocraties de l’Europe occidentale ? L’avenir totalitaire des Etats-Unis est un fantasme angoissant, sans doute, mais un fantasme dont la réalisation est peu concevable.
Reste cependant – et Jean Francart nous y invite vivement avec raison – à comprendre les liens de Trump avec la Russie et ce qu’ils peuvent avoir comme conséquences politiques. Le rejet au sein d’une partie des extrêmes- droites occidentales d’une Union européenne visant à dépasser peu à peu la souveraineté nationale, se traduit par un refus de soutenir l’Ukraine. Les mêmes motivations ne pourraient-elles pas animer leur favori américain Donald Trump? Une raison de plus de suivre de près la campagne d’un éventuel candidat qui prétend régler la question ukrainienne en 24 heures.
Pierre Rigoulot
Ne pas minimiser
La réponse de Pierre Rigoulot se caractérise par le fait de minimiser les évolutions intervenues et de minimiser aussi les menaces qui pèsent sur nos pays démocratiques. Il est pourtant devenu banal de voir la presse de nos pays démocratiques constater (pour le regretter) que la démocratie est depuis plusieurs années en recul sur la planète.
Procédons ici à une énumération très incomplète : certains pays restent démocratiques mais renoncent à l’état de droit (Pologne, Hongrie, Turquie, Israël) ; d’autres pays qui étaient démocratiques basculent dans la dictature (Tunisie, Ethiopie, Mali, Centrafrique, Niger…) ; deux pays, la Birmanie et la Syrie, ont durci leur dictature tout en se subordonnant à la Chine et à la Russie ; Pékin a contraint par la force la population de Hong Kong (pourtant massivement prodémocratie) à se soumettre à son régime totalitaire ; l’Afghanistan est retombé sous l’emprise d’un régime totalitaire théocratique, celui des Talibans ; deux grandes dictatures s’avèrent désormais s’être transformées en régimes totalitaires, la Russie du KGB et l’Iran des Ayatollahs ; la Chine, le plus ancien, le plus achevé et le plus puissant des régimes totalitaires, rivalise à parité avec les Etats-Unis en termes de puissance géopolitique ; on a vu les Etats-Unis subir (le 6 janvier 2021 et pour la première fois de leur histoire) une sérieuse tentative de coup d’état sans que s’enclenche un puissant mouvement de protestation. L’auteur ? un certain Donald Trump, celui qui célèbre régulièrement Poutine, qui accepte de rencontrer Kim Jing Un et qui, ni avant ni après le 6 janvier, n’a jamais exprimé une seule fois publiquement un quelconque attachement à la démocratie…
Pierre me reproche de privilégier « le scénario du pire ». Je lui réponds que son attitude l’amène à fermer les yeux sur la lourde tendance internationale qui prévaut depuis plus de vingt ans, celle du recul de la démocratie et de la montée des régimes antidémocratiques sous la houlette d’un bloc de quatre pays totalitaires (la Chine, la Russie, l’Iran, la Corée du nord).
En la matière, je pèse mes mots et je cherche à distinguer soigneusement les dictatures ordinaires des vrais régimes totalitaires, Je n’ai en particulier jamais affirmé que l’Arabie Saoudite était un régime totalitaire, encore moins qu’elle aurait intégré le bloc des régimes totalitaires. Ce que je pointe, c’est l’activisme agressif que déploie ce bloc pour soustraire de nombreux pays à l’influence des pays démocratiques, pour faire reculer la démocratie partout dans le monde et pour faire triompher in fine le modèle totalitaire à l’échelle mondiale.
En quoi serais-je donc excessif ? entre 1980 et 2000, nos pays démocratiques eux-mêmes ont aussi déployé beaucoup d’énergie pour étendre notre modèle démocratique à l’échelle mondiale. Depuis 2000, deux grandes organisations totalitaires se sont regimbées sans le faire savoir : le PCC en Chine et le KGB en Russie ; depuis 2005 (Instauration de BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine)), elles se sont même alliées pour, à leur tour, défendre et propager leur propre modèle, le sinistre modèle totalitaire. Une alliance qu’ils ont rendue officielle et publique tardivement avec leur long communiqué commun le 5 février 2022, juste avant l’invasion de l’Ukraine.
Mon analyse n’a donc rien de paranoïaque. Elle vise la lucidité et elle renonce à l’autocensure.
Aujourd’hui nos pays démocratiques sont hélas sur la défensive ; c’est bien pourquoi, plus que jamais, ils doivent s’unir et se soutenir mutuellement pour faire face au bloc des quatre régimes totalitaires. Il s’agit aussi de contrer leur stratégie conjointe qui est beaucoup plus construite qu’il n’est généralement admis ; en la matière, il ne faudra jamais oublier la capacité qu’a montrée le KGB à jouer « son pion Trump » pour nuire à la démocratie aux Etats Unis eux-mêmes ou la perversité qu’a manifestée le PCC au cours de la pandémie Covid.
Jean Francart
19 août 2023
Ni parano ni minimisation
Je ne minimise pas les dangers de la situation actuelle. Je ne veux simplement pas qu’on laisse entendre qu’on va de toute nécessité à la catastrophe. Je n’ai pas pour autant parlé de paranoïa. J’ai dit seulement refuser un discours du même type que celui de Cassandre, laquelle annonçait des catastrophes qui survenaient inéluctablement.
Je n’irai pas plus loin dans cette polémique. L’avenir nous dira-t-il qui a raison ? Même pas : tant de facteurs nouveaux et inattendus peuvent jouer ! Il y a mieux à faire, pour défendre la démocratie libérale, tant en France qu’ailleurs, que théoriser ce qui est sans doute surtout la manifestation de différences psychologiques ayant toutes deux des avantages…et des inconvénients !
Pierre Rigoulot
24 août 2023
