Prigojine, ou la liquéfaction du pouvoir de Poutine ?

Le 23 juin 2023 entrera peut-être dans l’histoire russe comme le début de l’effondrement du pouvoir de Poutine.

Il n’est pas question ici de parier sur le sort du coup armé de Prigojine et de sa milice Wagner qui ont investi le 24 juin Rostov-sur-le Don et Voronej en réclamant la tête du ministre des armées Choïgou.

Cet évènement jette une lumière crue sur le fonctionnement de l’Etat russe, livré depuis plus de vingt ans à des mafieux et des prédateurs. L’équilibre très précaire entre les vassaux de Poutine, fort bien résumé par Galia Ackerman (Franc-tireur n° 82, 7 juin 2023), disparaît aujourd’hui sous les yeux du maître du Kremlin.

Ecoutons Françoise Thom, qui a livré fin mars 2023 [1], devant les Amis d’Histoire & Liberté, une analyse des principaux « symptômes qui montrent que le système est au bout du rouleau », parmi lesquels le « phénomène Prigojine ».

* La scission des élites russes

F. Thom : « Les évolutions sont inquiétantes pour Poutine parce qu’on assiste à une fragmentation du pouvoir du Kremlin depuis cette guerre. Le processus avait déjà commencé, on l’a vu par exemple au moment du covid où tout d’un coup le pouvoir central a disparu en Russie et Poutine a finalement confié aux gouverneurs la tâche de gérer la crise. Il y a eu là une liquéfaction du pouvoir central qui était déjà assez intéressante et remarquée.

Mais maintenant, le processus de liquéfaction est beaucoup plus avancé et on le voit dans le phénomène Prigojine. Prigojine qui était à l’origine un chien de garde de Poutine (une espèce de rottweiler qu’il s’était donné pour discipliner la haute hiérarchie militaire, pour la tenir en laisse), a visiblement outrepassé le rôle qui lui avait été attribué par Poutine et il est maintenant en train de violer la règle d’or du système poutinien qui consistait à régler toutes les querelles de l’élite à l’intérieur du système, sans qu’il n’en sorte rien, sans que la chose ne transpire et surtout sans faire appel aux masses.

Prigojine […] montre d’abord la scission de l’élite, ce que Poutine voulait éviter depuis son arrivée au pouvoir en 2000 – la première règle qu’il a appliquée, c’est celle du monolithisme parce qu’il attribuait la désagrégation de l’Union soviétique sous Gorbatchev à la scission de l’élite. Pour Poutine, le monolithisme de l’élite était vraiment la vache sacrée de son système. Maintenant nous avons une situation qui rappelle l’époque eltsinienne, où finalement les querelles au sein de l’élite sont portées à l’extérieur, se répercutent dans les médias. Et surtout vous avez des personnages qui font appel à la population. Prigojine a une rhétorique démagogique, néobolchevique : il dit qu’« il faut faire cracher les riches », qu’il faut « fusiller davantage », prendre l’exemple de Staline. Mais il n’est pas le seul : par exemple, Medvedev, le toutou de Poutine (plutôt un caniche qu’un rottweiler, mais il commence à se donner des crocs de rottweiler), lui aussi rappelle que Staline finalement fusillait les directeurs d’entreprises du secteur militaro-industriel et qu’il faudrait se souvenir de cette saine pratique.

Vous avez tous les symptômes d’une guerre intestine au sein des élites russes […]. C’est ce que craignait Poutine par-dessus tout. »

* La sclérose du système Poutine

F. Thom : « Le système poutinien à ses débuts, avant que Poutine ne s’enferme dans son espèce d’autisme, était d’une grande souplesse. La démocratie Potemkine a marché longtemps ; bien sûr Poutine a écrasé tout de suite les libertés en Russie, les libertés de [l’ère] Eltsine, mais ça n’est pas apparu tout de suite, il a créé des faux partis, tout cela était crédible de l’extérieur. […] Le système s’est sclérosé, mais il est parfaitement concevable qu’il soit de nouveau fonctionnel si on met quelqu’un de plus jeune et de moins stupide. […] Le poutinisme intelligent, c’était […] l’époque où Poutine avait de très bons cerveaux, [Gleb] Pavlovski qui vient de mourir, l’architecte du système poutinien avec toute cette fausse démocratie, et puis [Vladislav] Sourkov qui était aussi intelligent et très nuisible. Poutine s’est brouillé avec les éléments intelligents […] en 2011 parce qu’une partie des artisans de son système voulait que Medvedev reste au pouvoir, […] donc Poutine les a marginalisés et puis il s’est appuyé sur de francs abrutis et le système s’est abêti prodigieusement au fur et à mesure.

[… Les] éléments fondamentaux sur lesquels repose le système poutinien, c’est le pillage de la Russie par un petit groupe proche du pouvoir, […] le placement des capitaux à l’Ouest, le contrôle des immenses flux financiers par une poignée de gens […] qui en viennent à nourrir des ambitions extravagantes, forcément, par leur position : étant riches à millions et voyant toute la servilité des Occidentaux devant eux, ils en viennent fatalement à avoir ce que le camarade Staline appelait le vertige du succès.

*

Ajoutons un dernier mot : dans son « discours à la nation » le 24 juin au matin, Vladimir Poutine évoque « un coup de poignard dans le dos de notre pays et de notre peuple. C’est exactement le coup qui a été porté à la Russie en 1917, lorsque le pays a combattu pendant la Première Guerre mondiale. Mais la victoire lui a été volée. Les intrigues, les querelles, la politique politicienne dans le dos de l’armée et du peuple ont provoqué le plus grand choc, la destruction de l’armée et la désintégration de l’État, la perte de vastes territoires. Le résultat fut la tragédie de la guerre civile. » Poutine vient de décrire la situation dans laquelle il se trouve : celle du Tsar en 1917 à la veille des soubresauts qui le chasseront du pouvoir.

Nous reviendrons dans un prochain article sur les propositions de Françoise Thom pour l’après-Poutine ; nul ne sait quand sa chute interviendra mais les chancelleries doivent s’y préparer.

(24 juin 2023)

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[1] « Après Poutine, les erreurs à éviter », conférence-débat, 27 mars 2023.

Image: Wikimedia Commons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Putin_%282022-03-10%29_02.jpg

26 Juin 2023

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